De la découverte d’un anesthésique aux méfaits d’une drogue, le protoxyde d’azote

Claude Monneret* et Caroline Victorri-Vigneau**


*Directeur de recherche honoraire au CNRS, ancien président de l’Académie nationale de pharmacie
** Professeure des Universités – praticienne hospitalière au CHU de Nantes, Inserm, UMR 1246 «SPHERE» (MethodS in Patients-centered outcomes and HEalth REsearch)

 
Article issu de la conférence du 8 mars 2022 à l’Institut Curie (Partenariat AFAS / Chercheurs Toujours), paru dans la Lettre de Chercheurs Toujours, N° 38, mai 2022.
 

Hansmuller, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons

Le protoxyde d’azote est un gaz incolore, utilisé comme gaz propulseur (E942) notamment dans les cartouches destinées aux siphons alimentaires. Mais c’est aussi un gaz à usage médical, utilisé principalement pour ses propriétés analgésiques. Il est utilisé comme anesthésique de courte durée, en unité de chirurgie et d’urgence et surtout en pédiatrie, associé à l’oxygène (mélange 50/50) sous le nom de MEOPA. De façon beaucoup plus récente, il a maintenant des indications en cardiologie pour ses propriétés analgésique et anxiolytiques.

De l’attraction dans les foires à l’usage médical : la sérendipité

Découvert en 1772 par le chimiste anglais Joseph Priestley, ses propriétés euphorisantes ne seront découvertes que vingt-cinq ans plus tard par un autre chimiste anglais, Humphry Davy. Celui-ci, vers 1800, l’étudie de manière détaillée, tant au niveau de ses propriétés physiques et chimiques que de ses effets lorsqu’il est inhalé. Davy découvre ainsi les propriétés euphorisantes du gaz, mais également ses vertus anesthésiantes, qu’il résume ainsi : «As nitrous oxide in its extensive operation appears capable of destroying physical pain, it may probably be used with advantage during surgical operations in which no great effusion of blood takes place»
Les conclusions de Davy concernant les effets analgésiques de l’oxyde nitreux furent laissées de côté. Il n’y eut que Stodart (1802) et Barton (1808) qui constatèrent aussi les effets analgésiques du protoxyde d’azote mais sans proposer son usage dans un cadre chirurgical.
Rapidement, l’intérêt de ce gaz s’échappe des seuls cercles scientifiques et littéraires pour gagner les salons et les foires britanniques, où il devient le divertissement à la mode. L’engouement est tel que la pratique menace bientôt de se muer en problème de santé publique et doit être réglementée. Si la «gazomanie» touche l’Angleterre de plein fouet, elle ne semble atteindre la France que dans une moindre mesure. Tel est l’engouement que le cinéma s’en emparera, dont Charlie Chaplin.
 

Illustration satirique de 1830, intitulée «Living made easy», décrivant Humphry Davy administrant une dose de gaz hilarant à une femme.
Thomas McLean, Public domain, via Wikimedia Commons


 
Le protoxyde d’azote est alors utilisé en cette fin du XVIIIe siècle comme «gaz hilarant» dans les foires. Alors qu’il assiste à une démonstration, un des spectateurs, invité à monter sur l’estrade pour expérimenter le gaz, fait une chute en redescendant de l’estrade, se blessant profondément. A la grande surprise, il n’éprouve aucune douleur. Le dentiste Horace Wells, qui assiste à la démonstration, comprend aussitôt que le protoxyde d’azote est la raison de cette absence de réaction à la douleur. Pour vérifier cette hypothèse, il se fait extraire, dès le lendemain, une molaire en train de se gâter tandis qu’on lui administre le gaz. Le résultat est probant. Il renouvelle cette expérience avec succès auprès de quinze de ses patients au cours des mois suivants.
A Boston, Wells rencontre le Pr. Warren, chirurgien du Massachusetts General Hospital et tout un auditoire pour convaincre ses confrères dentistes mais également les médecins présents, des vertus anesthésiques du protoxyde d’azote. La séance se déroule le 20 janvier 1845 et Wells demande à son auditoire si quelqu’un a besoin de se faire extraire une dent, Wells commence sa démonstration avec l’assistance de son collègue Morton, mais suite à une mauvaise administration du gaz, l’étudiant volontaire se plaint d’avoir très mal.

