Le temps et l’heure. Projet d’heure naturelle

Christian Marchal


Astronome
 

«Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices !
«Suspendez votre cours :
«Laissez-nous savourer les rapides délices
«Des plus beaux de nos jours !»

En quelques lignes tout est dit, mais les regrets du poète ne trompent personne, pas même lui. Le temps se rit de nous et nous échappe perpétuellement ; ses rapports avec l’humanité sont les plus complexes et les plus élaborés qui soient. L’invention de l’heure est la première tentative pour dompter le temps, mais ce n’est pas un absolu, c’est une convention nécessaire à l’organisation de la vie en société. Les multiples modifications historiques de la définition de l’heure prouvent son caractère artificiel…

Heure d’été, heure d’hiver, alternance ou pas ? La question est largement débattue. L’heure d’été gardée toute l’année aurait la préférence, dit-on, mais les inconvénients de l’heure d’été en hiver sont beaucoup plus graves que ceux de l’heure d’hiver en été : levez-vous par la nuit noire et allez au travail à l’heure la plus froide sur des routes verglacées… Le plus étonnant est que cette mésaventure nous est déjà arrivée dans les années qui ont suivi la Libération, mais nous avons oublié…

Le temps solaire «vrai» et le temps solaire moyen

Plantez un bâton verticalement un jour ensoleillé, son ombre tournera peu à peu. Vous pouvez marquer sur le sol la position de l’ombre pour les heures successives et vous constaterez le lendemain que l’ombre revient presque exactement aux mêmes places à chaque heure.

Le bâton vertical et son ombre sont la première esquisse des cadrans solaires mais pour obtenir une excellente régularité, il convient d’utiliser une tige parallèle à l’axe de rotation de la Terre (donc inclinée en direction de l’étoile polaire) ; cet élément essentiel a été découvert, de manière le plus souvent pragmatique, par toutes les civilisations de l’Antiquité. La tradition est de mettre «midi» (en latin le milieu du jour) dans le plan vertical de la tige : il est midi quand le soleil est au plus haut et pour éviter toute confusion, les astronomes appellent cet instant «midi vrai» ; le temps correspondant est le «temps vrai».

La construction d’horloges précises a révélé que le «temps vrai» n’est pas rigoureusement régulier, car l’orbite de la Terre n’est pas tout à fait circulaire et son axe est incliné ; le temps moyen correspondant s’appelle «temps solaire moyen». La différence temps moyen moins temps vrai est fonction des saisons mais reste toujours petite ; elle est maximale le 4 février (14mn 18s) et minimale le 3 novembre (retard de 16mn 24s).

A partir de 1816, toutes les horloges publiques de France sont réglées sur le temps solaire moyen local et chacun «voit midi à sa porte», mais le développement des chemins de fer fait prendre conscience que tous ces temps sont différents : Strasbourg est en avance de 21mn 40s sur Paris et Brest en retard de 27mn 20s. La confusion générée par cette situation est telle que les différents réseaux de chemin de fer se mettent à utiliser partout l’heure de Paris et, pendant près de vingt ans, il y aura dans chaque province «l’heure de la ville et l’heure de la gare». Enfin, en mars 1891, toute la France métropolitaine se met à l’heure de la capitale. La plupart des pays font de même et il vous faut changer d’heure chaque fois que vous traversez une frontière : il faut retarder votre montre de 9mn 21s si vous traversez la Manche. La clarté y a gagné, mais c’est encore bien compliqué et le vrai progrès sera l’adoption du système des fuseaux horaires. Les Français rechigneront longtemps à adopter ce système basé sur le méridien de Greenwich et sur le «temps moyen de Greenwich» appelé GMT ou TU (temps universel) et ce n’est qu’en mars 1911 que l’heure légale en France sera définie comme étant «l’heure du temps moyen de Paris, diminuée de 9mn 21s». La perfide Albion n’est pas mentionnée, l’honneur national est sauf !

L’heure d’été

«Le temps a laissé son manteau
«De vent, de froidure et de pluie,
«Et s’est vêtu de broderie,
«De soleil luisant, clair et beau.»

Les Scandinaves en conviennent volontiers : «Nous vivons au nord, mais nous portons l’été dans nos cœurs !». Tous les peuples qui vivent loin de l’équateur sont conditionnés par l’alternance des saisons : la belle saison chaude aux longues journées et la saison froide aux nuits interminables. Certes les différences ne sont pas partout aussi marquées qu’en Scandinavie, mais déjà à 30° de latitude (Le Caire, la Floride), une journée moyenne des quatre mois de mai à août est trois heures plus longue qu’une journée moyenne des quatre mois de novembre à février ; la différence atteint quatre heures à Alger et cinq heures à Rome, elle dépasse six heures à Paris… Les deux saisons opposées sont vraiment différentes !

L’idée d’avancer les horloges en été, à la fois pour économiser la lumière et nous rapprocher de nos rythmes naturels – nos ancêtres se levaient comme le soleil – fut exprimée par William Willet, qui mourut en 1915, un an à peine avant qu’elle soit appliquée.

