Sept pères du calcul écrit. Des chiffres romains aux chiffres arabes 799 – 1202 – 1619

Jérôme Gavin, Alain Schärlig

(Presses polytechniques et universitaires romandes, 2019, 148 p. 23,60€)

 
Sept pères du calcul écrit (J. Gavin, A. Schärlig, PPUR, 2019)Aussi incroyable que cela puisse paraître, en Europe, au temps de la Renaissance, on était incapable d’additionner deux nombres par écrit ! Les marchands et comptables utilisaient encore les chiffres romains, impropres au calcul. La moindre addition nécessitait l’usage de jetons que l’on déplaçait sur un tableau, « une table de compte », selon des règles définies.
Pourtant depuis le IXesiècle, à Bagdad, on avait peu à peu mis au point un système de numération par position, basé sur des chiffres venus d’Inde, dits arabes, incluant le zéro, qui permettait de faire des calculs par écrit pour les quatre opérations élémentaires avec une efficacité nettement supérieure. C’est également à cette époque et en ces lieux que l’algèbre fut inventée.

Ce petit livre de 140 pages s’inscrit dans l’histoire de la lente introduction en Europe des chiffres arabes, du calcul écrit et de l’algèbre. Les auteurs, Jérôme Gavin et Alain Schärlig, sont des spécialistes de l’histoire du calcul, cette frange méconnue de l’histoire des sciences. Ils nous invitent à « une promenade » de huit siècles, de 800 à 1600, sans prétendre à aucune exhaustivité, et en se limitant, pour des raisons de simplicité, à l’opération la plus simple, l’addition.

En 800, début de la promenade, nous découvrons Alcuin, le conseiller de Charlemagne : il rénove l’enseignement de l’arithmétique, mais on est encore très loin du calcul écrit. Il a laissé des problèmes qui sont devenus des classiques comme celui de l’échelle à 100 barreaux (que, 1000 ans plus tard, l’enfant Gauss résoudra seul, selon la légende).
En l’an 1000, c’est le pape Sylvestre II (Gerbert d’Aurillac) qui occupe la scène. Mais sa réputation d’introducteur des chiffres arabes en Occident serait, selon les auteurs, usurpée.

Les auteurs nous présentent ensuite les sept « pères du calcul écrit », qu’ils ont sélectionnés pour avoir marqué l’histoire du calcul. Chaque père a droit à un chapitre qui se clôt avec cinq problèmes d’arithmétique choisis dans son œuvre.
Le père fondateur est Léonard de Pise, celui qui a tout déclenché (1202). Il a voyagé dans les pays arabes et a décelé l’extraordinaire potentiel de leur système de numération. Sa notoriété ne viendra pourtant qu’au XIXe siècle, sous un faux nom et pour une fausse raison (la fameuse suite de Fibonacci, résultant d’un calcul anodin de descendance de lapins !).
Les autres pères sont de parfaits inconnus pour le profane. Chacun apporte sa brique à l’édifice du calcul écrit et contribue à la propagation de cette nouvelle technique : le Français Chuquet (1484), victime d’un plagiat découvert au XIXe siècle ! L’Allemand Widmann (1489), qui invente les signes + et -, mais avec un sens un peu différent du nôtre. L’Italien Pacioli (1494), qui touche à l’algèbre et appelle l’inconnue « la chose » (cosa). L’Allemand Ries (1522), le professionnel, « maître de calcul », édité 100 fois en un siècle ! L’Anglais Recorde (1543), qui a inventé le signe =. Le Suisse Von Graffenried (1619), qui utilise les nombres décimaux.

Le moins que l’on puisse dire est que ces nouvelles « technologies », chiffres arabes et algèbre, ne se sont pas propagées en Europe comme une traînée de poudre, malgré leurs énormes avantages. Le calcul écrit ne commence qu’au XIVe siècle pour les marchands italiens, au XVe en Allemagne, et bien plus tard partout ailleurs. En 1612, les comptes de la ville de Thoune en Suisse sont encore en chiffres romains, soit quatre siècles après Léonard !
Bien qu’inventée au IXe siècle, l’algèbre n’est presque pas utilisée pour la résolution de problèmes. Tous les pères montrent encore une nette préférence pour la vieille règle regula falsi qui consiste à tester une solution délibérément fausse pour en déduire la vraie. Et on est encore loin à cette époque d’écrire des équations. Tout est décrit sous forme de textes.

Ce livre est d’une lecture facile et agréable. Des extraits de textes en vieux français nous sont présentés pour en apprécier la saveur, ainsi que des photos de manuscrits. La présentation des 40 problèmes d’arithmétique est amusante et les solutions élégantes forcent l’admiration. Certains font penser aux problèmes de robinet de notre enfance !
Avec ce livre, on plonge dans une époque lointaine, avec ses connaissances, ses traditions, ses façons de raisonner. En découvrant les solutions des problèmes, on ne peut s’empêcher de penser que l’algèbre aurait été plus efficace. De même, les signes +, -, ou = nous paraissent si évidents que l’on se demande pourquoi ils n’ont pas été inventés plus tôt ! Ces impressions viennent évidemment d’une erreur de perspective : notre jugement est biaisé par nos connaissances d’aujourd’hui. Et c’est une leçon importante que les auteurs ont rappelée dans leur conclusion : en histoire des sciences, la règle cardinale est d’observer le passé, et uniquement le passé, en faisant abstraction de nos connaissances présentes.