Suicide d’Horace Wells
Cette expérience désastreuse marqua un sérieux coup d’arrêt dans l’utilisation du protoxyde d’azote en anesthésie et discrédita Wells aux yeux de la communauté médicale, allant le qualifier même de charlatan. Rentré dépressif à Hartford, Horace Wells ne rouvrit pas son cabinet, vivant chichement du produit de ses conférences sur l’ornithologie. Par la suite, devenu addict au chloroforme, Horace Wells, en plein délire, attaque le 21 janvier 1848 deux prostituées sur lesquelles il jette de l’acide sulfurique. Arrêté, il met fin à ses jours le 24 janvier 1848 en se tranchant l’artère fémorale, laissant une lettre pour expliquer son geste.

Protoxyde d‘azote, éther ou chloroforme ?
Parallèlement aux essais de Wells, d’autres vont préconiser l’utilisation de l’éther et c’est ainsi qu’il faudra attendre les recherches et démonstrations réussies avec l’éther de William Thomas Green Morton, un élève de Wells en collaboration avec le Dr John Warren (octobre et novembre 1846 à Boston) pour que l’anesthésie soit enfin utilisée par les chirurgiens. En France, c’est le chirurgien Antoine-Joseph de Lamballe qui opérera à l’hôpital Saint-Louis le premier patient sous anesthésie à l’éther, le 22 décembre 1846. Toutefois, plus simple à manipuler, le chloroforme sera préféré durant la guerre de 1871.
En 1864, le dentiste John W. Crane introduit le protoxyde d’azote en France. Deux ans plus tard, Apolloni-Pierre Préterre, un chirurgien-dentiste apporte quelques perfectionnements importants au gazomètre et au masque d’inhalation. Crane et Préterre seront donc les premiers utilisateurs du N2O tout en rappelant que les anesthésies à l’éther ou au chloroforme sont responsables de mortalités et qu’un nouvel anesthésique est à rechercher, ajoutant… «nous l’avons trouvé, c’est le protoxyde d’azote».
Tout fut alors question d’antériorité concernant le «découvreur de l’anesthésie chirurgicale» entre Wells et Morton. Bien plus tard, la France honora Wells en reconnaissant son antériorité dans la découverte de l’anesthésie chirurgicale et une statue fut érigée au 1 square des Etats-Unis à Paris. Sur le socle, on peut lire : «Au dentiste Horace Wells, novateur de l’anesthésie chirurgicale».
 

Statue d’Horace Wells à Paris
Luca Borghi, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons

Euphorie, analgésie : une pharmacologie complexe

Au niveau du cerveau, le protoxyde d’azote agit sur de nombreux circuits impliqués dans la nociception, l’anxiolyse et entraîne une libération accrue de dopamine, le neurotransmetteur du circuit de récompense, ce qui explique ses multiples effets, notamment anxiolytiques, analgésiques et euphorisants à l’origine de son appellation de «gaz hilarant». Le protoxyde d’azote est utilisé comme anesthésique de courte durée, en unité de chirurgie et d’urgence et, surtout en pédiatrie, associé à l’oxygène (mélange 50/50) sous le nom de MEOPA. De façon beaucoup plus récente, il a maintenant des indications en cardiologie pour ses propriétés analgésique et anxiolytique. Toutefois, selon le dictionnaire de l’Académie nationale de médecine, le rire inextinguible et l’amnésie consécutifs à l’inhalation de N2O sont dûs à l’hypoxie aigüe transitoire produite par l’administration de N2O pur et non à l’anesthésie.

