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Jeanne Brugère-Picoux* et Jean-Luc Angot**


* Professeur honoraire de l'Ecole nationale vétérinaire d’Alfort, membre de l’Académie nationale de médecine, présidente honoraire de l’Académie vétérinaire de France
** Docteur vétérinaire, inspecteur général de santé publique vétérinaire au Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux (CGAAER), président de l’Académie vétérinaire de France

 
Article publié avec l'aimable autorisation de l'Académie vétérinaire de France.
 
 
maladies émergentes


Résumé - La majorité des maladies émergentes ou résurgentes qui ont été observées ces dernières décennies sont des zoonoses et celles-ci ont été parfois la cause de graves crises sanitaires, la pandémie due à la Covid-19 représentant une crise majeure qui ne connaît pas de précédent. Les facteurs favorisant l’émergence ou la résurgence d’une maladie sont très divers et parfois associés : agents pathogènes importés par des vecteurs (animaux de compagnie, oiseaux migrateurs, commerce international, etc.), modification de l’environnement (déforestation, travaux de terrassement, augmentation des zones éclairées, etc.), engouement pour de nombreuses espèces exotiques modifiant leurs écosystèmes en vue de leur commerce, voire de leur consommation, augmentation de la densité de la faune sauvage urbaine ou rurale, modification de nos relations avec l’animal (visites pédagogiques de fermes, nouveaux animaux de compagnie). L’important est de maintenir un écosystème favorable à tous, animaux sauvages ou domestiques et l’Homme. Il n’y a qu’une seule santé dans un seul monde où interviennent la médecine humaine, la médecine vétérinaire et l’environnement.


Il y aura toujours des maladies émergentes

Dans l’ouvrage Destin des maladies infectieuses, Charles Nicolle écrivait en 1933 : «Il y aura donc des maladies nouvelles. C’est un fait fatal. Un autre fait, aussi fatal, est que nous ne saurons jamais les dépister dès leur origine... Il faut aussi bien se résigner à l’ignorance des premiers cas évidents. Ils seront méconnus, confondus avec des maladies déjà existantes... Pour qu’on la reconnaisse plus vite, il faudrait que l’infection nouvelle soit d’importation exotique et douée d’un pouvoir marqué de contagiosité, telle autrefois la syphilis à son débarquement en Europe.» L’arrivée de la Covid-19 en Europe puis dans les Amériques démontre que la vision des maladies émergentes par cet illustre médecin microbiologiste, prix Nobel en 1928, est toujours d’actualité près de quatre-vingts années plus tard. La majorité des maladies émergentes ou résurgentes qui ont été observées en France ou dans le monde ces dernières décennies sont des zoonoses et celles-ci ont été parfois la cause de graves crises sanitaires (encéphalopathie spongiforme bovine, pandémie grippale due au virus H1N1, etc.), la pandémie due à la Covid-19 représentant une crise majeure qui ne connaît pas de précédent. Le commerce international croissant des animaux domestiques et sauvages (ou de denrées alimentaires d’origine animale), l’introduction accidentelle ou volontaire d’espèces animales dans des zones géographiques nouvelles, l’engouement pour de nombreuses espèces exotiques modifiant leurs écosystèmes en vue de leur commerce, voire de leur consommation, sont à l’origine de l’émergence ou de la résurgence de ces zoonoses.

Du fait de leur formation les confrontant aux maladies de plusieurs espèces animales, les vétérinaires ont des notions de pathologie comparée, de biosécurité et d’épidémiologie qui les aident souvent dans le diagnostic d’une nouvelle maladie émergente touchant une espèce. En raison de l’existence d’un réseau sanitaire vétérinaire permettant une surveillance des maladies émergentes, ils sont aussi rapidement disponibles pour limiter la propagation de celles-ci, aidés pour cela par un réseau de laboratoires vétérinaires départementaux très performants et par une industrie du médicament vétérinaire efficace. Leur action concerne aussi le contrôle sanitaire de notre alimentation. Ils ont toujours été des acteurs de terrain efficaces pour limiter la propagation des maladies comme ce fut le cas lors des grandes campagnes de prophylaxie contre des maladies redoutables pour l’élevage et la santé publique (tuberculose, brucellose, fièvre aphteuse...). Les vétérinaires sont en effet des acteurs à part entière de la santé publique du fait que près de 75% des maladies émergentes humaines sont des zoonoses. Entre 1940 et 2008, Jones et al. [1] ont identifié 335 maladies émergentes dans le monde, dont 60% étaient des zoonoses (parmi lesquelles 72% étaient dues à la faune sauvage), 54 % étaient dues à des bactéries ou des rickettsies, 23% étaient des maladies vectorielles. Nous limiterons ce document à certains exemples de maladies émergentes qui peuvent être dues à plusieurs facteurs associés ou non : importation et/ou dissémination d’agents pathogènes par de nouveaux vecteurs, émergence ou résurgence d’agents pathogènes, le plus souvent découverts lors d’une modification de l’environnement de leur réservoir tellurique ou d’un écosystème animal (déforestation, travaux de terrassement, notamment dans des zones tropicales où il existe une grande biodiversité animale, augmentation des zones éclairées liée à l’urbanisation et au développement des transports entraînant des changements d’habitats, consommation de certaines espèces animales sauvages), extension et augmentation de la densité de la faune sauvage urbaine (faune liminaire) ou rurale réservoir d’agents zoonotiques, modification de nos relations avec l’animal (visites pédagogiques de fermes, nouveaux animaux de compagnie).

Importation d'agents pathogènes

Les possibilités d’importation d’un nouvel agent pathogène sont variées. Ces importations peuvent être le fait d’un commerce ou de l’importation illégale d’animaux porteurs, du transport d’agents pathogènes par des oiseaux migrateurs (ou du transport par ces oiseaux de vecteurs comme la tique) ou par des vecteurs inanimés [2].

Importation d’animaux de compagnie porteurs

Certaines maladies émergentes peuvent survenir avec l’importation d’animaux dont le statut sanitaire est inconnu (porteurs ou réservoirs asymptomatiques, malades en cours d’incubation, non déparasités). Les exemples sont nombreux chez les animaux sauvages et/ou les animaux de compagnie importés : chiens enragés importés illégalement du Maroc, rats de Gambie importés aux Etats-Unis et porteurs du virus de la variole du singe, rats de compagnie infectés par le virus du cowpox, reptiles porteurs de salmonelles, etc.

Transport d’agents pathogènes par des oiseaux migrateurs

On connaît le risque lié à la contamination des volailles par le virus influenza aviaire hautement pathogène qui représente un véritable problème économique dans les pays touchés, d’où le nom de peste aviaire donné à cette maladie hautement contagieuse qui concerne principalement le domaine de la santé publique vétérinaire. En effet, on peut se tromper en annonçant à tort un risque de pandémie humaine comme ce fut le cas de la peste aviaire (dénommée «grippe aviaire») due à un virus influenza H5N1 hautement pathogène qui est apparu en Chine en 1996 et qui a envahi progressivement l’Asie puis le continent européen. Il faut dire qu’après l’épidémie de grippe espagnole due à un virus H1N1 en 1917 (40 à 100 millions de morts dans le monde), la grippe asiatique en 1957 due à un virus H2N2 (1 à 4 millions de morts), puis la grippe de Hong Kong due à un virus H3N2 (1 à 2 millions de morts), l’Organisation mondiale de la santé (OMS), attendant une nouvelle pandémie, pensa, comme d’autres épidémiologistes réputés, que le virus aviaire H5N1 pouvait être un bon candidat. C’était méconnaître la médecine vétérinaire, où la peste aviaire n’était pas classée dans les zoonoses avant l’épisode de Hong Kong de 1996 avec le virus H5N1. Ce virus a pu contaminer l’Homme lors de contacts très étroits avec des volailles vivantes en Asie mais il ne s’est jamais adapté à l’espèce humaine. De 2003 au 20 janvier 2020, il n’y a eu que 861 malades, dont 455 décès, sans transmission interhumaine, ce qui ne correspond pas à la définition d’une épidémie ! (fig. 1). Plus tard, en 2009, il y a eu une épidémie de grippe humaine A due à un virus H1N1 (dénommée à tort «grippe porcine») qui fit 500 000 morts dans le monde.
 

Fig. 1 : Nombre de cas humains infectés par le virus épizootique influenza A HP H5N1 : 861 malades, dont 455 morts de 2003 au 20 janvier 2020 (OMS consulté le 16 février 2020)

Transport de tiques par les oiseaux migrateurs

Les oiseaux migrateurs peuvent aussi favoriser le transport de vecteurs de maladies tels que les tiques. Ce type de transport est particulièrement suspecté dans la diffusion en Europe d’une tique redoutable, Hyalomma marginatum, vectrice potentielle de la fièvre hémorragique de Crimée-Congo (des cas mortels ont été signalés en Espagne et en Turquie) et de la fièvre boutonneuse due à Rickettsia aeschlimannii (observée en Allemagne) [3]. L’exemple de la «tique tueuse asiatique», Haemaphysalis longicornis, responsable d’une fièvre hémorragique pouvant s’accompagner d’un taux de mortalité de 50% chez les personnes âgées de plus de 60 ans et désormais présente sur le continent américain, démontre que ce danger est bien réel [4].

Transport de tiques par des vecteurs inanimés

Le cas particulier des transports d’agents pathogènes liés au commerce est bien connu avec la diffusion des moustiques tigres, notamment d’un continent à l’autre par des pneus, véritables réservoirs d’eau stagnante favorisant leur multiplication. Le trafic aérien a souvent été en cause pour expliquer certaines maladies exotiques importées en particulier dans l’environnement des aéroports (paludisme, fièvre jaune). Deux maladies émergentes récentes non zoonotiques, la fièvre catarrhale ovine ou FCO et la maladie de Schmallenberg, ayant touché des ruminants dans des zones qui n’étaient pas considérées à risque en Europe septentrionale il y a moins de deux décennies devraient faire prendre conscience des nouveaux risques de maladies émergentes. C’est à partir de la région de Maastricht, carrefour mondial du commerce des fleurs, que ces deux maladies caractérisées par des avortements et des malformations fœtales, ont diffusé de manière identique, la première en 2006, la seconde en 2011, touchant la Belgique, l’Allemagne, le Luxembourg, les Pays-Bas et la France. L’origine exotique des agents pathogènes isolés laisse fortement suspecter l’introduction d’un insecte infecté avec les fleurs puis la possibilité d’un relais avec un vecteur autochtone du genre Culicoïdes. Cependant, ces deux exemples remarquables à cinq années d’intervalle n’ont pas conduit à traiter préventivement les fleurs exotiques avec un insecticide ; ce type d’accident pourrait donc survenir à nouveau pour menacer d’autres espèces, dont l’espèce humaine ! Rappelons que la FCO fut la plus grande épizootie de ces trois dernières décennies et que l’on observe actuellement une recrudescence des arboviroses zoonotiques circulant en Europe (West Nile, virus Usutu, encéphalite à tiques...). On peut d’ailleurs noter l’émergence récente en France du virus Usutu [5] ou de l’encéphalite à tiques, transmise par une morsure de tique ou par l’ingestion d’un produit laitier contaminé. Les symptômes de cette encéphalite débutent par un syndrome grippal estival nécessitant actuellement un diagnostic différentiel avec la Covid-19 [6].

Importation d’origine inconnue du virus du Nil Occidental aux Etats-Unis en 1999 : rôle des animaux sentinelles lors d’une zoonose émergente

La fièvre du virus du Nil occidental ou VNO (West Nile), due à un Flavivirus, était connue depuis longtemps sur de nombreux continents. Les oiseaux sauvages en sont les réservoirs essentiels. Cette maladie a connu une émergence historique en 1999 dans un zoo du Bronx : la survenue d’une mortalité anormale chez des corneilles dans ce zoo fut d’abord considérée par le Centre de référence des maladies émergentes (Center for Disease Control ou CDC) d’Atlanta comme un «problème uniquement vétérinaire», le VNO n’étant pas connu dans cette zone géographique. Ce n’est que plus tard qu’une relation entre ce virus et des cas d’encéphalites chez l’Homme fut découverte. Depuis, la maladie a envahi les Etats-Unis, représentant maintenant la principale cause des encéphalites arbovirales humaines. Chez l’Homme, de 1999 à 2019, on a dénombré 2381 décès et plus de 25 000 formes neuro-invasives ont été observées [7]. Les circonstances de l’apparition du VNO aux Etats-Unis démontrent l’importance qu’il faut accorder aux «animaux sentinelles» qui, par un taux de mortalité anormale, peuvent annoncer une maladie émergente menaçant l’Homme. Rappelons aussi qu’une autre arbovirose zoonotique, la fièvre de la vallée du Rift, pourrait menacer l’Europe en raison de la présence probable du virus dans le Maghreb et en Turquie comme le montre l’observation de sérologies positives [8, 9]. Ce virus est actuellement particulièrement actif en Mauritanie.

Emergence ou résurgence d'agents pathogènes par modification d'un écosystème

Des agents pathogènes ont pu émerger lorsque leur environnement a été modifié. L’origine peut être tellurique mais, le plus souvent, il s’agit d’un changement dans l’écosystème de leur réservoir animal.

Maladies telluriques (résurgentes)

La fièvre charbonneuse est une maladie ancienne qui peut émerger à nouveau lorsque les spores de Bacillus anthracis, enfouies dans le sol pendant de nombreuses décennies (à l’époque où l’on enfouissait les cadavres des animaux), sont ramenées à la surface (du fait de travaux de terrassement, d’une montée de la nappe phréatique...) puis sont ingérées par des ruminants. Cela explique les cas sporadiques observés dans de nombreux pays, dont la France.

