Les membres de l’Afas publient régulièrement des notes de lectures. Elles sont à retrouver ici.
Frédéric Thomas
(Humensciences, 2019, 320 p. 22€)
« Si le cancer nous tue, c'est parce que nous ne sommes pas encore capables de gouverner son évolution. »
Dans son livre L’abominable secret du cancer, Frédéric Thomas, biologiste de l'évolution, fournit un nouveau prisme pour comprendre cette maladie et comprendre pourquoi le cancer fait de la résistance.
Ce livre, comme l’écrit le Pr Pascal Pujol, chef du service d’oncogénétique du CHU de Montpellier et auteur de la préface, est « un livre scientifiquement lumineux et porteur de vrais espoirs ».
Fréderic Thomas est directeur de recherche au CNRS, basé à l'UMR MIVEGEC (Maladies infectieuses et vecteurs : écologie, génétique, évolution et contrôle) et co-directeur du CREEC (Centre de recherches écologiques et évolutives sur le cancer).
Si l’image de la couverture, un crabe bleu et cinq dessins d’un singe s’humanisant pour devenir Homo sapiens, m’a étonnée – mais l’éditeur explique ce choix en page 2 du livre –, j’ai été plus que conquise par cette conception assez révolutionnaire pour comprendre cette maladie.
Le cancer, c’est en 2017 en France, près de 400 000 nouveaux cas et 150 000 décès selon l’Institut national du cancer.
Apparu il y a plus d'un demi-milliard d'années, au Précambrien, le cancer est un processus écologique qui a accompagné l'évolution de nombreux organismes animaux, dont l’espèce humaine, et d’organismes végétaux (ces derniers sont peu traités dans l'ouvrage).
L’apparition de la multicellularité à l’époque du Précambrien est le résultat d’une coopération cellulaire, et cela procure des bénéfices. Cette multicellularité s’accompagne d’un risque de cancer. Au sein d’un organisme pluricellulaire, le cancer apparaît quand une cellule cesse de coopérer et de remplir les tâches qui sont les siennes au sein du système collectif. Elle devient (redevient ?) non coopératrice, « égoïste » comme le note l’auteur, et une fois présente, comme tout organisme, elle tente de survivre et de se répliquer.
En vingt-et-un chapitres, parfois très courts (chapitre 11 : Un mécanisme pervers, six pages) ou plus longs (chapitre 14 : Pourquoi les cancers sont ils plus fréquents qu’avant ?, une quinzaine de pages), l’auteur présente des concepts modernes et souvent nouveaux sur cette maladie. Le dernier chapitre traite spécifiquement des nouvelles pistes thérapeutiques.
Et au final, quelles sont les armes proposées par la théorie de l’évolution pour lutter contre le cancer ? On parle ici de thérapie adaptative. A condition de gérer son évolution, il faut prendre en compte le cancer, processus évolutif, difficile à éradiquer, et l’amener à un point d’équilibre au sein de l’organisme. L’auteur explique de façon simple et accessible pourquoi la théorie de l’évolution de Darwin, vieille de 150 ans, pourra permettre de vaincre le cancer.
Muriel Florin
(CNRS Editions, Collection Biblis, 2019, 336 p. 10€)
Ce livre, édité par le CNRS, est l’œuvre de Muriel Florin, journaliste au Progrès de Lyon.
Il reprend exactement la formule de l’émission de Noëlle Bréham le dimanche à 19h30 sur France Inter : Maman, les p’tits bateaux. Des gens (des enfants sur France Inter, sans précision dans ce livre) posent des questions plus ou moins tirées de la vie courante (5 par semaine sur France Inter, 87 dans ce livre) et des scientifiques répondent de manière concise et fondée sans faire usage de chiffres ni de dessins (évident à la radio, un choix dans ce livre).
Les questions sont toujours judicieuses et les réponses sont toujours adéquates. Comme c’est le CNRS qui est à la manœuvre, les scientifiques sélectionnés sont toujours des chercheurs universitaires. Noëlle Bréham est plus éclectique sur ce point et ose parfois les sujets religieux par exemple.
Pas mal de thèmes sont bien vus et bien traités, par exemple :
- les référentiels galiléens ou pas,
- les trous dans le fromage,
- la comparaison des comportements des chats et des chiens (pratiquement impossible de dresser un chat),
- la manière d’évaluer les capacités cognitives des animaux,
- la prétendue bosse des maths,
- et beaucoup d’autres.