1914. Une fois encore, la vieille Europe est ensanglantée. Mais cette fois-ci, les peuples entiers sont au combat, on ne se contente plus d’armées de 30 000 hommes comme au XVIIIe siècle. Les armées mobilisent des millions d’hommes et dévorent en quelques mois des ressources que l’on avait mis des décennies à accumuler. Dans ces conditions, André Honorat, député des Basses-Alpes, n’a pas trop de peine à convaincre ses collègues de l’intérêt de l’idée de William Willet et la France adopte l’heure d’été le 14 juin 1916, un mois à peine après la Grande-Bretagne.
L’alternance TU en hiver et TU + 1h en été va être jugée très intéressante et conservée une fois la paix revenue. Les changements auront toujours lieu dans la nuit de samedi à dimanche, en général à la fin de mars et à la fin de septembre.

1940. L’invasion, l’occupation. La situation va être chaotique, elle dépendra des zones d’occupation et des flux et reflux des armées.

1945. La guerre est finie. Va-t-on reprendre l’alternance de l’avant-guerre ? La question soulève des discussions passionnées. Finalement l’alternance est abandonnée en 1946 et l’on garde toute l’année l’heure d’été de l’avant-guerre (TU + 1h) au motif que cette heure permettra les économies d’énergie associées à l’heure d’été, tout en évitant le changement d’heure tous les six mois. Mais bien vite cela se révèle une illusion, c’est l’alternance et les horaires qui y sont adaptés qui entraîne les économies, d’autre part l’heure d’été utilisée en hiver a de graves inconvénients : levez-vous par la nuit noire des petits matins de décembre ou janvier et allez au travail à l’heure la plus froide sur des routes verglacées… Très vite, tous ceux qui le peuvent retardent leurs horaires et au bout de quelques années, pratiquement tous les horaires ont été retardés d’une heure. La France métropolitaine gardera cette heure, TU + 1h (modernisée en UTC + 1h) jusqu’en 1975.

1973. Le premier choc pétrolier. Le prix du baril passe de 4 à 16 dollars en quelques semaines. Chacun cherche à faire des économies et l’on finit par se rappeler que l’alternance heure d’été heure d’hiver est un bon moyen d’en faire pour pratiquement aucun investissement. Pour la France, l’économie correspond à la consommation énergétique d’une ville de 800 000 habitants. Oui mais quelle heure choisir ? Va-t-on reprendre les rythmes d’avant-guerre alors que la plupart des horaires ont été retardés d’une heure ? La solution de sagesse sera de ne pas modifier les horaires et de prendre UTC + 1h en hiver et UTC + 2h en été, ce qui a d’autre part l’avantage d’unifier dans ce domaine le continent européen : une heure identique de l’Espagne à la Pologne et de la Norvège à l’Italie et la Yougoslavie.

Cette situation laborieusement obtenue sera-t-elle pérenne ? Pas si sûr, plusieurs professions soulignent les inconvénients des changements d’heure : ainsi les vaches laitières habituées à la traite de 19h supportent très mal de devoir attendre une heure de plus et les éleveurs sont contraints d’étaler le changement…

Projet d’heure naturelle

Soulignons d’entrée que le projet qui va suivre n’est pas actuellement applicable ; il le sera cependant le jour où les horloges seront numériques et réglées automatiquement comme celles des ordinateurs. Ainsi la sophistication numérique extrême rejoindrait-elle la nature. Compte-tenu des diverses contraintes, simplicité, économie, proximité des rythmes naturels (nos ancêtres se levaient bien plus tôt en été qu’en hiver), absence de décalages brutaux, on peut envisager le système suivant que l’on peut appeler «heure naturelle» :

  • A. Du 31 octobre au 31 mars, on utilise l’heure d’hiver habituelle.
  • B. En avril, on passe en douceur à l’heure d’été en ne mettant que 58mn chaque matin, entre 2h et 3h.
  • C. De mai à septembre, on utilise l’heure d’été habituelle.
  • D. Enfin, on repasse à l’heure d’hiver en mettant 62mn entre 2h et 3h chaque matin, du 1er au 30 octobre. On pourra ainsi se donner rendez-vous à 2h61…

Le caractère naturel de ce projet peut être souligné par le fait suivant : aux latitudes moyennes de l’hémisphère nord, entre 45° et 50°, le soleil se lève pratiquement à la même heure tout au long du mois d’avril (à Paris entre 6h33 et 6h35 avec les heures d’été et d’hiver de ce début de XXIe siècle. Pour octobre, la zone d’équilibre est un peu plus au nord.

Conclusion

L’homme est mortel, le temps finit toujours par gagner. L’heure et le calendrier sont des moyens inventés par l’humanité pour tenter de dompter et de s’approprier cet insaisissable que nous appelons le temps et les complications extrêmes de ces tentatives démontrent à l’envie leur importance. Pensez aux avatars du 29 février, pensez que tant de peuples se sont construit un calendrier et l’ont peu à peu affiné au fil des siècles… Le mètre et le kilomètre sont la simplicité même à côté du jour, de la semaine, du mois, de l’année, de l’heure, de la minute, de la seconde !

Dans ces conditions, il est logique que nos systèmes de mesure du temps aient profondément varié au cours des siècles, tiraillés entre la régularité absolue – mais contraire à nos rythmes naturels – et une adaptation brutale – une heure de plus ou de moins d’un coup –, coincés entre les habitudes locales et les nécessités de liaisons globales… On peut espérer que l’heure naturelle permettra de concilier tous ces extrêmes.

 

Abréviations :
GMT : temps moyen de Greenwich (Greenwich Mean Time)
TU : temps universel, autre nom du GMT
UTC : temps universel coordonné : toujours très voisin du TU (écart < 0,9s) mais défini à l’aide du temps atomique international, temps bien plus régulier que la rotation de la Terre.