Maladies liées à une modification d’un écosystème animal

Bien souvent, on peut remarquer qu’une maladie émergente apparaît dans une contrée où l’on a favorisé la possibilité d’un contact plus étroit avec diverses espèces animales. Ces zones à haut risque, appelées «points chauds», où l’on peut observer l’émergence d’une nouvelle maladie humaine correspondent à la modification de l’écosystème d’une espèce sauvage ayant pu contaminer alors l’Homme. Les exemples sont nombreux ces dernières années, notamment avec les chauves-souris, tant en Asie avec le syndrome respiratoire aigu sévère (Sars), la Coronavirus disease 2019 ou Covid-19 et le virus Nipah qu’au Moyen-Orient avec le syndrome respiratoire du Moyen-Orient (Mers) ou en Afrique avec les fièvres hémorragiques comme l’Ebola ou la maladie de Marburg [10]. Ce n’est pas la biodiversité qui est en cause dans l’apparition de ces zoonoses mais plutôt la perturbation de l’écosystème de ces chauves-souris qui a favorisé l’émergence et la transmission d’un nouvel agent pathogène à l’Homme.

Coronavirus

Les coronavirus et plus spécifiquement des betacoronavirus, font partie des derniers virus responsables de zoonoses émergentes, comme le Sras et le Mers puis la Covid-19. Si l’origine zoonotique de ces maladies est connue avec pour réservoir les chauves-souris, les modalités de contamination le sont moins, notamment le rôle éventuel des hôtes intermédiaires suspectés. Le Sras (Sars en anglais) fut responsable d’une épidémie sévère de février à mai 2003 avec un taux de mortalité de 10%, tuant 774 personnes sur 8096 malades, surtout en Chine mais le Canada fut aussi très touché (avec 43 décès sur 251 malades). Il a fallu mettre en place d’importantes mesures de biosécurité pour stopper l’épidémie. Quand le Sras est arrivé à la mi-novembre 2002 dans la province du Guangdong, les cas n’ont pas été officiellement notifiés par crainte d’éventuelles retombées sociales ou économiques, permettant ainsi une large diffusion du virus. L’OMS n’a été prévenue que le 11 février 2003... Le Mers est apparu plus tard, en septembre 2012, et concerne principalement le Moyen-Orient, l’animal réservoir étant le dromadaire. A la fin de novembre 2019, 2494 cas ont été confirmés dont 858 décès (soit un taux de mortalité de 34,4%). L’Arabie Saoudite a été le pays le plus touché avec 2102 cas dont 780 décès, soit un taux de mortalité de 37,1%. Alors que les premiers cas de Sras ont été observés en 2002 dans la province du Guangdong, il s’est avéré que la source géographique du virus était dans la province de Yunnan, ou dans le sud-ouest de la Chine, le principal réservoir animal étant vraisemblablement des chauves-souris fer à cheval (Rhinolophus sinicus). Une surveillance a été effectuée pendant plus de cinq ans sur ces chauves-souris présentes dans une grotte de la province de Yunnan. Celle-ci a permis de démontrer l’importante quantité de coronavirus pouvant être hébergés par ces chiroptères, dont certains étaient proches du virus du Sras (Sars-CoV), d’où leur dénomination de Sars-related coronavirus (Sarsr-CoV). Ainsi, dès 2017, des scientifiques chinois du laboratoire de Wuhan soulignèrent l’importance de ces nouvelles informations sur l’origine et l’évolution du Sars- CoV et la nécessité de se préparer à l’émergence future de maladies comme le Sras. En 2019, cette même équipe chinoise indiquait qu’«il est très probable que les futures épidémies de coronaviroses comme le Sras ou le Mers proviendront de chauves-souris, et qu’il y a une probabilité accrue que cela se produise en Chine. Par conséquent, l’enquête sur les coronavirus de chauve-souris devient un problème urgent pour la détection des signes d’alerte précoce pour minimiser alors l’impact de ces futures épidémies en Chine.»... Il était surtout évident pour ces scientifiques que la Chine représentait la zone à haut risque (le point chaud) d’où partirait l’épidémie. La prédiction de ces scientifiques chinois s’est réalisée avec l’apparition en décembre 2019 d’une pneumonie d’origine inconnue touchant 59 personnes dans la ville chinoise de Wuhan. Les personnes atteintes avaient surtout fréquenté le marché de fruits de mer de la ville où d’autres animaux domestiques et sauvages étaient vendus, souvent vivants. Le 2 janvier 2020, ce marché fut immédiatement fermé sans que l’on ait recherché l’origine de la contamination parmi les espèces animales vendues. On sait maintenant que cette maladie émergente (Covid-19) est due à un coronavirus (Sars-CoV-2) où une autre chauve-souris fer à cheval (Rhinolophus affinis) est de nouveau incriminée en tant que réservoir. L’étude du génome du Sars-CoV-2 confirme qu’il s’agit d’un virus proche à 96,2% d’un coronavirus présent chez la chauve-souris (Sarsr-CoV;RaTG13), ce virus étant plus éloigné du virus du Sras (79%) ou de celui du Mers (50%). Cependant, on ne connaît toujours pas l’origine exacte de la contamination humaine par le Sars-CoV-2 alors qu’un lien épidémiologique avec un marché d’animaux vivants sauvages ou domestiques a été établi pour expliquer l’origine du Sras en Chine (certains animaux ont pu jouer le rôle d’hôte intermédiaire, notamment la civette palmiste masquée, Paguma larvata, d’origine sauvage ou provenant de fermes d’élevage vendues vivantes sur les marchés). Dans le cas du Sars-CoV-2, le pangolin (Manis pentadactyla et Manis javanica) est suspecté. Face à l’importante diffusion mondiale du Sars-CoV-2, le risque d’apparition d’un réservoir animal est souvent évoqué, notamment du fait d’une contamination animal-Homme qui a été observée dans des élevages de visons aux Pays-Bas mais aussi du fait de la contamination d’animaux de compagnie par leur propriétaire (Communiqué de l’Académie nationale de médecine et de l’Académie vétérinaire de France du 23 juillet 2020) [11].

Déforestation et virus Nipah

L’apparition d’encéphalites humaines dues au virus Nipah (Henipavirus, de la famille des Paramyxoviridae) en Malaisie et à Singapour représente un excellent exemple de maladie émergente pouvant s’implanter et diffuser du fait d’une déforestation. Celle-ci a provoqué, à partir de 1998, le déplacement de chauves-souris frugivores du genre Pteropus vers des fermes et des abattoirs favorisant un contact avec des porcs domestiques et l’Homme, provoquant une encéphalite souvent mortelle (taux de mortalité supérieur à 50%) [12]. Ce n’est que plus tard que l’on a découvert aussi la possibilité d’une origine alimentaire de cette affection redoutable, en particulier au Bangladesh entre fin 2004 et début 2005. La contamination se faisait par un jus de palme contaminé lui-même par l’urine de ces chauves-souris frugivores (fig 2 et 3, [13]).
 

Fig. 2 et 3 : Chauves-souris frugivores s’alimentant à partir d’une entaille pratiquée sur un palmier pour en extraire le jus. Noter dans la fig. 3 les flèches indiquant le jet d’urine infectant le jus de palme récolté, avec l’aimable autorisation de Luby et al. [13]

Extension des «gîtes à tiques»

Au contraire, la réduction du nombre d’exploitants agricoles et le remplacement de certains champs par de la forêt ou des taillis, associés à une extension des zones périurbaines, ont été un facteur favorisant l’extension de certains vecteurs comme les tiques à l’origine de la maladie de Lyme, de l’ehrlichiose ou de l’encéphalite à tiques dans de nombreux pays. D’autres facteurs, notamment climatiques avec un hiver trop doux, mais aussi l’augmentation du nombre de cervidés ou de suidés, réservoirs sauvages facilitant la dissémination de ces vecteurs ont pu favoriser la multiplication des tiques voire leur progression dans certaines régions jusque-là indemnes. L’inquiétude liée à l’augmentation du risque de maladies vectorielles dues aux tiques n’est pas nouvelle. Par exemple, dès 2010, une plaquette de 26 pages informant sur les maladies transmises par les tiques (borréliose de Lyme, encéphalites à tiques, rickettsioses de type TIBOLA ou LAR, anaplasmose humaine, tularémie, fièvre Q), réunissant notamment médecins et vétérinaires, a été réalisée par le réseau Franche-Comté sous l’égide de l’Institut national de veille sanitaire et du ministère de la Santé.

Consommation d’animaux sauvages

L’exemple des marchés chinois mettant en contact des animaux sauvages vivants et l’Homme peut expliquer l’apparition du Sras et de la Covid-19, même si les hôtes intermédiaires ayant pu être un relais dans ces contaminations ne sont pas encore connus avec précision. Ce risque d’origine alimentaire est aussi connu en Afrique avec la consommation de la viande de brousse, notamment de singes, qui a pu favoriser une contamination par le virus du sida.

Augmentation de la faune sauvage urbaine ou rurale

Faune sauvage urbaine (rats, pigeons)

Bien que surnommés «rats volants», les pigeons représentent un risque moins important pour la santé publique [14] que les rats (réservoirs de leptospires, de salmonelles, etc.), dont on a pu observer une prolifération importante en région parisienne [15]. Parfois le risque peut être très important comme c’est le cas à Madagascar où les rats sont les réservoirs d’un bacille de la peste résistant aux antibiotiques [16]. Enfin, on peut aussi remarquer que les tiques responsables de maladies vectorielles en augmentation actuellement (cf. faune sauvage en milieu rural) peuvent être présentes dans les jardins privés ou publics en zone urbaine.

Faune sauvage rurale

Nous avons connu les modifications progressives de notre enseignement vétérinaire où, avant l’arrivée des automobiles, le cheval était l’animal le plus important puis, avec l’importance de la consommation de viande après la seconde guerre mondiale, l’enseignement des maladies des ruminants fut privilégié, notamment avec les grandes prophylaxies réalisées par les vétérinaires, destinées à limiter un risque zoonotique (comme la tuberculose et la brucellose) ou les pertes économiques dues à certaines affections non zoonotiques limitant les échanges commerciaux (fièvre aphteuse, par exemple). Cependant, malgré ces grandes prophylaxies, on observe toujours la persistance de ces agents pathogènes dans la faune sauvage qui ne bénéficie pas d’une vaccination ou d’une surveillance sanitaire (avec une éradication des animaux malades ou à risque).

Faune sauvage réservoir de maladies du bétail

Le risque d’apparition d’une affection non zoonotique où la faune sauvage représente un réservoir dangereux pour les élevages est permanent. Nous l’avons vu pour la peste aviaire qui peut être apportée par les oiseaux migrateurs mais il peut s’agir d’un risque pour les élevages de porcs comme le montre actuellement la progression de la peste porcine africaine, qui a touché des pays voisins de la France comme la Belgique et l’Allemagne. Les pays asiatiques sont aussi confrontés à des épidémies de peste porcine classique interdisant tout commerce pour les pays contaminés. D’autres maladies du bétail peuvent reconnaître un réservoir dans la faune sauvage comme la paratuberculose (dont l’origine zoonotique est controversée), la FCO, la maladie de Schmallenberg, etc. [17].

Faune sauvage réservoir de maladies zoonotiques

La faune sauvage peut importer des agents pathogènes (virus du Nil occidental, influenza aviaire, virus rabique, virus Nipah) mais en France, elle peut aussi assurer la persistance de la tuberculose, de la brucellose, de l’hépatite E et de certaines zoonoses parasitaires ou favoriser une augmentation du risque de maladies transmises par les tiques [18]. Malgré l’éradication efficace de la tuberculose en France, des foyers peuvent réapparaître sporadiquement du fait de réservoirs sauvages comme les cervidés, les sangliers et les blaireaux. Un autre exemple est celui la brucellose sévissant actuellement dans le massif du Bargy en Haute-Savoie. Après la découverte d’un cas de brucellose dans un élevage laitier du Grand Bornand en avril 2012 et la relation entre cette infection et la contamination de deux jeunes enfants ayant consommé une tomme blanche venant de cette ferme, il a été démontré que la faune sauvage, en l’occurrence les bouquetins présents dans le massif du Bargy, était à l’origine de ces contaminations. La Brucella des bouquetins aurait pour origine une souche bovine, à savoir le dernier cas de brucellose bovine signalé en 1999 dans la région, cette souche ayant circulé en s’amplifiant pendant plusieurs années dans la population des bouquetins. La décision d’abattre les bouquetins âgés de plus de 5 ans, contaminés dans une proportion de 56% en 2013, a concerné principalement les mâles, d’où un accès prématuré des jeunes au rut et leur contamination puisque la maladie se transmet principalement par la voie vénérienne. Le bouquetin est une espèce sauvage protégée mais il n’en a plus le comportement dans le massif du Bargy comme l’ont constaté les promeneurs dans ce massif et il ne s’agit pas d’une espèce en voie de disparition. Il est apparu qu’un abattage total, même s’il ne peut pas être de 100% au sein d’une population sauvage, a représenté la solution la plus réaliste, considérant le risque non négligeable pour la santé publique, en particulier dans la région de production du reblochon fermier au lait cru. Il faut remarquer que la brucellose peut aussi exceptionnellement concerner le domaine des animaux de compagnie comme le chien [19]. Le cas particulier du virus de l’hépatite E (famille des Hepeviridae) représente un problème émergent dans de nombreux pays. Il s’agit du seul virus causant une hépatite rencontrée chez l’Homme et les animaux. Les réservoirs asymptomatiques de ce virus sont le porc, le sanglier, le cerf, le lapin, la mangouste ou le rat. Cette zoonose peut être transmise par des produits tels que la viande ou le foie de sanglier, de cerf ou de porc consommés crus ou insuffisamment cuits (comme la figatelle corse, riche en foie de porc). Enfin, l’augmentation de densité de la faune sauvage s’accompagne aussi d’un risque accru de maladies parasitaires zoonotiques transmises par l’alimentation [20, 21].

