Roberval (1602-1675), un savant méconnu

Pierre Potier

Ingénieur
 

Gilles Personne de Roberval, détail d’un tableau d’Henri Testelin
(Public domain, via Wikimedia Common)

A l’heure où l’on célèbre les 400 ans de la naissance de Blaise Pascal, découvrons un personnage qui fut l’un de ses proches, Gilles de Roberval, connu pour sa fameuse balance, mais aussi grand savant : il est l’un de ces scientifiques du XVIIe siècle qui, dans le sillage de Galilée, pensent que l’expérimentation doit désormais primer sur les dogmes de la tradition scolastique.

Autodidacte, professeur et académicien

Gilles Personne, qui plus tard prendra le nom de Gilles Personne de Roberval, serait né en 1602 dans un champ de Picardie, alors que sa mère travaillait aux moissons. Le jeune Gilles reçoit du curé une solide instruction en latin et en mathématiques. Jeune homme, il part faire un tour de France, à la fois étudiant et maître d’école itinérant. A 26 ans, il se fixe à Paris et se lie d’amitié avec Marin Mersenne, religieux de l’ordre des Minimes et animateur passionné d’un groupe de scientifiques.
Roberval enseigne dans un collège puis décroche, à 32 ans, une chaire de mathématiques au prestigieux Collège Royal, au terme d’une compétition publique.
Le père Mersenne fonde son Académie en 1636 et Roberval en fait partie, de même qu’Etienne Pascal, le père du jeune Blaise, alors âgé de 12 ans. Mersenne et ses amis se réunissent tous les jeudis. Au menu, les grands sujets de l’époque : le vide, l’atomisme, la chute des corps, le son, la lumière, le pendule, les cordes vibrantes, la cycloïde, la parabole, les nombres. Ils correspondent avec Descartes, Beckmann, Hobbes, Torricelli, Fermat et toute une pléiade de scientifiques amateurs répartis sur le territoire français.
En 1655, Roberval obtient à vie la chaire du défunt Pierre Gassendi. Il y enseigne l’arithmétique, la géométrie, l’astronomie, l’optique, la mécanique, la géographie et la musique.
Lorsque Colbert fonde l’Académie des sciences (1666), Roberval en sera l’un des sept membres fondateurs.
Sans fortune personnelle, le «professeur royal» se devait de réussir, tous les trois ans, le concours de renouvellement de son poste de 1634 à 1655. Chaque candidat devait défier ses concurrents avec un problème à résoudre. Roberval réservait ses découvertes mathématiques à ces concours. C’est pourquoi il n’a publié que deux ouvrages durant sa vie. L’Académie des sciences publiera ses manuscrits, à titre posthume, en 1693, soit une cinquantaine d’années après leur rédaction. De ce fait, l’apport de Roberval à la science a été sous-estimé.

Un des grands mathématiciens du XVIIe siècle

Roberval a inventé la «méthode des indivisibles», préfigurant le calcul intégral de Newton : par la sommation de nombres infiniment petits, on peut calculer la surface délimitée par une courbe ou le volume généré par sa rotation. L’invention sera attribuée à l’Italien Cavalieri, faute de publication de Roberval.
En réponse à un défi lancé par Mersenne, Roberval calcule la surface délimitée par une cycloïde, courbe mythique, appelée «roulette» à cette époque (1634). C’est la trajectoire d’un clou sur une roue en mouvement (courbe rouge ci-dessous).


Beaucoup plus tard, Pascal lance un concours : il pose six énigmes à propos de la roulette, ignorant que quatre d’entre elles ont déjà été résolues par Roberval vingt ans auparavant ! Il écrira, sous un pseudonyme, une histoire de la roulette, où il donnera le beau rôle à Roberval.
Dans sa «méthode par les tangentes», Roberval détermine les composantes de la vitesse d’un point en mouvement le long d’une courbe. Il est considéré comme le père de la géométrie cinématique et (encore) précurseur de Newton.
Il associe algèbre et géométrie. Dans son traité sur les orgues, Mersenne détermine les longueurs des tuyaux en utilisant la méthode géométrique de Roberval («notre géomètre»), pour calculer la «moyenne proportionnelle» entre deux nombres.
Au soir de sa vie, Roberval entreprend le projet ambitieux de réécrire les Eléments d’Euclide, la bible des mathématiciens. Un retour aux sources qu’il n’aura pas le temps de mener à bien.