Le parti pris délibéré d’éviter les chiffres se fait sentir quand il est question de coups de soleil et d’UV A et B. C’est un choix, il faut rester cohérent. Mais en revanche, l’article sur le mètre est bien documenté sur ce point. De même, parler d’optique sans faire de dessin fait assez challenge.
Tout le monde peut trouver quelque chose à apprendre, par exemple que le sel fait fondre la glace car les grains s’entourent d’une pellicule d’eau mais aussi que les fourmis ne se constituent pas de réserves de nourriture et tant pis pour La Fontaine !
Bref, un bon livre, intéressant à lire, pas forcément d’un seul trait (c’est une compilation d’articles du journal Le Progrès) mais avec un intérêt jamais démenti, malgré quelques bizarreries comme les rayons refroidissants émis par la voûte céleste bleue. On demande à voir !
Jérôme Gavin, Alain Schärlig
(Presses polytechniques et universitaires romandes, 2019, 148 p. 23,60€)
Aussi incroyable que cela puisse paraître, en Europe, au temps de la Renaissance, on était incapable d’additionner deux nombres par écrit ! Les marchands et comptables utilisaient encore les chiffres romains, impropres au calcul. La moindre addition nécessitait l’usage de jetons que l’on déplaçait sur un tableau, « une table de compte », selon des règles définies.
Pourtant depuis le IXesiècle, à Bagdad, on avait peu à peu mis au point un système de numération par position, basé sur des chiffres venus d’Inde, dits arabes, incluant le zéro, qui permettait de faire des calculs par écrit pour les quatre opérations élémentaires avec une efficacité nettement supérieure. C’est également à cette époque et en ces lieux que l’algèbre fut inventée.
Ce petit livre de 140 pages s’inscrit dans l’histoire de la lente introduction en Europe des chiffres arabes, du calcul écrit et de l’algèbre. Les auteurs, Jérôme Gavin et Alain Schärlig, sont des spécialistes de l’histoire du calcul, cette frange méconnue de l’histoire des sciences. Ils nous invitent à « une promenade » de huit siècles, de 800 à 1600, sans prétendre à aucune exhaustivité, et en se limitant, pour des raisons de simplicité, à l’opération la plus simple, l’addition.
En 800, début de la promenade, nous découvrons Alcuin, le conseiller de Charlemagne : il rénove l’enseignement de l’arithmétique, mais on est encore très loin du calcul écrit. Il a laissé des problèmes qui sont devenus des classiques comme celui de l’échelle à 100 barreaux (que, 1000 ans plus tard, l’enfant Gauss résoudra seul, selon la légende).
En l’an 1000, c’est le pape Sylvestre II (Gerbert d’Aurillac) qui occupe la scène. Mais sa réputation d’introducteur des chiffres arabes en Occident serait, selon les auteurs, usurpée.
Les auteurs nous présentent ensuite les sept « pères du calcul écrit », qu’ils ont sélectionnés pour avoir marqué l’histoire du calcul. Chaque père a droit à un chapitre qui se clôt avec cinq problèmes d’arithmétique choisis dans son œuvre.
Le père fondateur est Léonard de Pise, celui qui a tout déclenché (1202). Il a voyagé dans les pays arabes et a décelé l’extraordinaire potentiel de leur système de numération. Sa notoriété ne viendra pourtant qu’au XIXe siècle, sous un faux nom et pour une fausse raison (la fameuse suite de Fibonacci, résultant d’un calcul anodin de descendance de lapins !).
Les autres pères sont de parfaits inconnus pour le profane. Chacun apporte sa brique à l’édifice du calcul écrit et contribue à la propagation de cette nouvelle technique : le Français Chuquet (1484), victime d’un plagiat découvert au XIXe siècle ! L’Allemand Widmann (1489), qui invente les signes + et -, mais avec un sens un peu différent du nôtre. L’Italien Pacioli (1494), qui touche à l’algèbre et appelle l’inconnue « la chose » (cosa). L’Allemand Ries (1522), le professionnel, « maître de calcul », édité 100 fois en un siècle ! L’Anglais Recorde (1543), qui a inventé le signe =. Le Suisse Von Graffenried (1619), qui utilise les nombres décimaux.