Modifications de nos relations avec l'animal

L’évolution actuelle de nos modes de vie nous a amenés à vivre plus souvent en région urbaine qu’à la campagne. Alors que la profession vétérinaire était surtout formée pour intervenir en région rurale chez les animaux de production il y a plus de 50 ans, on a pu observer une désertification progressive du milieu rural (comme chez les médecins) au profit d’une médecine urbaine des animaux de compagnie, plus confortable et plus lucrative. Si les zoonoses liées au contact trop souvent étroit entre les animaux de compagnie classiques comme le chien et le chat sont loin d’être négligeables [22], l’arrivée des nouveaux animaux de compagnie favorise aussi celle de nouveaux agents pathogènes émergents.

Risque zoonotique lié aux nouveaux animaux de compagnie (NAC)

A part le lapin, les NAC ne sont pas toujours recommandés pour les enfants. Les petits rongeurs comme le hamster peuvent être porteurs de tularémie ou du virus de la chorioméningite lymphocytaire. Il faut aussi noter le nombre de plus en plus élevé de mustélidés (furets) comme animaux de compagnie [23] particulièrement sensibles au Sars-Cov-2.

Poxviroses et salmonelloses

Nous avons cité précédemment le risque de poxviroses résultant de l’importation de rats : le premier est l’épisode de l’importation de la variole du singe (Monkeypox) survenu dans les Etats du Midwest américain en 2003, avec plus de 70 cas humains identifiés (la source était des rats de Gambie, rongeurs importés d’Afrique vers les Etats-Unis pour être vendus comme animaux de compagnie et qui se sont avérés responsables, chez le vendeur, de l’infection de chiens de prairie, eux-mêmes vecteurs secondaires de la contamination humaine) ; le second exemple est européen : il s’agit de rats importés de Hongrie en tant que NAC (un dessin animé destiné aux enfants avait fait l’apologie de cet animal de compagnie) et qui étaient porteurs d’un autre orthopoxvirus, le cowpox. L’Allemagne a été le premier pays à lancer l’alerte à la fin des années deux mille avant que la France ne soit touchée. Il faut également souligner le risque réel, trop souvent sous-estimé, des salmonelloses transmises par les reptiles (plus de 90% sont porteurs asymptomatiques de salmonelles), dont la possession en tant que NAC devrait être déconseillée, en particulier en présence d’enfants, d’autant qu’aucun traitement ne permet l’élimination de l’agent pathogène. Ainsi, 3 à 5% des cas de salmonellose humaine aux Etats-Unis sont associés à un contact avec des NAC et le plus souvent, ce sont des reptiles. Ce risque a été également confirmé en France [24, 25].

Cas particulier d’une zoonose émergente due au virus Borna

La maladie de Borna (du nom de la ville de Borna en Allemagne) est connue depuis le XVIIe siècle chez les chevaux et les moutons. L’intérêt pour la maladie de Borna s’est accru en médecine vétérinaire à partir de 1993 suite à la découverte d’autres espèces sensibles (chat, autruche, bovins, chien...) et de son extension géographique (Etats-Unis, Suède, Israël, Japon...). Puis la découverte en 2015 d’un risque d’encéphalites mortelles dues à ce virus chez des propriétaires d’écureuils multicolores ou de Prévost en Allemagne (ces NAC n’étant pas autorisés en France), suivie par la confirmation en 2018 que ce virus pouvait provoquer d’autres cas d’encéphalites mortelles chez l’Homme, ont démontré le rôle zoonotique qui fut longtemps controversé de ce virus [26, 27].

Risque zoonotique lié aux visites de fermes pédagogiques et aux «petting zoos»

La mode des visites de fermes pédagogiques est relativement récente en France par comparaison avec les pays anglo-saxons. C’est peut-être la raison pour laquelle nous n’avons jamais connu les épisodes dramatiques rencontrés en Amérique du Nord ou au Royaume-Uni chez de très jeunes enfants contaminés par des colibacilles entérotoxinogènes provoquant un syndrome hémolytique et urémique (SHU) particulièrement grave (fig. 4, [28]). De même, relativement récemment, on a pu observer dans certains zoos des emplacements spécialement aménagés (appelés «petting zoos» par les Anglo-Saxons) pour permettre aux enfants d’être en contact étroit avec des animaux domestiques ou d’origine sauvage pour les caresser (chèvres, moutons, daims, etc.). Depuis quelques années, de nombreuses publications signalent l’importance croissante du risque de zoonose dans ces conditions et l’urgence à les prévenir par des mesures strictes de biosécurité vis-à-vis des agents suivants : Escherichia coli O157:H7, Salmonella, Coxiella burnetti, Mycobacterium tuberculosis, Campylobacter et les dermatophytes agents de teignes (cf. tableau 1). Face à ces risques émergents liés aux visites de fermes pédagogiques et aux «petting zoos», l’Académie vétérinaire de France a adopté un avis sur ce sujet le 6 novembre 2008.
 

Figure 4 : Principales causes de transmission d’Escherichia coli O157 entérotoxinogène.


 

Tableau 1 : Revue de la littérature sur les zoonoses transmises à l’Homme lors de visites de fermes ou de zoos* entre 1995 et 2007 ou zoonoses déclarées dans différents pays et non publiées, transmises à l’Homme lors de visites de fermes ou de zoos entre 1995 et 2000 (modifié de Bender et al. en 2004, in [28]).
* zones aménagées dans les zoos pour un contact étroit entre les enfants et des animaux de la ferme
** VIAFP H7N2 : virus influenza aviaire faiblement pathogène de sous-type H7N2

Médecine humaine, médecine vétérinaire et médecine environnementale : une seule santé

Ces exemples de maladies émergentes témoignent que nous ne serons jamais à l’abri de nouvelles maladies émergentes et que la faune sauvage est souvent impliquée du fait de l’action de l’Homme qui a perturbé leur écosystème, notamment par une modification de leur environnement ou leur chasse en vue de leur consommation. La mise en évidence, chez les Chiroptères, de coronavirus pouvant provoquer deux épidémies comme le Sras à partir de 2002 puis la Covid-19 en 2019 doit nous amener à reconsidérer nos stratégies de prévention de ces endémies en évitant le risque de contamination par une cohabitation trop étroite avec les chauves-souris par modification de leur écosystème et leur consommation. Les répercussions médicales, économiques et médiatiques de la pandémie due à la Covid-19 démontrent l’importance à accorder à l’étude des coronavirus chez les Chiroptères mais aussi à protéger ces espèces, dont certaines sont insectivores et fort utiles dans la lutte contre les insectes. Il faut aussi éviter les possibilités de transfert de certains virus émergents vers l’Homme par le mélange de plusieurs espèces d’animaux sauvages ou domestiques vendus le plus souvent vivants sur les marchés asiatiques, véritables chaudrons réservoirs de virus et centres d’amplification pour les infections émergentes. Il faut espérer que l’interdiction des marchés d’animaux vivants, et plus particulièrement d’animaux sauvages, sera maintenue avec rigueur en Chine. Cela impliquera une importante modification des habitudes alimentaires dans plusieurs régions chinoises. L’important est de maintenir un écosystème favorable à tous, animaux sauvages ou domestiques et l’Homme. Il n’y a qu’une seule santé dans un seul monde où interviennent la médecine humaine, la médecine vétérinaire et l’environnement. C’est pourquoi il est nécessaire de mettre en œuvre de manière opérationnelle le concept Une seule santé/One Health, à toutes les échelles. Ce concept transdisciplinaire doit être pris en considération dans la stratégie nationale pour la biodiversité, dans la stratégie de l’Union européenne en faveur de la biodiversité à l’horizon 2030 et au niveau des organisations internationales compétentes, y compris celles en charge de l’environnement et de la biodiversité, avec la création d’un Haut Conseil de la santé placé auprès du secrétariat général des Nations Unies.

 

[1] Jones K.E. et al. Global Trends in Emerging Infectious Diseases. Nature, 2008, 451: 990-993.
[2] Brugère-Picoux J., Chomel B. Risques d’introduction et voies d’importation de maladies infectieuses exotiques en Europe par les animaux ou les produits d’origine animale. Bull Acad Natl Méd. 2009, 193 (8):1805-1818.
[3] Brugère-Picoux J. Installation de la tique Hyalomma marginatum en Europe du Nord. La Dépêche Vétérinaire. 2019, 1496:14.
[4] Beard C.B., Occi J., Bonilla D.L., Egizi A.M., Fonseca D.M., Mertins J.W. et al. Multistate Infestation with the Exotic Disease-Vector Tick Haemaphysalis longicornis - United States, August 2017-September 2018. MMWR. 2018, 67:1310-1313.
[5] Brugère-Picoux J. Une zoonose émergente due au virus Usutu. La Dépêche Vétérinaire. 2018; 1443:14.
[6] Communiqué de l’Académie nationale de médecine et de l’Académie vétérinaire de France du 12 juin 2020, Cet été, les syndromes pseudo-grippaux ne seront pas tous des Covid-19.
[7] Zientara S., Beck C., Lecollinet S.Arboviroses émergentes : fièvre West Nile, fièvre catarrhale ovine et virus Schmallenberg. Bull Acad Natl Med. 2020 Sep 28. doi: 10.1016/j. banm.2020.09.041.
[8] Gür S., Kale M., Erol N., Yapici O., Mamak N., Yavru S. The First Serological Evidence for Rift Valley Fever Infection in the Camel, Goitered Gazelle and Anatolian Water Buffaloes in Turkey. Trop Anim Health Prod. 2017, 49:1531-1535.
[9] EFSA. Rift Valley Fever – Epidemiological Update and Risk of Introduction into Europe. 20 janvier 2020.
[10] Brugère-Picoux J. Covid-19 : origine de la zoonose et modes de contamination. Droit Animal, Ethique et Sciences. 2020, 105.
[11] Brugère-Picoux J. Covid-19 : une étude montre une circulation significative du virus chez des chats et chiens dont le propriétaire était infecté. La Dépêche Vétérinaire. 2020, 1542:12.
[12] Vaillancourt J.P., Brugère-Picoux J. Le virus Nipah, un exemple d’agent pathogène émergent. In Risques d’importation et d’implantation en Europe des maladies infectieuses exotiques. Brugère-Picoux J., Rey M., éditeurs. Paris, Lavoisier, 2010, 71-87.
[13] Luby S.P., Rahman M., Hossain M.J., Blum L.S., Husain M.M., Gurley E. et al. Foodborne Transmission of Nipah Virus, Bangladesh. Emerg Infect Dis. 2006, 12:1888-1894.
[14] Brugère-Picoux J. Pigeons. Quel risque pour notre santé ? Revue du Palais de la découverte. 2010, 368:34-43.
[15] Brugère-Picoux J. Rats en milieu urbain : des risques zoonotiques réels. La Dépêche Vétérinaire. 2018, 1435:12.
[16] Cabanel N., Bouchier C., Rajerison M., Carniel E. Plasmid-Mediated Doxycycline Resistance in a Yersinia pestis Strain Isolated from a Rat. Int J of Antimicrobial Agents. 2018 51(7):249-254.
[17] Brugère-Picoux J., Vaissaire J. Rôle de la faune sauvage dans la transmission aux animaux de rente des maladies non réglementées. Séance commune avec l’Académie vétérinaire de France, 2011.
[18] Brugère-Picoux J., Le Floc’h Soye Y. Importance de l’implication de la faune sauvage dans les zoonoses émergentes ou résurgentes. Bull Acad Natle Méd. 2014, 198:1411-1422.
[19] Fontbonne A. L’identification récente d’un cas de brucellose canine en élevage canin impose de ne pas l’oublier. 2020.
[20] Thompson R.C.A., Kutz S.J., Smith A. Parasite Zoonoses and Wildlife: Emerging Issues. Int J Environ Res Public Health. 2009, 6:678-693.
[21] Dupouy-Camet J., Yera H., Bourée P., Aliouat-Denis C.M. Zoonoses parasitaires d’origine alimentaire à réservoir sauvage en France : aspects en santé publique. Epidémiol et santé anim. 2017, 71:25-34.
[22] Chomel B., Sun B. Zoonosis in the bedroom. Emerg Infect Dis. 2011, 17(2):167-172.
[23] Fédération vétérinaire européenne, 2018.
[24] Colomb-Cotinat M., Le Hello S., Rosières X., Lailler R., Weill F.X., Jourdan-Da Silva N. Salmonelloses chez des jeunes enfants et exposition aux reptiles domestiques : investigation en France métropolitaine en 2012. Bull Epidémiol Hebd. 2014, 1-2.
[25] Angot M., Labbe F., Duquesnoy A., Le Roux P. Co-infection rotavirus-Salmonella lié aux tortues : à propos de deux cas de zoonoses domestiques. Archives de Pédiatrie. 2017, 24:747-748.
[26] Brugère-Picoux J. Ecureuil multicolore et écureuil de Prévost : risque zoonotique lié au bornavirus VSBV-1. La Dépêche Vétérinaire. 2017, 1383:11.
[27] Brugère-Picoux J. Maladie de Borna des chevaux et du mouton : une zoonose émergente provoquant des encéphalites mortelles en Allemagne. La Dépêche Vétérinaire. 2020, 1513:12.
[28] Brugère-Picoux J. Le risque de zoonose inhérent aux visites de fermes pédagogiques. Bull Soc Vét Prat de France. 2010, 94:25-33.