Théoricien de la mécanique et artisan de la fameuse balance

Balance de Roberval, XIXe siècle, construite par Wimmerlin, Musée des Arts et Métiers
(Frédéric Bisson, CC BY 2.0, via Wikimedia Commons)


Roberval est le premier à définir clairement la force et à calculer la résultante de plusieurs forces.
Il applique ces principes à la conception de sa balance, qu’il présente en latin devant l’Académie des sciences, le 21 août 1669 ! Sa particularité : les plateaux sont situés au-dessus des fléaux. La pesée est indépendante de l’endroit du plateau où l’on pose l’objet, grâce à un parallélogramme articulé composé des fléaux et contre-fléaux. La balance fut d’abord fabriquée en Angleterre sous le nom de «balance française». En 1804, blocus continental oblige, la fabrication passe en France sous le nom de «balance anglaise». On finit par la nommer «balance Roberval» et sa production en grande série est lancée (1850). Elle est encore fabriquée aujourd’hui, en quantité très limitée.

Un astronome de terrain

Roberval partage avec son ami Gassendi la passion de l’observation astronomique, qui fera l’objet de treize manuscrits. Il définit une méthode de mesure de la parallaxe du Soleil ; il mesure l’élévation de l’étoile polaire, six mois durant ; il observe une éclipse de Vénus par la Lune. Il entretient de longs échanges avec Huygens sur les anneaux de Saturne.

Physicien et expérimentateur hors-pair dans la «querelle du vide»

Le Florentin Torricelli réalise une expérience fondamentale en 1644. Un tube rempli de mercure est retourné dans un bac rempli du même liquide (voir figure ci-contre : Baromètre à mercure de Torricelli, Ruben Castelnuovo (Ub), Public domain, via Wikimedia Commons). La colonne de mercure descend de A et s’immobilise en C, à une hauteur de 76 cm au-dessus du bac. Deux questions vont faire l’objet de débats passionnés : que contient la chambre AC ? comment tient la colonne BC ? Selon Torricelli, la chambre ne contient que du vide et c’est le poids de l’air pressant la surface du bac qui tient le mercure en suspension dans le tube.
Des précurseurs ont déjà démontré la pesanteur de l’air et même sa raréfaction avec l’altitude, dans les années 1630. C’est le cas de Jean Rey, médecin périgourdin et correspondant de Mersenne.
L’expérience de Torricelli déclenche, en France, la «querelle du vide». Pour les scolastiques, Torricelli a tout faux car le vide n’existe pas et l’air n’a pas de poids. Pour les cartésiens, la chambre est pleine de la «matière subtile» de Descartes. Quant aux «modernes» du groupe de Mersenne, Pascal père et fils, Roberval, Auzout, Petit, Gassendi, leurs avis évoluent en fonction des expériences qu’ils font : à Rouen, le jeune Pascal met en œuvre des tubes de 10 m de haut et des fluides variés : mercure, eau, huile, vin ! Roberval teste des variantes ingénieuses : le tube incliné, le tube chauffé, l’introduction d’une bulle d’air, d’une goutte d’eau. Dans la chambre, on enferme une mouche (qui survit), un oiseau (qui périt). Mersenne a même envisagé (sans le faire !) d’y placer un être humain, muni d’un marteau d’urgence. Aucune de toutes ces expériences ne fut vraiment concluante.
Roberval réalise alors l’expérience dite de «la vessie de carpe». On place celle-ci, bouchée, dans la chambre : à la surprise générale, elle gonfle ! Roberval déduit que l’air occupe spontanément tout l’espace disponible (pas évident à l’époque) et qu’il y a un vide, au moins partiel, dans la chambre. Il a reproduit cette expérience spectaculaire une centaine de fois en public.
Roberval réalise l’expérience cruciale dite «du vide dans le vide» qui permet, par un montage ingénieux, de faire varier et même annuler la pression de l’air sur la surface du bac et de confirmer sans équivoque la thèse de Torricelli. Auzout, et peut-être Pascal, auraient aussi réalisé séparément cette expérience (il y a débat sur la question). Quelques mois plus tard, l’expérience du Puy-de-Dôme de Pascal confirmera ces résultats.