Détournement d’usages et conséquences physiologiques

L’inhalation du gaz contenu dans les cartouches est une pratique en vogue chez les jeunes. Au début, le protoxyde d’azote était cantonné à l’espace festif, mais depuis 2018, la consommation de protoxyde d’azote a explosé. C’est ainsi qu’aujourd’hui on observe des consommations répétées, voire quotidiennes, de très grande quantités qui sortent totalement du milieu festif. Les effets recherchés par les usagers de ce gaz sont principalement l’euphorie, mais aussi la distorsion des perceptions auditives ou visuelles, les sensations de dissociation, désinhibition, «flottement» et également des recherches de sensation de bien-être. La durée de ces effets est très courte. Elle ne dépasse pas quelques minutes. Ce qui peut conduire à des prises répétées du produit, d’où une réelle addiction avec les signes de dépendance conduisant à une augmentation des doses pour obtenir l’effet recherché et a priori, en cas d’arrêt de consommation, un sevrage.
Au passage, Caroline Vigneau souligne que la pharmacodépendance est un problème de santé publique, car les Français se situent parmi les champions des consommateurs de psychotropes, de benzodiazépines et de cannabis, De là, le rôle essentiel des centres d’addictovigilance qui est d’évaluer le risque pour le consommateur et comment le prévenir en santé publique. Ces centres scrutent également l’émergence de nouvelles tendances en la matière. Celui des Pays de la Loire est plus spécifiquement responsable de la surveillance du protoxyde d’azote qui, paradoxalement, fait l’objet d’une surveillance étroite sous sa forme pure (classé en liste 1 des substances vénéneuse). Utilisé dans les blocs opératoires sous forme de MEOPA, il permet la prise en charge de patients. En odontologie pédiatrique, il permet de soigner les patients handicapés ou anxieux. Il répond à la classification des stupéfiants alors qu’en tant qu’additif alimentaire E942, il est librement distribué. Ce paradoxe vient du fait que la version médicamenteuse est gérée par l’Agence du médicament, qui assume son suivi et sa sécurité, alors que le E942 dépend de l’Anses (Agence nationale de sécurité de l’alimentation, de l’environnement et du travail).

Des risques sur la santé

Cette évolution des consommations a été accompagnée d’une augmentation du nombre de signalements d’effets sanitaires graves. Le premier risque est l’asphyxie par manque d’oxygène. Sont aussi décrits notamment des brûlures par le froid du gaz lorsqu’il est expulsé de la cartouche, des pertes de connaissance, des vertiges, un risque de chute important, de désorientation et d’accidentologie. Tous ces effets peuvent apparaître juste après l’inhalation.
En cas d’utilisation répétée ou de prise de fortes doses, des atteintes neurologiques peuvent survenir, dont des cas graves avec atteintes du système nerveux central et de la moelle épinière pouvant entraîner des conséquences irréversibles. L’arrêt des consommations et un diagnostic immédiat, avec une prise en charge thérapeutique en neurologie, peuvent limiter les risques. Tout signe neurologique après une inhalation doit conduire à une consultation la plus rapide possible. D’autres conséquences cliniques, notamment psychiatriques et cardiaques, ont été rapportées à la suite d’une consommation de protoxyde d’azote.
Enfin, il existe des cas de troubles de l’usage et de dépendance. Les fréquences et les quantités consommées demeurent variables mais aujourd’hui certains sujets consomment jusqu’à plusieurs centaines de cartouches par jour.

Une surveillance d’addictovigilance rapprochée

Les centres d’addictovigilance, au sein desquels travaillent des pharmacologues médicaux, dont les missions sont coordonnées par l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) ont pour mission de recueillir les cas et d’évaluer le potentiel d’abus et de dépendance des substances, afin de prévenir le risque en santé publique. Ils alertent depuis plusieurs années sur détournement du protoxyde d’azote.
La loi n°2021-695 du 1er juin 2021 tendant à prévenir les usages dangereux du protoxyde d’azote établit un cadre protecteur en prévoyant «l’interdiction de vendre ou d’offrir du protoxyde d’azote aux mineurs, quel que soit le conditionnement, dans tous les commerces, les lieux publics et sur Internet». Il reste toutefois important de sensibiliser tous les professionnels de santé concernés par ce phénomène ainsi que les associations d’usagers afin d’optimiser l’information, la prévention, le repérage et la prise en charge des sujets.
Devançant la loi, un certain nombre de municipalités ont pris des arrêtés, comme celui du 12 octobre 2020 à Limeil-Brévannes, pour interdire la vente du protoxyde d’azote aux mineurs et sa détention ou consommation sur l’espace public.