Patrice Debré

Professeur émérite d’immunologie à Sorbonne Université, membre de l’Académie nationale de médecine
 

La science doit-elle être laissée au seul pouvoir des scientifiques professionnels ? La recherche médicale, et plus particulièrement la recherche clinique, celle liée aux soins, a permis dans quelques exemples limités que la société civile soit partie prenante de l’investigation scientifique. Certes la médecine s’y prête puisqu’il s’agit d’une science directement appliquée aux malades, c’est-à-dire à l’homme. Il est facile de concevoir qu’elle a pu faire germer le souhait d’une plus grande participation de la société, jusqu’à conduire elle-même les recherches qui la concernait. Faut-il étendre le modèle pour introduire plus encore les attentes de la société dans la réflexion et la mise en œuvre des programmes scientifiques, ce qui ne peut se faire au mieux qu’en l’associant aux investigateurs ? A travers les recherches sur l’homme, l’histoire nous apprend que la participation de la société civile a pu s’exercer au moins à trois niveaux : la programmation, le contrôle et la conduite des essais.

Les interfaces de l’homme avec les biotechnologies :
un contrôle d’amont par la société

Un certain nombre de techniques nouvelles, appliquées directement à la biologie humaine, ont nécessité des réflexions dont certaines participent du principe de précaution. Sans les reprendre ici, ni s’étendre sur leur utilisation, les unes découlent de modification possible du vivant par greffes (dont les xénogreffes), par thérapie cellulaire (dont les techniques d’implantation des cellules souches), par thérapie génique ; les autres, d’interfaces hommes-machines telles que proposées entre le cerveau et les exosquelettes. Ces diverses techniques, par les modifications qu’elles peuvent entraîner in vivo, ont fait l’objet de débats, parfois contradictoires, sur leur utilisation. Au-delà, il est apparu que la biologie, donc les biotechnologies, allant plus vite que l’homme, il fallait instaurer une réflexion éthique sur leur application possible. Ce fut à l’origine du Comité consultatif national d’éthique.

Le consentement éclairé : un contrôle d’aval par l’individu

Le consentement éclairé est un des moyens par lesquels l’individu contrôle les programmes qui le concerne. Les premières réflexions à ce sujet remontent au procès des Médecins de Nuremberg qui s’est ouvert le 9 décembre 1946. Il s’agissait de juger des expérimentations dites médicales des bourreaux nazis qui, sous prétexte de tester la résistance humaine à divers types d’agression, s’étaient livrés à toutes sortes d’exactions jusqu’à la mort. Les prévenus se justifiaient en disant que la science a ses propres droits et que l’imagination en recherche ne doit pas avoir de bornes. Le jugement, outre les peines individuelles, établit pour la première fois des règles encadrant les recherches sur l’homme et introduisit une notion essentielle, celle d’un consentement, dit éclairé, par celui qui participait à de telles recherches.

Pendant plus de trente ans, ce code est resté lettre morte. Ainsi aux Etats-Unis, pays qui avait fourni les juges du procès de Nuremberg et édicté les lois réglementaires, de nombreuses exactions furent pratiquées. Dans des pénitenciers ou des institutions spécialisées, telles celles pour enfants handicapés, des recherches traumatisantes furent effectuées sans la moindre information ni recueil de consentement de ceux qui les subissaient. Les sujets testés étaient les représentants de minorités – les noirs, les pauvres, les prisonniers, les indigents –, qu’on payait parfois de quelques dollars. Des études étaient conduites avec le concours de l’Armée et de la CIA, sans aucun respect de la personne, consistant à administrer du LSD ou des drogues hallucinogènes dix fois plus fortes que le permettait leur tolérance, des substances carcinogènes telle la dioxine, principe actif de l’agent orange, ou des molécules radioactives. A Tuskegee en Alabama, des recherches indignes sur la syphilis s’étalèrent sur quarante ans en accord avec l’Université, dans le but de connaître l’évolution naturelle, donc sans traitement, de la maladie. Aucun des patients ne fut traité par la pénicilline, même après que cet antibiotique ait fait preuve de son efficacité en 1940. En échange de leur résignation, ils recevaient un repas par jour et 1000 $ pour leurs funérailles, à condition qu’on puisse effectuer leur autopsie.

En France, il fallut attendre la fin des années quatre-vingt et un scandale qui prit le nom d’affaire d’Amiens pour que l’opinion publique s’émeuve à la suite d’expérimentations douteuses chez un malade dans le coma. Il devint évident qu’il fallait légiférer. Ce manquement à l’éthique et au respect de la personne conduisit à une loi qui fut proposée par les sénateurs Huriet et Sérusclat. Celle-ci aboutit à l’obligation d’une information à communiquer au patient sur les conditions des recherches et au recueil de son acceptation, en même temps qu’étaient créés des comités d’éthique qui veillaient à l’application des recherches. Le malade, objet des recherches, à travers son consentement, en effectuait règlementairement le contrôle.

Des investigations conduites par la société civile : un nouveau modèle

Une étape supplémentaire fut franchie par la mise en place d’un nouveau modèle permettant à des membres de la société civile de participer directement aux recherches comme investigateurs principaux et d’accéder à différents organes de la gouvernance scientifique. Cela fut mis en œuvre à l’occasion de l’épidémie de sida par un long processus qui date du début des années quatre-vingt. Qui ne se souvient de ces années terribles où les décès se multipliaient après infection par le VIH ? Les malades et leurs proches étaient à l’affût d’informations sur les possibilités thérapeutiques et les avancées de la recherche. Or les connaissances sur la maladie et son évolution, au-delà des souffrances et des morts, se limitaient à celles provenant du milieu médical, très souvent parcellaires. Les fausses rumeurs voisinaient avec des hypothèses parfois sans grand rationnel et aggravaient l’inquiétude. Des associations de lutte furent ainsi créées, cherchant à développer un mouvement favorisant la cause des malades et, en premier lieu, le droit à l’information. Où la trouver ? Les malades se retournaient vers les associations, les associations vers les médecins, les médecins vers les politiques, mais la boucle s’arrêtait là. Faute d’information, les malades, c’est-à-dire les associations de lutte, se mirent eux-mêmes à la tâche, cherchant à tirer des renseignements des journaux médicaux, apprenant la médecine sur le tas, au gré des informations glanées.

Lorsqu’à la fin des années quatre-vingt, le Gouvernement décida de créer une agence de recherche sur le sida, l’ANRS, c’est tout naturellement que les associations se retournèrent vers elle, et tout particulièrement Act Up-Paris, à l’occasion d’un zap, happening emblématique dont ils avaient l’habitude. Rapidement et de manière organisée, l’Agence prit l’habitude de communiquer des informations régulières sur l’état des recherches. Ce fut pour les militants un moyen aussi de connaître l’existence et la nature des essais soutenus par les équipes françaises et de suivre l’évolution des avancées thérapeutiques. Ils apprirent ainsi la méthodologie des essais et, d’un pas de plus, cherchèrent à les examiner. A travers l’analyse des bulletins d’information et des consentements éclairés, les associations en vinrent à recevoir et interroger les principaux investigateurs des essais thérapeutiques sur leurs hypothèses, les résultats attendus, leurs chances de succès. Progressivement, leur position devint officielle : leur avis était demandé sur les protocoles thérapeutiques avant leur soumission règlementaire aux comités d’éthique. Mais la participation des militants associatifs aux recherches ne s’arrêta pas là. Ils avaient successivement obtenu le partage d’informations – première étape – et un droit de regard sur les protocoles de recherche, depuis leur concept jusqu’à leur mise en place – deuxième étape. L’intégration à la démarche scientifique et le partenariat avec les chercheurs allèrent plus loin encore.

D’abord, les associations obtinrent de participer à certaines commissions scientifiques qui évaluaient et interclassaient les projets de recherche soumis à financement. Certes, cela resta limité aux investigations qui se déroulaient dans les pays à ressources limitées, mais cette responsabilité avait une importance qui n’était pas que symbolique : elle apportait le regard des communautés de patients chez qui s’effectuaient les recherches, pour les juger et les financer.

D’autre part, les militants, donc la société civile, furent conviés à conduire eux-mêmes les recherches en tant qu’investigateurs principaux. Cette étape supplémentaire de participation directe aux activités scientifiques débuta dans des circonstances particulières. Il s’agissait de tester une hypothèse : l’utilisation d’un traitement préventif contre le VIH pendant les quelques jours encadrant les prises de risque. Les militants associatifs étaient les mieux à même de recruter des volontaires pour participer aux essais. Au-delà et pour notre propos, une telle initiative démontrait que la science pouvait se pratiquer par des investigateurs qui n’étaient pas des professionnels. De là à faire participer la société civile, et non plus seulement les scientifiques, à la gouvernance de cet établissement de recherche qu’est l’ANRS, il n’y avait plus qu’un pas... qui fut à nouveau franchi. La direction de l’Agence, donc des stratégies de recherche, associa les militants aux divers organes de la gouvernance. Des sièges furent offerts aux représentants associatifs, déjà présents dans certaines commissions d’évaluation, pour participer également au conseil d’orientation, équivalent de conseil d’administration, et au conseil scientifique de l’ANRS.

L’intégration de la société civile à l’Agence, à toutes les étapes de la recherche, depuis la conduite d’activités de recherche clinique jusqu’à la participation à la gouvernance d’une institution de recherche, a constitué de l’avis de tous un des plus grands succès de cet établissement. Une de ses particularités aussi puisque le modèle ne fut reproduit nulle part ailleurs dans les sciences médicales, sauf à moindre degré dans le cas des maladies rares. Ce mode d’intégration de la société civile est cependant en cours de réflexion aujourd’hui à l’Inserm pour sa recherche clinique.
 
 
En conclusion, à travers ces différents temps de la recherche sur l’homme, il est apparu qu’il ne pouvait y avoir de science qui lui soit appliquée sans qu’il puisse être partie prenante, sans que la société puisse avoir un regard sur les applications de la science et sans offrir la possibilité aux représentants de la société civile d’être partenaires de sa démarche. Une telle initiative devrait s’appliquer aujourd’hui à l'un des principaux enjeux de la lutte contre le Sars-CoV-2 : la vaccination. Pour une adhésion à son emploi et une compréhension des défis, la communication à son propos doit être relayée et prise en charge par ceux à qui cette mesure de prévention s’adresse. Mais auparavant, il faut que cette mesure capitale pour l’individu et l’épidémie soit bien comprise. On en revient au rôle de l’Afas, et son rôle dans la mise en place et aussi mise en œuvre d’une science participative.

Christian Amatore

Membre de l'Académie des sciences
 

Gaïa en feu

Gaïa en feu

Il ne peut être contesté que nous vivions une période où les conséquences de ce qu’il est convenu de désigner par réchauffement climatique ne peuvent être réfutées. Cela encourage certains à marteler à l’envi des messages anxiogènes dignes de ceux qui avaient cours juste avant l’an mille... On nous annonçait ainsi en 2019 que plusieurs milliards de personnes allaient mourir si nous ne mettions pas urgemment en place une stricte décroissance économique afin de stopper les émissions de gaz à effet de serre. Comme si cela ne suffisait pas, en mai dernier en pleine pandémie Covid-19, Nicolas Hulot affirmait dans une interview péremptoire publiée par Le Monde que l’apparition de ce virus était liée au changement climatique et à la globalisation de nos économies (sic). L’occasion faisant le larron, d’autres «catastrophistes» ont emboîté le pas : après le VIH, l’Ebola, le Zika, etc., le virus Sars-CoV-2 ne serait qu’une nouvelle incarnation de l’arsenal d’armes biologiques lancées par notre planète sur notre espèce pour se protéger. On appréciera volontiers ce tour de force idéologique renouvelant et corrigeant le mythe de Gaïa et celui d’une nature idéalisée à la lumière d’un langage pseudoscientifique moderne afin de créer un climat anxiogène, comme savaient si bien le faire au XIe siècle les prêcheurs millénaristes qui voyaient dans l’apparition d’une comète ou d’une éclipse de Soleil l’annonce du déchaînement de Satan sur terre et de la fin de l’humanité.

Les signes de cette soi-disant apocalypse, révélés à l’envi sur les médias officiels et amplifiés sur les réseaux «sociaux» et «alternatifs», sont censés nous terrifier et nous exhorter à la pénitence et à l’auto-flagellation. En prêchant la peur tout en engendrant un sentiment de culpabilité sans rédemption, ce discours se propage d’autant plus facilement que la plupart de nos concitoyens sont de plus en plus ignorants des faits scientifiques de base et se laissent ainsi entraîner par leurs impulsions spirituelles naturelles. La science et les scientifiques ne sont pas plus audibles aujourd’hui que ne l’étaient au Moyen Age les théologiens qui essayaient de faire entendre raison aux fidèles terrorisés et culpabilisés par les «lanceurs d’alerte de l’époque» qui, comme le moine Raoul Galber, prévoyaient «que quelque lamentable plaie allait s'abattre sur le genre humain [... à moins que] le monde lui-même se fut secoué et, dépouillant sa vétusté, ait revêtu de toutes parts une blanche robe d’église». On croirait entendre le discours de Greta Thunberg et de ses partisans. Pourquoi changer les recettes qui ont fait leurs preuves !