Le moins que l’on puisse dire est que ces nouvelles « technologies », chiffres arabes et algèbre, ne se sont pas propagées en Europe comme une traînée de poudre, malgré leurs énormes avantages. Le calcul écrit ne commence qu’au XIVe siècle pour les marchands italiens, au XVe en Allemagne, et bien plus tard partout ailleurs. En 1612, les comptes de la ville de Thoune en Suisse sont encore en chiffres romains, soit quatre siècles après Léonard !
Bien qu’inventée au IXe siècle, l’algèbre n’est presque pas utilisée pour la résolution de problèmes. Tous les pères montrent encore une nette préférence pour la vieille règle regula falsi qui consiste à tester une solution délibérément fausse pour en déduire la vraie. Et on est encore loin à cette époque d’écrire des équations. Tout est décrit sous forme de textes.
Ce livre est d’une lecture facile et agréable. Des extraits de textes en vieux français nous sont présentés pour en apprécier la saveur, ainsi que des photos de manuscrits. La présentation des 40 problèmes d’arithmétique est amusante et les solutions élégantes forcent l’admiration. Certains font penser aux problèmes de robinet de notre enfance !
Avec ce livre, on plonge dans une époque lointaine, avec ses connaissances, ses traditions, ses façons de raisonner. En découvrant les solutions des problèmes, on ne peut s’empêcher de penser que l’algèbre aurait été plus efficace. De même, les signes +, -, ou = nous paraissent si évidents que l’on se demande pourquoi ils n’ont pas été inventés plus tôt ! Ces impressions viennent évidemment d’une erreur de perspective : notre jugement est biaisé par nos connaissances d’aujourd’hui. Et c’est une leçon importante que les auteurs ont rappelée dans leur conclusion : en histoire des sciences, la règle cardinale est d’observer le passé, et uniquement le passé, en faisant abstraction de nos connaissances présentes.
Arnaud Guérin
(Glénat et Arte Editions, 2019, 192 p. 35€)
Pour nous tous, les volcans ont un intérêt scientifique, mais aussi esthétique car ils font l’objet de magnifiques photos depuis, entre autres, Les rendez-vous du diable d'Haroun Tazieff dans les années soixante. La chaîne Arte a diffusé sur ce sujet une série documentaire, Des volcans et des hommes, confiée au géologue et photographe Arnaud Guérin. Vingt films de vingt-six minutes ont été tournés dans onze pays et sur plus de vingt volcans actifs. Au-delà de l'aspect scientifique, Arnaud Guérin s’est intéressé au lien des hommes avec cet aspect grandiose des forces de la nature. De toute cette matière, il a tiré un livre magnifiquement illustré qui nous permet de suivre tout autour du monde le phénomène géologique mais aussi sa relation avec l'activité humaine.
Le livre est constitué de deux parties.
La première concerne la vie avec les volcans. Après une explication pédagogique sur les causes de l'existence des volcans et la relation complexe qui les lie aux hommes vivant à proximité, on passe en revue les divers phénomènes, depuis les bombes et les cendres jusqu'aux geysers. On y découvre aussi l'existence d'une vie extrêmophile qui explique peut-être les débuts de la vie sur terre.
La deuxième partie, plus importante en volume, est consacrée à l'histoire de la relation de l'Homme avec les volcans. On y trouve des coutumes étonnantes : par exemple la pratique japonaise du sunamushi qui consiste à se recouvrir de cendres volcaniques dont la température dépasse 80 °C, ou la vénération de sainte Agathe en Sicile. La relation avec le volcan peut être aussi utilitaire, avec les mines de soufre en Indonésie, l'extraction de la pierre de Volvic en France ou, au Japon, l'obtention des plus gros radis du monde.
Le livre d'Arnaud Guérin nous offre un magnifique voyage autour du monde et peut être lu avec beaucoup d'intérêt par des non spécialistes mais aussi par un public averti.
Marcus du Sautoy
(Flammarion, 2019, 608 p. 12€)
A partir des grandes questions scientifiques, des grandes énigmes telles que «L'Univers est-il infini ?», «La matière peut-elle être décomposée en des morceaux infiniment petits ?», «Le temps a-t-il eu un début ?», «Qu'est-ce que la conscience ?»..., l'auteur nous emmène, à partir d'une simple question sur un dé rouge rapporté de Las Vegas, dans une promenade étourdissante au milieu des découvertes scientifiques anciennes ou récentes qui ont permis à la science de progresser.