L’Aristarque français

En 1644, paraît un petit volume présenté comme un traité traduit en latin du philosophe grec Aristarque de Samos (270 av.J.-C.), complété par des commentaires de Roberval. En réalité, il s’agit d’un canular et c’est Roberval qui a tout écrit. Le vrai Aristarque avait défendu la thèse de l’héliocentrisme, que, dans sa préface, Roberval privilégie comme «le plus simple et le plus conforme aux lois de la nature». Une dizaine d’années après la condamnation de Galilée, cette adhésion publique de Roberval au modèle copernicien, et plus encore la réédition de l’ouvrage par le père Mersenne en 1647, ne manquent pas de panache.

Précurseur de la loi d’attraction universelle

Roberval est remarquablement en avance sur son temps, et précurseur de Newton, en ce qui concerne la gravitation et la pesanteur. «Une attraction mutuelle ou un désir naturel que les corps ont de s’unir ensemble», écrit-il à Fermat. «L’attraction képlérienne est la cause du poids des corps». Newton n’aurait pas dit mieux. Il affirme aussi avec raison que le fil à plomb est dévié par une montagne proche. Descartes, qui explique tout par un système de tourbillons, qualifie d’absurde l’action à distance. Idée reprise par Huygens dans un long débat avec Roberval à l’Académie, sous la forme de vingt pages de mémoires échangés d’août à octobre 1669.

Penseur sur le rôle de la science

Roberval se montre modeste et pragmatique dans sa vision de la science. La science ne cherche pas à accéder à l’essence des choses. Elle observe les phénomènes, en note les régularités et formule les lois mathématiques qui les régissent. Il n’est pas nécessaire de connaître la nature de la lumière pour en décrire les lois. La métaphysique n’est de nul secours. Ce à quoi Descartes s’oppose, naturellement.

«Un homme fier, ardent et contentieux» (Leibnitz)

Le caractère entier et querelleur de Roberval n’est pas toujours apprécié : «Le plus grand géomètre de Paris est l’homme le plus désagréable dans la conversation» (Arnault). «Toute la compagnie trouva fort étranges la rusticité et la pédanterie de Monsieur de Roberval» (Boulliau).
S’il ne séduit pas dans les salons parisiens, Roberval est un professeur très populaire, donnant ses cours en latin ou en français dans des salles bondées de cent élèves. Ses conférences publiques sont très prisées. Il sait expliquer les choses dans un langage simple et se targue de se faire comprendre par des gens peu instruits.
Il n’est pas marié, a toujours habité au même domicile, dans le collège de ses débuts. Il semble avoir mené une vie simple, dédiée à l’enseignement et à la recherche.
Il a la confiance de Colbert. Il est l’ami de Mersenne, Gassendi et Etienne Pascal. Il a probablement donné des cours au jeune Blaise. Celui-ci fera de lui le dépositaire et le «vendeur agréé» de sa machine à calculer (qu’il va présenter à Descartes !). Les Pascal et Roberval ont beaucoup coopéré durant les expériences sur le vide.
Le conflit entre Descartes et Roberval est caricatural. Descartes est hautain et péremptoire. Roberval est plutôt prudent et habité par le doute, sauf lorsqu’il s’agit de ferrailler avec Descartes, son ennemi préféré ! Ils se sont opposés sur presque tout : le vide, l’atomisme, la gravitation, l’attraction des corps, le pendule, la métaphysique. Mersenne, leur ami commun, tentera, en vain, de les réconcilier. Sur les points importants de désaccord, l’avenir donnera raison à Roberval.

Pionnier de la science moderne

Roberval est un homme de science complet, capable tout à la fois de réfléchir à la gravitation, de calculer la surface de la cycloïde, d’observer les anneaux de Saturne, de concevoir et réaliser des expériences décisives sur la dilatation et la pesanteur de l’air, de construire une balance qui sera appréciée durant trois siècles. Acteur majeur de ce que l’on a appelé la révolution scientifique du XVIIe siècle, il est l’un des pionniers de notre science moderne.

 

Bibliographie
Jacques Attali, Blaise Pascal ou le génie français, 2000.
Léon Auger, Gilles Personne de Roberval, 1962.
Louis Rougier, De Torriccelli à Pascal, 1925.
Vincent Jullien, Divers articles sur Roberval.