Néanmoins, quoi qu’en disent ces nouveaux prédicateurs médiatiques, le contraire est bien visible pour ceux qui veulent bien regarder la réalité. Même dans les pays défavorisés, les décès dus aux conditions climatiques et aux évènements météorologiques extrêmes ont diminué de 80% au cours des quatre dernières décennies. Depuis plus d'une décennie, les flux d’émission de CO2 ont baissé dans la plupart des pays, y compris aux Etats-Unis (et cela même sous l’ère Trump, en particulier grâce aux gaz de schiste dont la teneur en carbone est bien plus faible que celle du charbon et même que celle du fioul), et en Chine (d’ailleurs surtout grâce au nucléaire). La France est comparativement très vertueuse, et cela même vis-à-vis de ses voisins de l’Union européenne que l’on met pourtant en exergue, même lorsque des visées électoralistes les ont amenés à remplacer leurs centrales nucléaires par des centrales à lignite dont le bilan CO2 est bien plus désastreux que celui des centrales à charbon. Etonnamment, nos prêcheurs «catastrophistes» sont les mêmes qui s'opposent simultanément aux solutions qui permettraient de diminuer notre empreinte carbone pour favoriser de fausses solutions qui, de fait, sont globalement plus génératrices de gaz à effet de serre que notre parc énergétique actuel et qui, de plus, placeraient la France dans une situation de dépendance technologique extrême vis-à-vis des Etats-Unis et de la Chine. Néanmoins, on continue à entretenir un malaise chez nos concitoyens, et on encourage le dépôt de plaintes en justice pour «inaction climatique» ou «crimes écocides» (sic) !

C’est dans ce contexte qu’il faut se féliciter de la parution de l’ouvrage Halte au catastrophisme ! [1] publié en octobre dernier par Marc Fontecave, membre de l’Académie des sciences et professeur au Collège de France, où ses recherches portent sur des approches bio-inspirées sur la réduction du CO2 par photosynthèse artificielle ou de l’eau en hydrogène. C’est un livre qui fait non seulement du bien en rectifiant de façon claire et précise ces messages anxiogènes mais offre simultanément une mine de données factuelles très récentes sur l’évolution présente et future de la transition énergétique en cours dans notre pays. On y apprend en particulier que les «empreintes carbone» des différentes solutions énergétiques ne sont pas celles que l’on nous vante continûment en passant sous silence leurs coûts énergétiques de construction et de fabrication, ou leur coût écologique souvent catastrophique : sans aimants hyperpuissants à terres rares, peu ou pas d’éoliennes de puissance ; sans lithium, pas de batteries ; sans hautes énergies, pas de silicium ; etc.

Cet ouvrage apporte un éclairage scientifique et technologique rigoureux sur les questions de l’énergie, en prenant simultanément en compte, sans en négliger aucun, tous les problèmes posés à nos sociétés (changement climatique, environnement, santé, indépendance économique, géopolitique, modèles de développement) afin de contribuer à installer les bases d’un débat rationnel. Marc Fontecave maîtrise parfaitement tous ces champs puisqu’au-delà de ses compétences acquises au sein de son laboratoire, il préside le Comité de prospective en énergie de l’Académie des sciences, où il développe avec ses confères une réflexion scientifique et technologique sur l'énergie en prenant la pleine mesure des défis à relever pour participer de la manière la plus rigoureuse possible à un débat fondamental sur l'énergie et la transition énergétique afin de rendre plus efficace la lutte contre le changement climatique, autrement que par des incantations vides de substance décidées lors de grands-messes mondiales. Des décisions politiques réellement efficaces et réalistes doivent nécessairement être prises afin de contenir les conséquences négatives du changement climatique. Cependant, elles ne pourront l’être en continuant à écarter les compétences scientifiques et technologiques et en négligeant les avis de l’Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques pour ne se soucier que de ceux de nos «lanceurs d’alerte» ou d’arrêts de justice sur l'«inaction climatique» et les «crimes écocides», quand ce n’est pas en demandant à 150 Français-es tiré-e-s au sort de formuler leurs recommandations au sein d’une Convention citoyenne pour le climat...

Il eût été certainement bien plus efficace et beaucoup moins coûteux d’offrir à chaque membre du Gouvernement et du Parlement un exemplaire du livre de Marc Fontecave !
 
 

[1] Fontecave M. Halte au catastrophisme !, Ed. Flammarion, 2020, 224 p.
Patrice Debré

Professeur émérite d’immunologie à Sorbonne Université, membre de l’Académie nationale de médecine
 

Depuis des siècles, la vaccination nous a appris qu’on pouvait enrayer les épidémies en luttant contre les microbes (exemple : la poliomyélite) et/ou leurs conséquences pathologiques (exemples : tétanos, diphtérie). Le succès n’est cependant pas toujours au rendez-vous. Doit-on douter d’un vaccin possible contre la Covid-19?

Il est clair que l’obtention d’un vaccin sûr et efficace reste une des meilleures formes de lutte contre l’épidémie.

Le 9 novembre 2020, le laboratoire américain Pfizer et son partenaire allemand BioNTech revendiquaient une efficacité de 90% pour leur candidat. Deux jours plus tard, l’Institut de recherche russe Gamaleya déclarait un taux d’efficacité de 92% pour son vaccin Spoutnik V. Ces deux annonces ont eu un effet médiatique retentissant mais les données préliminaires n’ont pas encore été étayées par des données scientifiques publiées et contrôlables.

Face à une compétition internationale scientifique exacerbée entre les firmes dont les candidats vaccins sont en phase III de développement (test de l’efficacité), il est nécessaire d’avoir un temps de réflexion :

  • Le fait que la maladie puisse être contrôlée naturellement en parallèle à une réponse immunitaire fait penser que celle-ci est responsable d’un tel contrôle. La présence d’anticorps neutralisants est un message d’espoir pour penser que ce phénomène naturel peut être reproduit par un vaccin.
  • Différents vaccins de première génération ont été développés par des platesformes et des méthodes différentes (protéines recombinantes, vecteurs viraux replicatifs ou non, ADN ou ARN messager, virus inactivé). Mais la comparaison entre les différents candidats vaccins est difficile car les études d’efficacité ont été conduites séparément et selon des critères différents.
  • Un certain nombre de questions restent encore à clarifier :
    – l’efficacité clinique en termes de morbidité et de mortalité, notamment chez les personnes âgées et celles atteintes de comorbidité, qui pourraient être les premiers bénéficiaires ;
    – la durée de la protection induite par la vaccination et la nécessité d’un rappel ;
    – l’impact épidémique, sachant l’importance des anticorps de nature IgA pour éviter la transmission et le fait que ceux-ci ne sont pas produits par les vaccins actuels.
  • Les contraintes imposées par le stockage, la distribution et l’administration de ces vaccins.

Cette prudence, ce doute méthodologique, doivent appeler à l’espoir. L’énorme mobilisation a conduit à des résultats prometteurs.

Pourtant la population continue de douter, non seulement de l’efficacité d’un vaccin, mais de son intérêt. Interrogée, près de 40% de la population n’accepterait pas de se faire vacciner même si les vaccins étaient disponibles.

Cela renvoie à l’Afas et à la nécessité de vulgariser la science, dont ici la science des vaccins.
Et renvoie aussi à la distinction entre le doute qui n’est que pur scepticisme et le doute raisonné qui, par la mise en œuvre de méthodes rigoureuses et l’obtention de résultats démontrés, construit pierre à pierre la connaissance et fait ainsi avancer la science.
La mise en évidence de cette distinction entre doute et doute est, elle aussi, au cœur de la mission de l’Afas.

Juliette Mattioli

Senior expert en intelligence artificielle, Thales
 
intelligence artificielle

Un peu d’histoire

L'intelligence artificielle (IA) est un champ extraordinairement vaste, mais difficile à définir. Cette expression intelligence artificielle fut adoptée au Congrès de Dartmouth en 1956 pour désigner le domaine de recherche qui s'ouvrait alors.

La définition la plus simple de l'IA est celle que donne la mission Villani [1] :

«Une intelligence artificielle est un programme informatique visant à effectuer, au moins aussi bien que des humains, des tâches nécessitant un certain niveau d’intelligence.»

 
Grâce aux progrès considérables de la microélectronique, à la puissance de calcul et à l'accès à des quantités massives de données, l’IA vit aujourd'hui un renouveau (fig. 1). Cette discipline est redevenue visible ces dernières années, sous la double impulsion de résultats très médiatisés – depuis la victoire de Deep Blue sur Gary Kasparov aux échecs en 1997 à celle d'Alpha Go sur le grand maître Lee Seedol au jeu de go en 2016, en passant par la victoire de Watson à Jeopardy en 2011 ou la victoire de Psibernetix en simulation de combats aériens contre les meilleurs pilotes américains en 2016 – et d’avancées significatives sur des problèmes jugés difficiles comme la reconnaissance d’image, la reconnaissance de la parole, la traduction automatique ou l’analyse prédictive à partir de données massives.
 

Fig. 1 : un bref historique de l'intelligence artificielle

 
Historique de l'IA

Les deux approches : IA connexionniste et IA symbolique

Ces dernières années, l’IA connexionniste via les techniques d’apprentissage (machine learning) et les réseaux de neurones est à l’honneur, relayant l’IA symbolique au second plan (fig. 2).
 

Fig. 2 : les deux grandes approches de l'IA, IA connexionniste et IA symbolique

 

 
Revenons cependant à la définition originelle de l’IA : «ensemble de théories et techniques permettant à un système artificiel de simuler l'intelligence». On parle de capacités cognitives telles que percevoir, apprendre, raisonner, décider, dialoguer et agir. Dans ce cadre, l’IA connexionniste repose sur l’idée que le monde est compositionnel et cherche donc, en s’inspirant du modèle du cerveau humain, à retrouver ce monde à partir d’exemples d’informations, et est bien adaptée à la perception mais peu ou pas à la résolution de problèmes complexes. L’IA symbolique comme la définit Nicholas Asher, chercheur CNRS basé à l’Institut de recherche en informatique de Toulouse (IRIT) et directeur scientifique du projet ANITI, «utilise le raisonnement formel et la logique ; c’est une approche cartésienne de l’intelligence, où les connaissances sont encodées à partir d'axiomes desquels on déduit des conséquences. La prédiction doit être juste même si l’on ne dispose pas de données exhaustives». L’IA symbolique, quant à elle, reste pertinente pour la résolution de problème complexe comme la décision sous contraintes dans un contexte d’incertitude.

Ainsi, David Sadek, VP recherche technologies et innovation de Thales explique que «l’IA connexioniste est l’IA des sens, et l’IA symbolique est celle du sens». C’est pourquoi, pour couvrir l’ensemble des capacités cognitives, l’avenir est dans l’hybridation des deux approches.

Quelques exemples d’applications à base d’IA

 
Applications IALe contexte technologique est favorable et repose sur l’augmentation des volumes de données disponibles, la disponibilité d’algorithmes de plus en plus sophistiqués, l’accélération des échanges et la puissance de calcul et de stockage. Ainsi, le champ des possibles de l’IA est alors immense et ne cesse de s’étendre. En effet, ces dernières d’années, les progrès en IA se sont accélérés et des nouveaux champs d’application et usages ont vu le jour dans de nombreux secteurs comme les assistants personnels, la santé, le commerce et le marketing, les transports et la mobilité, l’environnement, l’industrie, la finance, ou encore la défense et la sécurité.

Le commerce et le marketing sont des domaines où l’IA s’est démocratisée très rapidement. Depuis plus de 20 ans, TF1 utilise l’IA symbolique pour le placement optimisé des publicités en fonction de l’horaire et de l’audience. Le commerce en ligne a très vite adopté les systèmes de recommandation, dont les plus célèbres sont ceux de Netflix, Amazon ou eBay, ou déployé des assistants virtuels comme pour Sephora ou H&M. La communication digitale n’est pas non plus en reste et utilise l’IA pour la création de contenu. Enfin, la grande distribution optimise depuis longtemps sa logistique et sa gestion des stocks par le biais d’algorithmes venant du domaine de la recherche opérationnelle et/ou de l’IA symbolique.

Dans le cadre des assistants personnels, citons l’usage de l’apprentissage dans les correcteurs orthographiques, les filtres anti-spam et la catégorisation des mails mais aussi pour la reconnaissance automatique de personnes pour les réseaux sociaux, de plantes dans les applications telle que Pl@ntNet ou de musiques comme Shazam©. Le speech to text (Siri, Alexa, Cortana), les traducteurs automatiques, la recherche de contenu (Google Search, Qwant) ou les valets digitaux (Amazon Echo, Google Home) reposent sur de l’IA hybride.

Les techniques d’apprentissage appliquées aux traitements d’images ont de nombreuses applications dans le domaine de la santé, comme par exemple l’aide au diagnostic pour le cancer des poumons ou les mélanomes. Citons aussi un projet de recherche de l’université de Montréal au Canada qui combine l’IA symbolique à l’IA des données pour mieux comprendre et expliquer l’autisme.

Le secteur agricole investit dans des systèmes intelligents pour optimiser par exemple l’utilisation d’herbicides ou la gestion de l’eau.

Dans l’industrie financière, la technologie CEP (Complex Event Processing) à base de règles spatio-temporelles est embarquée dans les systèmes de trading. Les banques en ligne déploient des robots conseillers pour optimiser les portefeuilles d’actions.

Les nouveaux enjeux

Qu’elle soit symbolique, connexionniste ou statistique, et/ou combinée à la science des données, l’IA semble promise à un fort développement. Il n’en demeure pas moins qu’un certain nombre de verrous freinent son déploiement, en particulier dans les systèmes critiques, systèmes qui doivent, par construction, garantir des propriétés de sécurité et de sûreté mais aussi suivre des principes de confiance et de responsabilité. Mais la conception de ces systèmes critiques n’est pas neutre. Elle doit reposer sur une IA de confiance et des ingénieries algorithmique et système adaptées et rigoureuses. Pour aller au-delà du PoC (Proof of Concept), il devient donc nécessaire de garantir des propriétés telles que l’explicabilité, la validité, l’intégrité... et la responsabilité, questions encore aujourd’hui ouvertes, mais pour lesquelles les réponses seront sans doute apportées par l’IA hybride. Ainsi Thales travaille aujourd’hui sur un cadre de développement que nous avons nommé Thales TrUE AI qui prône le développement d’une IA transparente, explicable et éthique.
 