Il en profite pour nous faire toucher du doigt tout ce que nous ne savons pas encore expliquer et que nous ne saurons probablement jamais ! En revanche cette balade lui permet de dresser un état des connaissances particulièrement complet et clair, malgré la difficulté d'aborder les concept de la physique quantique !
Ce livre est écrit avec humour et légèreté, ce qui le rend particulièrement accessible.
Pierre Avenas
(EDP Sciences, 2019, 272 p. 19€)
avec la collaboration de Minh-Thu Dinh-Audouin
Quelle est l’origine du nom des éléments chimiques comme le cuivre, l’hydrogène, ou le sodium ? Voici des questions que l’on ne se pose pas nécessairement à priori. Et pourtant, les réponses sont passionnantes car elles nous emmènent au cœur de l’histoire de la découverte de ces éléments.
L’auteur, Pierre Avenas, est un chimiste professionnel, passionné d’étymologie. Il traite, un par un, tous les éléments du tableau périodique de Mendeleïev (90 naturels et 28 artificiels). Il poursuit ensuite avec d’autres «éléments», comme des molécules complexes, pour un grand total de 300 substances.
L’histoire des noms au cours des siècles ne connaît évidemment pas de frontières et ce sont donc les noms français, mais aussi anglais, allemands, espagnols, italiens, suédois, que l’auteur examine, avec leurs racines grecques, latines ou arabes ! L’auteur doit nous donner au passage quelques rudiments de linguistique sur les règles d’évolution des mots dans les différentes langues. Ces explications peuvent parfois alourdir un peu la lecture du texte, mais l’auteur, sans doute conscient de cet écueil, nous donne des petits tableaux de synthèse résumés que le lecteur appréciera.
La mythologie joue un grand rôle dans cette histoire. L’Antiquité avait identifié 7 métaux, que l’on associait aux 7 «planètes» de l’époque, elles-mêmes associées à 7 dieux de la mythologie, puis aux 7 jours de la semaine. Plus tard, on a gardé cette coutume d’utiliser la mythologie pour nommer les éléments. L’auteur nous propose une grille généalogique de la mythologie gréco-latine très pratique pour suivre ses explications. Les mythologies égyptienne et scandinave sont également sollicitées, ainsi que les lutins mineurs germaniques (les Nains de Blanche-Neige !).
Les noms des éléments viennent aussi des noms de lieux où l’élément a été découvert (le cuivre pour Chypre) ou du pays d’origine du découvreur. Une mini-guerre des noms franco-allemande eut lieu en 1877 qui se solda par deux nouveaux éléments : le gallium et le germanium. Les noms viennent aussi du nom de savants. Mention spéciale pour le meitnérium, seul nom d’élément associé à une femme, juste revanche pour Lise Meitner injustement écartée d’un prix Nobel accordé exclusivement à son partenaire masculin pour la découverte de la fission nucléaire.
Au fil de ces histoires, on découvre des informations inattendues et des anecdotes savoureuses.
Ainsi apprend-on que les Grecs pratiquaient déjà le foie gras ; que le phosphore a été découvert en 1669 par un alchimiste qui cherchait de l’or dans l’urine ! Que le mot porcelaine vient du mot porc. Que l’eau de Javel vient du lieudit «javelle», mot d’origine gauloise. Que Walt Disney a nommé le chien Pluto en l’honneur de la planète Pluton récemment découverte (1930).
On apprend aussi que le styrène, un produit de la pétrochimie, a fait l’objet d’un poème improbable de Raymond Queneau (1958) ! Pierre Avenas se permet d’ailleurs d’y ajouter deux alexandrins de son cru !
Dans son épilogue, l’auteur fait remarquer que la vie se contente de 6 éléments chimiques seulement pour construire tous les acides nucléiques, donc le code génétique, et toutes les protéines du monde vivant. Six sur un total de 90 éléments existant dans la nature !