 

[1] Villani, C. et coll. (2018), Donner un sens à l’intelligence artificielle : pour une stratégie nationale et européenne, téléchargeable sur http://aiforhumanity.fr

Juliette Mattioli est intervenue, avec Jean-Gabriel Ganascia, lors de la conférence-débat du 3 octobre 2019, Où va l'intelligence artificielle ?, co-organisée par ADELI Explorateur des espaces numériques, l'AFAS, Chercheurs Toujours, le MURS et la Société d'encouragement pour l'industrie nationale.

Alain Delacroix

Professeur honoraire, chaire "Chimie industrielle - Génie des procédés" du Conservatoire national des arts et métiers
 

ARIA Damage Map: Beirut Explosion Aftermath (NASA/JPL-Caltech/Earth Observatory of Singapore/ESA)
NASA/JPL-Caltech/Earth Observatory of Singapore/ESA

Il existe trois principaux éléments indispensables aux plantes : l’azote, le phosphore et le potassium (NPK Azote, Phosphore et Potassium). On trouve ces deux derniers dans la nature : le phosphore sous forme de phosphates dans des gisements naturels, en particulier au Maroc (on le traite par l’acide sulfurique pour le rendre soluble) et le potassium sous forme de sylvinite, que l’on trouve en Alsace. Quant à l’azote, bien qu’il soit le constituant principal de l’atmosphère, les plantes n’arrivent pas à l’assimiler car la molécule de diazote, où les deux atomes sont reliés par une triple liaison, est extrêmement stable. Seuls quelques plantes et les éclairs d’orages arrivent à la scinder. Depuis la nuit des temps, on utilise pour ce faire l’urine animale contenue dans les fumiers contenant de l’urée (NH2-CO-NH2). Ce procédé étant d’une efficacité médiocre, on a recours à l’ammoniac obtenu, entre autres, lors de la distillation de la houille. Avec le développement de l’agriculture intensive, les sources d’azote sont devenues insuffisantes et on a utilisé les gisements de guano et ceux de caliche du Chili, qui sont des nitrates impurs. A la fin du XIXe siècle, des milliers de grands bateaux à voile passaient le cap Horn pour récupérer ce précieux engrais.

Ce nitrate était devenu aussi la source d’acide nitrique en amont de tous les explosifs. Il remplaçait avantageusement le salpêtre, long à récupérer ou à fabriquer, avec de mauvais rendements. Par ailleurs, la poudre noire dont il était le constituant principal avait fait son temps.

Avant la guerre de 14-18, les Allemands, qui pressentaient que leur approvisionnement stratégique en nitrate serait bloqué par la marine anglaise, ont cherché et réussi à réaliser la synthèse de l’ammoniac à partir de l’azote de l’air et de l’hydrogène. Ce sont Haber et Bosch qui ont pu aboutir à cette extraordinaire synthèse industrielle en 1913. C’est une magnifique performance sur le plan chimique, physicochimique, thermodynamique et de génie chimique. Les conditions impliquaient alors des pressions de plusieurs centaines de bars nécessitant une structure et une métallurgie pour le réacteur très particulière. C’est, entre autres, avec ce procédé que les Allemands ont produit les millions de tonnes de trinitrotoluène, leur explosif de base lors de la première guerre mondiale (les Français utilisaient plutôt l’acide picrique : le trinitrophénol).

A Oppau, après la guerre, BASF possédait une usine d’ammoniac qu’elle avait modifiée pour fabriquer des engrais, dont le nitrate d’ammonium mélangé à du sulfate d’ammonium. Ce mélange étant plus ou moins hygroscopique, il se compactait et les ouvriers utilisaient un explosif pour fragmenter cette énorme masse de 4000 tonnes. Cette opération fut réalisée des milliers de fois jusqu’au 21 septembre 1921 où une énorme explosion se produisit. On dénombra alors plus de 500 morts, 2000 blessés, et la ville fut pratiquement détruite. La cause réelle de l’explosion ne semble pas avoir été découverte. On en a déduit toutefois qu’il fallait éviter de tirer à l’explosif dans des tas de nitrate d’ammonium !

En avril 1947, le Liberty ship français Grandcamp est en cours de chargement à Texas City et contient plus de 2000 tonnes de sacs de nitrate d’ammonium et divers produits combustibles, dont des balles de ficelle de sisal. Ce nitrate d’ammonium provient de surplus de guerre et est peut-être impur. Il prend feu vers 8 h du matin. Le capitaine, logiquement, ferme tous les panneaux et envoie de la vapeur dans la cale. Malheureusement, le nitrate d’ammonium contient beaucoup d’oxygène et peut brûler en atmosphère confinée. A 8h30 on évacue le navire et on tente de le remorquer au loin mais à 9h12 le bateau explose. L’explosion provoque un gigantesque incendie du site industriel et continue par la combustion du cargo High Flyer, qui contient 1000 tonnes de soufre et près de 1000 tonnes de nitrate d’ammonium. Il explose à son tour le lendemain et met le feu à un stock de nitrate d’ammonium, qui brûle sans exploser. On déplore plus de 500 morts et près de 3000 blessés. C’est une des premières catastrophes à effet domino, qui servira d’exemple pour éviter les accidents industriels en chaîne.

Le 23 juillet 1947, un autre Liberty ship, l'Ocean Liberty, accoste à Brest avec à son bord 3300 tonnes de nitrate d’ammonium et de nombreux produits combustibles, dont de la peinture et de la paraffine. Vers 12h30, de la fumée sort de la cale qui contient le nitrate. Comme on est au courant de la catastrophe de Texas City, on tente de remorquer le bateau hors du port. Malheureusement, il s’échoue sur un banc de sable. On tente alors de le saborder mais à 17h24, le cargo explose. Des débris du navire et de sa cargaison en flamme mettent le feu à la ville, déjà bien frappée par la guerre. On déplore 26 morts et près de 500 blessés. Plus de 4000 maisons sont détruites.

De ces deux dernières catastrophes, on a déduit qu’il ne fallait pas stocker du nitrate d’ammonium en milieu confiné avec des matières combustibles, règle qui a été respectée. Et pourtant, quatre-vingts ans jour pour jour après Oppau, l’usine AZF de Toulouse a explosé, et, probablement pour une raison encore différente, on vient de déplorer la catastrophe de Beyrouth.

Alain Delacroix

Professeur honoraire, chaire "Chimie industrielle - Génie des procédés" du Conservatoire national des arts et métiers
 
gants jetables

Les gants jetables sont nécessaires en milieu professionnel, comme le milieu médical, les laboratoires et l’industrie, mais ont aussi un usage domestique important. Ils sont particulièrement utilisés en ce moment du fait de la pandémie et leur grand nombre commence à poser des problèmes de pollution – tout comme les masques –, car ils ne sont, pour la plupart, pas biodégradables. Ils sont fabriqués avec des polymères très différents sur le plan chimique et leur élimination peut poser problème car certains peuvent rejeter de l’acide cyanhydrique ou de l’acide chlorhydrique lors de leur combustion. Cela n’est pas gênant pour les incinérateurs modernes... à la condition que les gants arrivent jusqu’à eux.

Soit comme dispositif médical, soit comme équipement de protection individuelle (EPI), les gants pour les métiers de la santé doivent protéger le patient mais aussi le personnel soignant. Ceux utilisés dans l’industrie doivent correspondre aux différents dangers d’origine physique, chimique ou biologique. Comme pour les masques, on distingue les gants médicaux et les gants de protection pour les autres usages. Le cadre réglementaire et normatif qui les concernent n'est pas le même. Les gants médicaux sont des dispositifs médicaux qui dépendent du règlement européen 2017/745 du 7 avril 2017 et applicable à partir du 26 mai 2020, et les gants de protection sont des EPI qui relèvent du reglement européen 2016/425 du 9 mars 2016, qui s’applique depuis le 21 avril 2018. A ce cadre juridique s'ajoutent plusieurs normes ou parties de norme (exemple pour la EN 374) qui dépendent de la famille de risque. On distingue les risques biologiques (norme EN 374-1, 2, 4), les risques chimiques (norme EN 374-1, 2, 4), la protection contre les rayonnements ionisants et les produits radioactifs (norme EN 421), les risques mécaniques (norme EN 388) et les risques thermiques (norme EN 407). Mais il existe aussi des règles spécifiques pour les produits, dont les gants, en contact avec les aliments (CE 1935/2004), plus précisément pour le vinyle (UE 10/2011) et pour le latex et le nitrile en France (arrêté du 9 novembre 1994).

La majorité des gants jetables sont en latex, en nitrile ou en vinyle, ce qui correspond à deux grands types de produits sur le plan chimique : les caoutchoucs naturels ou synthétiques et les polymères thermoplastiques. Dans tous les cas, ils contiennent des molécules susceptibles de provoquer des allergies : plastifiants, accélérateurs de vulcanisation, antioxydants, colorants... et protéines dans le cas du caoutchouc naturel.

Gants en caoutchouc

Les caoutchoucs ou élastomères peuvent être composés, entre autres, de latex naturel ou artificiel, de nitrile, de chloroprène, de SBR...

Gants en latex

Les caoutchoucs ou «latex» naturels ou artificiels sont à base de polyisoprène. Ils sont obtenus à partir du latex naturel provenant de l’hévéa ou de l’isoprène produit à partir du craquage de naphta. Le monomère, l’isoprène, est une molécule présente dans la nature car rejetée par les arbres dans l’atmosphère. Il est soupçonné d’être cancérogène pour l’homme. On produit dans le monde largement plus de dix millions de tonnes de caoutchouc naturel et quinze millions de tonnes de caoutchouc artificiel. Peu recyclables, on les retrouve dans les revêtements de sol, les bitumes, ou comme combustible dans les cimenteries. Outre les gants chirurgicaux et autres, le caoutchouc sert en grande majorité à produire des pneumatiques.
Les gants en latex sont les plus confortables et élastiques, permettant bonne préhension et dextérité, mais ils résistent peu aux produits chimiques. Ils ne contiennent pas de plastifiants mais pour les naturels, ils comportent des protéines de latex allergisantes.

Gants en nitrile

Les gants en nitrile sont réalisés en copolymère butadiène-acrylonitrile (appelé en anglais NBR, Nitrile Butadiene Rubber). Ce copolymère donne des élastomères possédant un grand nombre d’usages : gants nitrile pour la médecine et la chimie, gainage de câbles, tuyaux, courroies, cuir synthétique...
Les deux monomères à l’origine de ce copolymère sont de grands produits industriels. Le butadiène est produit par craquage, entre autres, d’essence légère mais aussi possiblement à partir de biomasse par l’intermédiaire du tétrahydrofurane. Il est impliqué dans la fabrication de caoutchouc synthétique, de vernis, peintures et est un intermédiaire de la production du nylon. Sur le plan de la sécurité, outre son inflammabilité, il peut provoquer le cancer et des anomalies génétiques.
L’acrylonitrile est produit par ammoxydation du propène. On fait réagir ce dernier avec de l’ammoniac et de l’oxygène à température élevée avec des catalyseurs à base d’antimoine et d’uranium. La synthèse produit comme impureté de l’acide cyanhydrique. L’acrylonitrile est très toxique et il lui correspond de nombreuses phrases de risques : H301, 311, 315, 317, 318, 331, 350 (peut provoquer le cancer), 411. Sa combustion ainsi que celle de ses polymères peut conduire à de l’acide cyanhydrique. L’acrylonitrile a de nombreuses applications :

  • le NBR, vu plus haut ;
  • les fibres acryliques : le polyacrylonitrile peut être mélangé avec la laine, le coton ou la soie ;
  • le copolymère styrène-acrylonitrile (SAN) permet de faire des emballages alimentaires, pharmaceutiques, cosmétiques, des pièces pour l’automobile, des boîtiers pour l’électronique, les batteries ;
  • le copolymère acrylonitrile-butadiène-styrène (ABS) pour les produits solides, rigides, légers, moulables. Ce sont les matériaux de l’électroménager, des Lego®, ou d’objets plus gros : voitures (Méhari), petites embarcations, voitures sans permis...

Les gants en nitrile ne sont pas aussi confortables que ceux en latex. Ils sont moins élastiques mais résistent mieux aux produits chimiques. Ils sont utiles pour ceux qui ont des allergies aux protéines du latex naturel.

Gants en chloroprène

On peut obtenir un autre type de caoutchouc en remplaçant le groupement méthyle de l’isoprène par du chlore. Le monomère correspondant, le chloroprène, est fabriqué à partir du butadiène et du chlore avec comme intermédiaire le 3,4-dichloro-1-butène. Sa polymérisation donne le polychloroprène, popularisé sous le nom de Néoprène par la société DuPont de Nemours. Ce polymère résiste bien aux hydrocarbures et à l’eau de mer. On produit donc des gants, des joints et des combinaisons pour le surf et la plongée. Le monomère est toxique et il lui correspond de nombreuses phrases de risques, dont H350 (peut provoquer le cancer). Le polychloroprène ne représente que quelques pourcent de l’ensemble des caoutchoucs naturels.

Gants en polymères thermoplastiques

On peut produire des gants avec des polymères thermoplastiques, dont le polychlorure de vinyle ou vinyle, ou en polyéthylène.

Gants en vinyle

Le polychlorure de vinyle (PVC) est un produit fabriqué en quantités énormes dans le monde (plusieurs millions de tonnes) à partir du chlorure de vinyle. Celui-ci est produit à partir de la chloration de l’éthylène avec comme intermédiaire du dichloroéthane. Le monomère a une toxicité aiguë faible mais est très toxique de façon chronique et peut provoquer le cancer. Sa libération à partir du polymère est très contrôlée. La polymérisation radicalaire est effectuée le plus souvent en suspension et conduit à un très grand nombre de produits :

  • tuyaux, fenêtres, volets, revêtements muraux ;
  • matériels hospitaliers, poches de sang, alèses, gants ;
  • articles de bureaux, papeterie, jouets ;
  • électricité : câbles, gaines, boîtiers ;
  • automobile : garnitures intérieures, tableaux de bord ;
  • textiles, similicuir, chaussures, bottes.

Les gants en vinyle sont moins élastiques et confortables que ceux en latex, se détériorent plus vite et ne sont pas utilisables pour le risque chimique. En revanche, ils sont utiles pour les personnes souffrant d’allergies au latex. Ils contiennent des plastifiants et, de ce fait, ne sont pas recommandés pour la manipulation des viandes, des graisses et des poissons car les plastifiants sont solubles dans les graisses.

Gants en polyéthylène

Enfin, il existe des gants jetables en polyéthylène qui sont très utilisés pour leur résistance à la déchirure et à l’abrasion. Ils ne sont pas aussi élastiques que les gants en latex et sont réservés, en milieu médical, aux petits nettoyages et aux usages courants.
L’éthylène est fabriqué par vapocraquage, entre autres de naphta, et a l’avantage de ne pas être toxique. C’est d’ailleurs une hormone de mûrissement des fruits. Le polyéthylène haute densité est obtenu par polymérisation de l’éthylène avec des catalyseurs Ziegler-Natta, qui lui confère des propriétés d’un corps semi-cristallin. On l’utilise pour fabriquer des caisses, des bateaux, des bidons et bouteilles pour les détergents, huile, lait, des tubes et des géomembranes. Le polyéthylène haute densité est recyclable et plus ou moins biodégradable.

 
La diversité chimique des constituants des gants permet de se protéger contre l’ensemble des dangers rencontrés mais ne facilite pas leur recyclage ou leur élimination. C’est une pollution potentielle à la fois diffuse et concentrée. Dans les hôpitaux ou l’industrie agroalimentaire par exemple, on peut les trier et les collecter. Dans ce cas, on peut les nettoyer et les réutiliser en les transformant en mobilier, poubelles, arrosoirs, ou les incinérer. En revanche, dans les petites entreprises ou pour les particuliers, ils sont très dispersés et leur recyclage est difficile. Le traitement par incinération est alors convenable. Il faut noter que des milliards de gants sont utilisés annuellement en France, ce qui représente des dizaines de milliers de tonnes de déchets.

Jeanne Brugère-Picoux

Professeur honoraire de pathologie médicale du bétail et des animaux de basse-cour (Ecole nationale vétérinaire d’Alfort), membre de l’Académie nationale de médecine, présidente honoraire de l’Académie vétérinaire de France
 

Hyalomma marginatum

Hyalomma marginatum, fièvre hémorragique de Crimée-Congo

En septembre dernier, nous avions signalé l’alerte du site Internet consacré aux maladies émergentes (ProMed) concernant l’installation de la tique Hyalomma marginatum en Europe du Nord [1] pendant l’été dernier. Ce même site rapporte, le 17 juin 2020, l’émergence dans les zones rurales de Turquie de la fièvre hémorragique de Crimée-Congo (FHCC) avec quinze cas mortels. Cette maladie est transmise par cette tique dure reconnaissable à son long rostre et à ses pattes bicolores (anneaux blanchâtres aux articulations). Elle est deux fois plus grosse que Ixodes ricinus. La particularité de cette tique est d’être chasseuse. Contrairement à Ixodes ricinus qui se positionne sur des végétaux pour tomber sur l’hôte pour se fixer, H. marginatum se cache dans le sol, repère sa proie et se dirige vers celle-ci. Cette tique géante peut poursuivre sa cible pendant dix minutes, voire plus, sur une distance jusqu’à cent mètres.

La FHCC a été découverte en Turquie en 2002. Les autorités turques [2] ont annoncé que le nombre de cas était plus élevé qu'en 2019 avec, au 10 juin 2020, 480 infections signalées (le plus grand nombre de cas signalés en Turquie était de 1300 en 2008). Le taux de mortalité par FHCC est généralement autour de 4% mais il peut atteindre 80% dans certains pays.

En Espagne, le 11 juin 2020, les autorités de santé publique de la communauté autonome de Castille et León ont notifié un cas de FHCC [3], confirmé par PCR au Centre national de microbiologie. Le patient a été piqué par une tique à la fin du mois de mai dans la province de Salamanque et a développé des symptômes compatibles dans les jours suivants. Il s’agit de la troisième détection de FHCC en Espagne depuis quatre ans (deux cas en 2016, dont une contamination interhumaine pour un personnel de santé en milieu hospitalier, un cas mortel en 2018).
H. marginatum est largement présente en Espagne, comme le montre la carte de répartition publiée par le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (CEPCM) en mai 2020. Ces tiques ne sont pas nouvelles pour la France car elles sont connues depuis plusieurs décennies en Corse mais elles se sont aussi installées plus récemment en France continentale, en région méditerranéenne principalement [4]. Elles sont aussi présentes au Maghreb, dans la péninsule Ibérique, de l’Italie à la Turquie, autour de la mer Noire, dans le Caucase, au sud de la Russie. Le CEPCM souligne cependant que certains signalements ponctuels ne signifient pas une installation pérenne de ces tiques, en particulier au nord de l’Europe. L’introduction de ces tiques pourrait être soit le fait d’un transport par des oiseaux migrateurs (hypothèse retenue pour les tiques découvertes en Allemagne), soit la conséquence de l’importation de chevaux ou de bovins infestés par des tiques adultes.
 

Répartition actuelle connue de Hyalomma marginatum en Europe en mai 2020 (370 nouveaux rapports ont été soumis depuis la dernière mise à jour de juillet 2019) [5]

European Centre for Disease Prevention and Control and European Food Safety Authority. Tick maps [internet]. Stockholm: ECDC; 2020

Un autre danger représenté par ces tiques est la transmission de la fièvre boutonneuse, due à Rickettsia aeschlimannii. Ce danger est d’autant plus sérieux que le site Promed a signalé, le 19 août dernier [6], un cas humain de fièvre boutonneuse en Allemagne chez un propriétaire de chevaux. Ce dernier avait envoyé la tique qui l’avait mordu à l’université de Hohenheim pour identification avant d’être hospitalisé quelques jours plus tard avec les symptômes alarmants d’une fièvre boutonneuse rapidement jugulée par une antibiothérapie. R. aeschlimannii avait été isolée de la tique. Ce cas autochtone est d’autant plus inquiétant que, dans une étude épidémiologique sur H. marginatum et Hyalomma rufipes en Allemagne, la moitié des dix-huit tiques identifiées étaient porteuses de R. aeschlimannii [7].

L’émergence de ces tiques géantes ajoute de nouveaux risques infectieux liés aux tiques dans plusieurs territoires jusque-là indemnes. L’apparition récente d’un foyer d’encéphalite à tiques en France démontre l’importance d’une prévention constante contre les morsures de tiques en général dans le contexte actuel d’une augmentation d’activité des tiques en Europe.

 

[1] Brugère-Picoux J. Installation de Hyalomma marginatum en Europe du Nord. Afas, 27 septembre 2019.
[2] https://www.dailysabah.com/turkey/turkish-authorities-scramble-for-measures-as-another-deadly-disease-emerges/news
[3] https://www.mesvaccins.net/web/news/15739-cas-de-fievre-hemorragique-de-crimee-congo-en-espagne
[4] Stachurski F, Vial L. Installation de la tique Hyalomma marginatum, vectrice de la fièvre de Crimée-Congo, en France continentale. Bull.épidémiologique, santé animale et alimentation, 2018, 84(8).
[5] European Centre for Disease Prevention and Control and European Food Safety Authority. Tick maps [internet]. Stockholm: ECDC; 2020. https://ecdc.europa.eu/en/disease-vectors/surveillance-and-disease-data/tick-maps
[6] PRO/AH/EDR> Spotted fever - Germany: Rickettsia aeschlimannii via hyalomma tick- 19 août 2019
[7] Chitimia-Dobler L et al. Imported Hyalimma ticks in Germany in 2018. Parasites vectors, 2019, 12, 134.

Jeanne Brugère-Picoux

Professeur honoraire de pathologie médicale du bétail et des animaux de basse-cour (Ecole nationale vétérinaire d’Alfort), membre de l’Académie nationale de médecine, présidente honoraire de l’Académie vétérinaire de France
 
abattoirs

Après les clusters notifiés dans des abattoirs en France, aux Etats-Unis ou en Allemagne (où le plus gros abattoir d’Europe vient d’être touché avec plus de 700 cas) et le marché alimentaire de Pékin, les Britanniques s’inquiètent de nouveaux foyers dans des abattoirs au Pays de Galles et en Angleterre (https://www.telegraph.co.uk/global-health/science-and-disease/revealed-meat-processing-plants-ideal-incubator-coronavirus/).

Comme dans les cas précédents, l’apparition de ces cas de Covid-19 est favorisée par :

  • l’environnement de ces abattoirs (bâtiments froids et humides, sans lumière naturelle, sans soleil, difficultés pour les employés de maintenir une distance physique aux vestiaires, pendant le travail à la chaîne, en salles de repos) ;
  • il est également difficile pour les employés de porter des masques en permanence, les travailleurs ayant tendance à ne couvrir que leur bouche, pas leur nez, et réajustant fréquemment leurs masques ;
  • le bruit dans l’abattoir oblige les travailleurs à se rapprocher les uns des autres lorsqu'ils parlent ou crient, ce qui peut augmenter la projection de particules virales.

Les facteurs socio-économiques sont également importants : dans une usine, de nombreuses langues différentes peuvent être parlées, rendant difficiles une distance physique et la mise en place des mesures de biosécurité ; le personnel arrive souvent après avoir voyagé en groupe (bus, covoiturage), permettant une diffusion du virus à l’extérieur ; il peut s’agir aussi de personnes vivant des conditions précaires (logements avec une forte densité humaine, familles nombreuses avec présence de personnes âgées vulnérables, étrangers recrutés en sous-traitance...).

Pierre Potier

Ingénieur
 

Delambre et Méchain
Jean-Baptiste Delambre (à gauche) et Pierre Méchain (à droite)

Du chaos à l’universel

Le système de mesure des longueurs en Europe au XVIIIe siècle est un véritable chaos. Non seulement les unités prolifèrent (la lieue, la toise, le pied, l’aune, la perche, la verge, la palme, la canne, le pouce, la ligne), mais chacune varie selon les villes, les régions, les corporations et même l’objet mesuré! Le pied de Besançon diffère du pied de Dijon ; l’aune de Paris vaut deux fois celle de Strasbourg ; la toise des charpentiers n’est pas celle des arpenteurs. En France, on dénombre treize lieues, sept toises, dix pieds, onze aunes. Les fraudes, les querelles, les procès sont fréquents. De Philippe Le Bel à Louis XIV, toutes les tentatives de simplification ont échoué.

Il semble admis que la nouvelle unité de longueur devra être unique, basée sur une référence universelle, accessible à tous. Beaucoup proposent la longueur d’un pendule battant la seconde, à l’image de l’Italien Buratti avec son metro cattolico (1675). Mais on découvre bientôt que la période du pendule dépend de sa latitude, ce qui le rend un peu moins universel.

Gabriel Mouton, vicaire à Lyon, propose en 1670 un système innovant à double titre : il est décimal (et non duodécimal) et il se réfère au méridien (et non le pendule). C’est, avec plus d’un siècle d’avance, l’ossature du futur système métrique. Une solution semblable est proposée en 1720 par Jacques Cassini, dit Cassini II (de l’exceptionnelle dynastie qui a régné 125 ans sur l’Observatoire de Paris).

La longueur du méridien serait-elle donc la référence universelle idéale ? Encore faudrait-il s’entendre sur sa forme! Selon Newton, la Terre est aplatie aux pôles, comme une pomme. Les fidèles à Descartes, dont Cassini II, pensent qu’elle est élancée, comme un citron. Pour trancher la question, deux expéditions sont lancées en 1736, l’une en Laponie, dirigée par Maupertuis, l’autre au Pérou, dans le but d’y mesurer la longueur d’un degré de méridien. C’est la théorie de Newton qui est confirmée : Maupertuis «a aplati la Terre et les Cassini», raille Voltaire.

Un projet révolutionnaire

La Révolution s’empare de la réforme du système de mesures, dans l’esprit de rationalité et d’universalité hérité des Lumières et porté par Condorcet.
Lancée par Talleyrand, une tentative d’accord franco-anglais, basé sur le pendule, avorte vite, chacun voulant la référence chez lui!

Une commission de savants (Condorcet, Borda, Laplace, Lagrange, Monge) prône alors l’instauration du système métrique, où le mètre est la dix-millionième partie du quart du méridien, une référence universelle «qui puisse convenir à tous les peuples». Pour établir la longueur du méridien, on en mesurera la portion qui va de Dunkerque à Barcelone. L’Assemblée constituante vote le projet en mars 1791.

La veille de sa fuite à Varennes, Louis XVI, faisant preuve d’un sang-froid étonnant, interroge Cassini IV sur la nécessité de refaire ces mesures de méridien, déjà en partie réalisées par son père et son grand-père en 1740. Cassini IV explique que les nouvelles mesures seront quinze fois plus précises : un véritable saut technologique dû au nouvel instrument de visée, ou «cercle répétiteur», mis au point par Borda.
L’arc de méridien (1070 km) sera mesuré par triangulation, «maillé» par une centaine de triangles. Avec le cercle de Borda, on mesurera chaque angle en visant les sommets surélevés (clochers, tours, pics) ainsi que la latitude en cinq points de l’arc. De plus, on arpentera deux bases de 10 km.
 