On comprendra en lisant ces lignes et les quelques exemples qui ont été donnés, que ce livre est une source inépuisable d’informations les plus diverses, amusantes ou sérieuses. Les multiples petites histoires qui nous sont racontées nous font mieux comprendre l’histoire générale de la chimie et des sciences en général : «Toute l’histoire de l’humanité depuis les pigments des peintures pariétales jusqu’aux éléments radioactifs découverts récemment» écrit Jacques Livage dans sa préface.
Le livre est divisé en petits paragraphes courts, agrémentés de beaucoup de photos et d’illustrations, ce qui en rend la lecture très attrayante. Grâce à son index, ce livre peut être consulté facilement comme un petit dictionnaire.
Michel Chauvet
(Belin, 2018, 880 p. 69€)
Cette importante encyclopédie nous décrit environ 670 espèces de plantes comestibles que l’on peut rencontrer dans le monde entier, qu’il s’agisse de fruits, de légumes, de plantes oléagineuses, de céréales, de tubercules, de plantes aromatiques, d’épices, de champignons, d’algues ou de plantes entrant dans la composition d'additifs industriels. Chaque plante est présentée sous ses différents noms (scientifiques, anciens, populaires ou selon les langues) avec différents paragraphes selon son importance (biologie, variétés, histoire, usages, économie). Plus de 1100 dessins en couleurs et 600 dessins au trait illustrent les espèces et leurs variétés. Certains aliments peuvent être cueillis dans la nature, d’autres seront sur les marchés du monde entier : plus de 340 cartes du monde montrent l’origine, l’histoire et la répartition actuelle des espèces.
Avec la mondialisation des échanges, de nombreuses plantes exotiques peuvent être disponibles en Europe et cet ouvrage nous apporte ainsi une information précise et complète sur de nombreux aliments végétaux, quelle que soit leur origine géographique. On y retrouve aussi des plantes oubliées comme la manne terrestre, la graine de paradis ou le chervis.
Le travail minutieux réalisé par Michel Chauvet, ingénieur agronome et ethnobotaniste, ancien ingénieur de recherche à l'Inra (Institut national de recherche agronomique) mérite d’être félicité.
Notons que Michel Chauvet est aussi membre fondateur de l’association Tela Botanica, qui regroupe les botanistes francophones. Il a lancé le site web collaboratif sur les plantes utiles, Pl@ntUse, qu’il continue à animer.
Pablo Servigne, Raphaël Stevens, Gauthier Chapelle
(Seuil, 2018, 336 p. 19€)
Ils sont des récidivistes. Pablo Servigne, Raphaël Stevens, Gauthier Chapelle avaient déjà écrit, en 2017, L’entraide, l'autre loi de la jungle, livre dans lequel ils développent l’idée que, sans entraide, altruisme, partage, mise en commun, etc., aucune vie sociale – donc aucune vie – ne serait possible, que ce soit dans la nature ou dans nos sociétés développées.
Leur dernier ouvrage est écrit dans le même esprit : comment faire autrement ?
Une citation du philosophe Bruno Latour donnée dans la conclusion Apocalypse ou happy collages ? est le fil rouge implicite de tout le livre : « Comment prendre pour réaliste un projet de modernisation qui aurait oublié depuis deux siècles de prévoir les réactions du globe terrestre aux actions humaines ? Comment accepter que soient objectives des théories économiques incapables d’intégrer dans leurs calculs la rareté des ressources dont elles avaient pourtant pour but de prévoir l’épuisement ? Comment parler d’efficacité à propos de systèmes techniques qui n’ont pas su intégrer dans leurs plans de quoi durer plus que quelques décennies ? Comme appeler rationaliste un idéal de civilisation coupable d’une erreur de prévision si magistralement qu’elle interdit à des parents de céder un monde habité à leurs enfants ? »
Et en effet, après une longue séquence de croissance et de prospérité, nous voici en face des conséquences de nos actes : le risque d’un effondrement général de nos sociétés et même de l’extinction de l’espèce humaine. Nul ne sait ni quand cela arrivera ni quelle forme cela prendra mais, une chose est sûre, cela risque fort d’arriver.
Les trois auteurs ont une formation scientifique. Il est important de le préciser car leur ouvrage nous emmène sur des chemins scientifiquement non balisés. Ils nous invitent à faire un pas de côté. Ils nous emmènent sur des chemins de traverse. Ils cherchent à nous faire partager diverses expériences qu’ils ont vécues et continuent à vivre au sein de groupes alternatifs. Ils passent en revue les publications de nombreux savants, philosophes, écrivains et autres penseurs.