Cercle répétiteur de Borda, Musée des arts et métiers (à gauche)
Triangulation de Dunkerque à Barcelone (à droite)

Cercle répétiteur de Borda    Les triangles de Dunkerque à Barcelone

L’opération sera réalisée par deux astronomes, expérimentateurs hors pair : Jean-Baptiste Delambre, 42 ans, assisté de l’ingénieur Bellet, réalisera les mesures de Dunkerque à Rodez, et Pierre Méchain, 47 ans, assisté de l’ingénieur Tranchot, de Barcelone à Rodez. On estime le temps de l’opération à un an. C’est sans compter les désordres de la révolution et quelques autres contrariétés!
  

L’aventure commence... et s’arrête

Le grand départ a lieu en juin 1792. Chaque équipe dispose de deux voitures et de deux cercles de Borda. Dès sa sortie au nord de Paris, Delambre est soumis à de fréquents contrôles. Ses interlocuteurs sont perplexes : en quoi la mesure de la Terre est une urgence nationale alors que les Prussiens menacent d’envahir le pays? Delambre doit improviser de véritables séminaires de cartographie devant un public sceptique. On le prend pour un espion, ou pire, un aristocrate en fuite. Un jour, Delambre et Bellet doivent affronter une foule menaçante et passer la nuit cachés à la mairie. Malgré ces conditions pénibles, ils parviennent à mesurer quelques triangles autour de Paris.

De son côté, Méchain arrive rapidement à Barcelone, repère les sites, installe les stations de mesures et effectue les visées. Le cercle de Borda fait merveille. Méchain enchaîne avec les mesures nocturnes de latitude de Montjouy, à l’extrémité sud de l’arc. Il découvre au passage une nouvelle comète. C’est sa spécialité!
Après neuf mois, Méchain a déjà accompli plus de la moitié de sa mission, et Delambre seulement un dixième!

Muni d’un nouvel ordre de mission, sans référence au roi, qui a été guillotiné, Delambre fonce vers le nord : il se retrouve dans le flot des milliers de volontaires qui partent faire barrage à la coalition anglo-prussienne (mai 1793). A Dunkerque, il amorce sa descente vers le sud, en mesurant ses triangles. Près d’Orléans, alors qu’il vient de construire une tour en bois de 20 m de haut (janvier 1794), la terrible nouvelle tombe : Paris a décidé mettre fin à l’opération. Delambre est démis de ses fonctions. Bien que sous le choc, il a le cran d’achever sa phase de travail avant de rentrer à Paris, où il subit des interrogatoires. Son sort est incertain. C’est le régime de la Terreur. Condorcet est mort en prison. Lavoisier est guillotiné : c’est la stupeur dans l’Europe scientifique.

Le piège espagnol

Du côté de Méchain, les affaires ne vont guère mieux : l’Espagne et la France sont en guerre. Méchain se retrouve en résidence surveillée à Barcelone (début 1793). Lors d’une visite technique, il est frappé violemment par le levier d’une pompe. Il reste plusieurs jours dans le coma, entre la vie et la mort. Il souffre de fractures de la clavicule et des côtes.
En octobre, encore handicapé du bras droit, il s’attaque, avec Tranchot, aux triangles espagnols des Pyrénées, malgré les combats qui sévissent dans cette région frontalière. Ils louent guides et mules. Tranchot installe les stations et Méchain le suit de quelques jours pour les visées. Un jour, Tranchot est fait prisonnier par des troupes françaises et ce n’est qu’après plusieurs semaines qu’il rejoint Méchain, devenu soudain méfiant vis-à-vis de son collègue. Ils achèvent tous les triangles espagnols fin 1793.
Ils n’ont toujours pas le droit de quitter le pays. Méchain, qui est un perfectionniste, décide de mesurer la latitude de Barcelone, un supplément non prévu au programme, qui, incroyablement, va bouleverser sa vie!
Après trois mois de relevés d’étoiles, il compare les latitudes de Montjouy et de Barcelone, distantes de 1,5 km. Il est pétrifié : il constate une différence substantielle de trois secondes de degré avec l’écart théorique. Méchain vérifie ses calculs. Aurait-il fait une erreur de manipulation? Sa réputation est en jeu. Il préfère ne pas en parler. Funeste décision car il va devoir vivre seul avec le poids de son secret.
En juin, l’équipe est autorisée à quitter l’Espagne pour l’Italie, pays neutre. Ils se rendent par bateau à Gênes.

Reprise des travaux

Mai 1795 : convaincu de son intérêt militaire, le général Calon obtient que la campagne de mesures soit reprise. Delambre est réhabilité (avec désormais un salaire!). Avec Bellet, il retourne à ses chers triangles, après dix-sept mois d’arrêt. Autour de Bourges, les sans-culottes ont détruit la moitié des clochers et Delambre doit construire des tours en bois.
Il reçoit une lettre de neuf pages de Méchain, fébrile, en proie au doute, et déterminé à retourner à Barcelone pour y refaire des mesures (il ne mentionne pas l’écart de trois secondes). Delambre l’en dissuade et cherche à rassurer son collègue. Dans un beau geste d’amitié, Delambre, célibataire, transfère son récent avantage salarial à Méchain, dont la famille vit à Paris.

Revenus sur le sol français, Méchain et Tranchot sont dans les difficiles montagnes de Corbière : au Pech de Bugarach, le sommet est si étroit que l’on ne peut y installer la station de mesure et la tente, les obligeant à des ascensions journalières périlleuses. Méchain se montre abattu et sans ressort. Tranchot piaffe : il veut participer davantage aux mesures (il a déjà cartographié toute la Corse). Méchain refuse, sans raison. La relation entre les deux hommes se détériore.

Début 1797, Delambre est à Evaux : il mesure la latitude, installé pour trois mois dans une chambre d’où il observe une portion du ciel nocturne. Il apprécie ce confort : lors des mesures de triangles, ils sont souvent coincés dans des clochers encombrés de charpentes ou pris de vertige au sommet de tours instables ou exposés aux vents sur des cimes glaciales, sans parler des nuits à la belle étoile!
Delambre et Bellet amorcent ensuite la dernière ligne droite avant Rodez. A Bort-les-Orgues, un déversement naturel de boue dans les rues les rend suspects : on détruit leur station! A Salers, ils couchent dix nuits dans un abri à vaches et se nourrissent de lait et de fromages. Soudain, ils rencontrent... Tranchot! Il a quitté Méchain, après lui avoir préparé ses stations de mesure au nord de Carcassonne. Les trois compères arrivent à Rodez, terme de leur mission, le 26 août 1797. Dans son journal, Delambre cite un vers en latin de L’Enéide de Virgile : «Là cessent mes travaux ; j’atteins le terme de mes longues courses». Il va bientôt retrouver à Paris la jeune veuve qu’il a récemment rencontrée...

Fin de parcours compliquée

Méchain reste prostré tout l’été 1797 à Carcassonne, hébergé chez un ami. Il ne va pas voir sa famille à Paris, refuse de recevoir son épouse. Dans ses lettres, il se dénigre constamment et ne voit son salut que dans un mythique retour à Barcelone. Borda le secoue : «Comportez-vous en homme de science!». En novembre, Méchain est au pic de Nore, redoutable pour son froid. Le brouillard l’oblige à différer sans cesse ses mesures : il va y monter trente fois!

Faisant preuve d’un remarquable esprit d’ouverture, l’Académie invite les savants de dix pays européens à participer aux derniers calculs du mètre en septembre, à Paris. Ce sera la première conférence scientifique internationale de l’histoire.

Avril 1798 : Delambre est de retour à la tâche, à Melun, pour l’importante mesure de la base de 10 km qui va donner l’échelle à l’ensemble des calculs. Avec Bellet et Tranchot, il pose des règles de platine de deux toises (4 m), selon une procédure délicate, minutieusement préparée. Après 41 jours de mesures, a lieu la cérémonie de clôture, où Bougainville et Humboldt sont invités d’honneur, après quoi l’équipe part répéter l’opération à Perpignan.

Septembre : les savants étrangers arrivent à Paris. Leur hôte est Jérôme Lalande, 66 ans, le pape de l’astronomie et personnage haut en couleurs. Il est très nerveux devant l’incapacité de Méchain à boucler ses travaux : il est dans les montagnes Noires, une région de rebelles, qui requiert la protection de gardes armés. Lalande somme Delambre d’aller remplacer Méchain. Mais ce dernier refuse obstinément et ajoute même qu’il n’ira pas à Paris! Delambre attend à proximité, avec une patience admirable : dix jours, vingt, trente, quarante, cinquante jours!

Novembre : Delambre rencontre enfin Méchain à Carcassonne et le convainc en trois jours de l’accompagner à Paris. Lalande, qui n’y croyait plus, annonce leur arrivée aux congressistes. C’est par ce dénouement inespéré que s’achève l’extraordinaire odyssée de six ans de nos deux savants.

Les festivités passées, Méchain fait encore monter la pression... avant de livrer un résumé de ses mesures, le 22 mars. La commission (deux étrangers, deux Français) calcule tous les triangles et la longueur de l’arc selon trois méthodes différentes. Surprise de taille : la courbure de l’arc est irrégulière et moins excentrée que prévue. Le calcul du mètre doit en tenir compte. Le rapport de synthèse est rédigé par le Hollandais Van Swinden, fixant la longueur du mètre en toises de l’Académie. Les étalons sont fabriqués par l’artisan expert Lenoir : deux en platine, et dix en acier pour les délégués étrangers.
Le 10 décembre 1799, la base légale du mètre devient l’étalon de platine déposé aux Archives.

Epilogue

Nommé directeur de l’Observatoire (c’était une promesse), Méchain broie encore du noir. Toujours sous l’emprise de son obsession, il part pour les Baléares, en avril 1803, avec son fils de 17 ans, pour des mesures de méridien. Il y connaît une série de contretemps malheureux et meurt de la malaria près de Valence, le 8 octobre 1804. Il ne se sera jamais remis du choc de Barcelone.

Delambre (jeune marié!) récupère les milliers de pages de mesures de Méchain et découvre l’écart de Barcelone. Il écrit un rapport de 2400 pages sur les six années de mesures, un modèle de transparence et de rigueur (1807). Il n’élude pas l’anomalie de Barcelone et montre qu’elle n’affecte en rien le résultat final. Durant les quinze dernières années de sa vie, Delambre publiera deux gros ouvrages de référence en astronomie et jouira d’un prestige considérable dans le monde.

En 1828, Nicollet, élève de Laplace, revisite la fameuse mesure de Barcelone à la lumière des nouvelles théories de l’erreur de Legendre et de Gauss et il montre qu’il n’y a pas d’anomalie! Méchain avait bien mesuré selon les règles de l’art mais il ne disposait pas encore, pour son malheur, des outils mathématiques pertinents pour traiter un grand nombre d’observations.

Dernier épisode : Santa Barbara, Californie, XXe siècle : on découvre chez un collectionneur l’exemplaire du rapport de Delambre, avec ses notes manuscrites. Il s’avère que Méchain avait maquillé des résultats pour les faire paraître plus cohérents. Delambre a rétabli les données brutes dans le rapport publié. Mais il n’a pas dévoilé la fraude. Delambre est indulgent devant cette tentative naïve de sauver les apparences, venant d’un homme tourmenté. Il s’en veut de ne pas avoir su lire entre les lignes des lettres de son collègue.

L’impact de la dépression de Méchain sur le cours de l’expérimentation nous rappelle que la science se construit avec des êtres humains, de chair et d’os. Delambre s’est révélé exemplaire : son soutien a été permanent, mais jamais au détriment de la rigueur scientifique.

La campagne de mesures du mètre, inédite par l’ampleur et la précision des données recueillies, a permis de découvrir que le méridien terrestre n’est pas l’ellipse parfaite de Newton. Lorsqu’on la regarde dans le détail, la boule terrestre a une forme plutôt cabossée ! Les méridiens ne sont pas tous de longueur égale et ne sont donc pas une référence universelle.

Aujourd’hui, la mesure du même arc de méridien par satellites donnerait un mètre plus long de 0,02%, soit l’épaisseur de deux feuilles de papier. Ce résultat force l’admiration pour ces deux savants qui ont réussi une véritable prouesse technique malgré les rudes conditions physiques, les évènements tragiques et les aventures multiples qu’ils ont vécus.

Le mètre triomphe lentement

Après sa naissance laborieuse, le mètre, comme l’ensemble du système métrique, mal présenté, trop politisé, est boudé par la population française, déjà soumise à beaucoup d’autres changements. Napoléon en suspend l’application. C’est seulement en 1837 qu'après des débats passionnés, le mètre devient obligatoire en France, alors qu’il l’est déjà depuis vingt ans en Hollande et Belgique.

Les Italiens puis les Allemands l’adoptent, voyant en lui un ciment de leur unification.
En 1870, le mètre reçoit un appui décisif de l’Association européenne de géodésie, qui le choisit. Son président, le général prussien Baeyer, déclare : «En vérité, le mètre tire une bonne part de son prestige de l’idée, flatteuse pour la fierté humaine, que nos mesures quotidiennes sont tirées des dimensions du globe».
En 1889, le Bureau international des poids et mesures est créé. Un nouvel étalon est construit. La référence au méridien terrestre disparaît.
Le mètre est adopté par la Grande-Bretagne (1965) et le Canada (1970).

Aujourd’hui, le mètre, cette longueur résultant des mesures et des calculs réalisés de 1792 à 1799 par Delambre, Méchain et leurs collègues, ce même mètre est défini par la communauté scientifique internationale comme la distance parcourue dans le vide par la lumière en 1/299 792 458 de seconde. Le mètre a maintenant une vraie référence universelle. Et il est utilisé par 95% de la population mondiale. Après tout, le rêve de Condorcet et ses amis semble bien réalisé.