Ils réhabilitent l’intuition, les savoirs indigènes, la science post-normale inspirée des travaux de Jacques Ellul et Ivan Illich, les autres qu’humains – qu’ils soient animaux, végétaux ou minéraux – qui sont avec nous la Terre, la spiritualité, la transcendance...
Ils mettent le doigt sur l’erreur consistant à confondre notre vision de la réalité avec la réalité.
Viktor Frankl (1905-1997), psychiatre et neurologue ayant connu les camps nazis, est cité au chapitre Raconter d’autres histoires : « Au lieu de se demander si la vie avait un sens, il fallait s’imaginer que c’était à nous de donner un sens à la vie à chaque jour et à chaque heure ».
L’effondrement guette. La conscience du danger est un sacré stimulant. Le chemin n’est pas tracé. Il sera difficile, très difficile. Il n’est pas trop tard pour s’y préparer. La réflexion est passionnante.
Hervé Le Guyader, Julien Norwood
(Belin, 2018, 272 p. 40€)
C’est un livre que l’on commence par feuilleter. On y découvre de magnifiques illustrations en couleurs de fleurs, insectes, oiseaux, reptiles, mammifères. Ces quelque 250 dessins, réalisés à la main par Julien Norwood représentent autant de jalons de l’histoire de ce que l’on appelait auparavant les sciences naturelles.
Car ce livre est un livre d’histoire : D'Ulysse à Darwin, 3000 ans d’expéditions naturalistes, annonce le sous-titre. L’auteur, Hervé Le Guyader, spécialiste en biologie évolutive, relate 32 histoires d’expéditions principalement maritimes qui ont permis de bâtir le socle de nos connaissances du monde des vivants. Si elles ont commencé en Chine, les grandes expéditions sont parties essentiellement d’Europe. L’objectif principal des premiers voyages n’était pas particulièrement scientifique mais d’ordre mercantile ou stratégique. On cherchait de nouvelles voies d’accès aux épices ou à acquérir de nouveaux territoires. Au fil des années, la partie « scientifique » des expéditions a pris de l’importance : sur les bateaux, les naturalistes, botanistes, zoologues, géographes, géologues, astronomes sont de plus en plus nombreux à côtoyer les marins et les marchands. Les expéditions durent plusieurs années, sont financées par les Etats ou les compagnies de commerce, mais aussi par des savants fortunés (Banks, Humboldt) ou par des groupes de collectionneurs. Les bateaux rapportent des milliers de spécimens de graines, plantes, insectes et échantillons de roches.
L’auteur ne se perd pas en longues considérations théoriques mais se concentre sur la description pratique et détaillée de chacune de ces 32 expéditions, avec une érudition impressionnante. Chaque voyage est une histoire en soi, souvent digne d’un scénario de film d’aventures, avec des personnages hors norme, des savants, des héros, des corsaires, des espions, des tricheurs, des contrebandiers, des passagères clandestines, des cannibales, des naufrages, des mutineries, des abandons, des prises d’otage, des massacres, des emprisonnements, des maladies, des controverses théologiques ou scientifiques. Et toute cette agitation débouche sur de magnifiques découvertes scientifiques, de nouvelles espèces de plantes et d’animaux, superbement illustrées en regard du texte. Ce contraste permanent entre le texte de l’histoire souvent remuante et les illustrations à la calme beauté un peu figée constitue une originalité de ce livre. Par exemple, sur une même page, on lit les arguments théologiques de la controverse de Valladolid sur l’existence ou non d’une âme chez les Indiens d’Amérique, et on admire l’illustration de face et de profil d’un grand poisson volant d’Amérique !
Citons quelques autres exemples d’illustrations : l’admirable plante-pichet, carnivore, endémique du mont Kinabalu (Bornéo), découverte par Wallace ; ou bien le délicat hortensia, originaire du Japon, et nommé ainsi en hommage à une savante française, épouse de l’horloger de Louis XV. Du côté des animaux, le paresseux à gorge brune qui ne descend de son arbre que tous les dix jours pour faire ses besoins ! Ou une espèce de papillon non toxique, en tous points identique à une autre espèce qui, elle, est toxique. Ou encore l’étrange grenouille de Darwin dont le mâle couve les œufs dans sa bouche. Il y a aussi des illustrations d’espèces éteintes, par exemple, le paresseux géant (6 m de long !), la vache de mer (8 m de long; exterminée en 20 ans) ou la tourte voyageuse.
A côté des explorateurs et naturalistes célèbres comme Drake, Cook, Bougainville, La Pérouse, Linné, Humboldt, Lewis et Clarke, Wallace, Darwin, on en découvre beaucoup d’autres comme Leeuwenhoek, drapier autodidacte qui a inventé et construit 400 microscopes ; Jeanne Baret, la première femme naturaliste à faire le tour du monde ; Sébastien Vaillant, qui a découvert la sexualité des arbres grâce au pistachier, lequel se trouve encore au Jardin des Plantes à Paris ; Joseph de Jussieu, botaniste, membre de l’expédition rocambolesque au Pérou pour mesurer un arc de méridien ; Kerguelen, qui fait un rapport complètement faux sur l’île qu’il vient de découvrir et finit en prison avant d’être gracié par Louis XVI ; John Muir, précurseur de la défense de la nature en Amérique, mais qui ne regrette pas l’extinction des bisons.
Ce livre est une véritable mine d’informations qui passionnera tout amateur de sciences naturelles et d’histoire des sciences. Il est destiné à être bien placé dans sa bibliothèque pour y être consulté souvent.
Jean-Michel Oughourlian
(Plon, 2018, 144 p. 12,90€)
Ce livre est-il un livre scientifique ? Il est un témoignage et un témoignage émouvant, il est le récit d’une magnifique aventure, il est un livre politique et militant, et même un cri d’alarme, il est aussi sans conteste un livre scientifique. Il l’est parce qu’il est écrit par un médecin et anthropologue, le professeur Oughourlian, neuropsychiatre, psychologue, spécialiste de la psychologie mimétique, il l’est aussi parce qu’il est l’analyse objective, comparée, scientifique des résultats d’une longue expérience.
Dans le cas bien spécifique de l’anthropologie, l’objet observé et le sujet observant ne font qu’un, l’homme. Tout particulièrement quand il s’agit du cerveau. C’est par notre cerveau que nous étudions notre cerveau. C’est une difficulté dont il faut avoir pleinement conscience. Pour pouvoir la surmonter. Elle oblige à, en quelque sorte, convertir son propre regard, afin de se voir soi-même comme un autre et de voir l’autre comme un autre soi-même. Même si cet autre, la difficulté n’est pas mince, est handicapé mental.
C’est ce que fait l’AMIPI (précédemment ADAPEI) depuis plus de cinquante ans. D’abord dans ses instituts médico-pédagogiques, puis dans ses UPAI (usines de production, d’apprentissage et d’insertion). Dans ces véritables « usines apprenantes », les opérateurs, à 70% handicapés mentaux, apprennent en produisant, produisent en apprenant. Surtout, ils apprennent et produisent comme s’ils n’étaient pas handicapés. Au point, pour beaucoup, de guérir, de guérir assez pour quitter l’usine apprenante et rejoindre une usine « classique ».
Ils apprennent par l’imitation. Tous, nous apprenons par l’imitation. L’imitation en effet, ou la mimesis, terme parfois préféré car plus neutre, est le moteur de nos comportements, le carburant de la vie.
« C’est en forgeant qu’on devient forgeron » : parler, faire, désirer sont mimétiques. Aimer et haïr aussi. Cela se voit, se lit, sur l’écran des appareils capables de suivre l’activité des neurones et synapses.
En créant un climat propice à la mimesis positive, un climat de confiance, de bienveillance, d’empathie, ces usines font des miracles, parvenant à transformer des personnes isolées, recluses, se sentant inutiles, en des personnes « normales » ou presque « normales ».
Mais l’inquiétude est grande, dans la course à la technologie et à l’intelligence artificielle qui se joue actuellement, de voir de plus en plus les usines se débarrasser de leurs ouvriers, remplacés par des robots. Non seulement alors les usines apprenantes risquent de disparaître mais les non-handicapés risquent de rejoindre, en nombre de plus en plus grand, les handicapés dans l’isolement et la réclusion. Il y a là, pour éviter cela, un défi à relever, que la science éclaire.