Le prince des profondeurs. L’intelligence exceptionnelle des poulpes

Peter Godfrey-Smith

(Flammarion, 2018, 352 p. 21€)

 
Le prince des profondeurs. L'intelligence exceptionnelle des poulpes (P. Godfrey-Smith, Flammarion, 2018)Si le monde des poulpes et autres céphalopodes est relativement mal connu –– à part peut-être le calamar géant qui attaque le Nautilus dans Vingt mille lieues sous les mers et le célèbre Paul le poulpe qui prévoyait les résultats des matchs de football ––, ils ont en revanche la réputation d’être intelligents.
L’auteur du livre est un philosophe des sciences qui cherche à trouver une relation entre la matière et l’esprit. Son intérêt pour les poulpes vient du fait que ceux-ci ont développé une intelligence originale alors qu’ils se sont séparés il y a bien longtemps (600 millions d’années) de la branche qui a conduit aux mammifères et aux oiseaux. Lors d’une plongée, il est visiblement interloqué par le regard du poulpe qui l’observe et aussi par sa poignée de main-tentacule.

Après un rappel très didactique sur la genèse des animaux, l’auteur explique l’évolution des céphalopodes. Le système de défense commence par la coquille et conduit au fossile vivant que sont les nautiles ; mais pour gagner en vélocité, certains perdent leur coquille et deviennent des poulpes, en gagnant une forme d’intelligence complexe à appréhender. A la fin des années cinquante, on découvre que les poulpes ont un comportement qui présente une forte variabilité, qu’ils sont capables de larcins et d’évasion sophistiquée, sans parler de ceux qui aspergent d’eau les ampoules pour éteindre la lumière qui les dérange, et de l’organisation d’«Octopolis», le village de poulpes.
L’étude du système nerveux du poulpe montre que ses bras ont une indépendance étrange par rapport à son cerveau. Son demi-milliard de neurones correspond à une évolution vers la chasse qui l’a conduit à un caractère curieux et explorateur. La complexité de la gestion de ses nombreux tentacules l’a obligé par ailleurs à développer un système nerveux important. Et malgré ses trois cœurs, il n’est pas fidèle !

Le point de vue du philosophe sur la structure du cerveau des hommes et des animaux est développé et il nous fait découvrir la façon dont les êtres vivants perçoivent le monde qui les entoure. Il dissèque les différentes théories sur la conscience et les applique au poulpe. Celui-ci semble sensible à la douleur et possède un étrange sens de l’orientation. Mais le plus bizarre est la distribution des commandes entre son cerveau et ses bras, qui ont une certaine forme d’indépendance.

Les mystérieux changements de couleur des céphalopodes, souvent associés à un comportement hostile, sont étudiés. On découvre une complexité insoupçonnée, qui implique plusieurs couches de cellules intervenant dans la couleur de l’animal. Les seiches, entre autres, arrivent à se camoufler dans l’environnement grâce à un grand nombre de combinaisons de couleurs. Encore plus curieusement, les céphalopodes, capables de prendre toutes les couleurs, ont des yeux qui ne peuvent les voir mais l’animal se débrouille pour les observer quand même. Ces changements de couleurs sont certainement conçus pour le camouflage mais peut-être s’agit-il aussi d’une forme d’expression. Les céphalopodes ont, grâce aux changements de couleur et à la grande variabilité de formes de leur corps, une puissance de communication énorme, dont on n’appréhende pas l’utilité. La comparaison avec le comportement des babouins est passionnante et les observations de l’auteur sont troublantes.

On passe ensuite longuement à la relation entre langage, discours intérieur et intelligence pour les hommes et les animaux. Le chapitre correspondant nécessite beaucoup d’attention, mais peut être lu par des néophytes en philosophie. L’auteur revient ensuite vers ses chers céphalopodes et, après avoir constaté que même les sèches géantes ne vivent qu’un an ou deux, se demande à quoi leur sert alors un si gros cerveau. Ce qui nous entraîne vers la théorie évolutionniste moderne du vieillissement.

Le dernier chapitre est consacré à Octopolis, une zone où les poulpes vivent en communauté. Grâce à des caméras, que les poulpes ont tendance à attaquer pendant leur fonctionnement, il est possible de les observer. Leur comportement physique et leurs changements de couleur sont difficiles à interpréter et très complexes. La construction d’Octopolis à partir d’un morceau de ferraille et de l’apport de coquilles Saint Jacques vides est mystérieuse mais l’auteur tente une interprétation vraisemblable.

Le livre se termine par des réflexions sur l’évolution des espèces, en notant que le cerveau du poulpe semble trop développé par rapport à son espérance de vie, ce qui peut être un accident de l’évolution. Les recherches les plus récentes montrent que le dernier ancêtre commun des poulpes, des sèches et des calamars vivait il y a 270 millions d’années, ce qui le date d’avant les dinosaures. La discussion sur la mémoire épisodique, sémantique et procédurale est fort intéressante tout comme la comparaison entre les mammifères, les oiseaux et les seiches. La fin de l’ouvrage est consacrée à un plaidoyer pour la défense des océans, sur lesquels la pression humaine est trop forte.

Ce livre se lit pratiquement d’un seul trait. De façon très didactique, il nous fait évoluer de la biologie/biochimie à la philosophie en se servant du cas étonnant du poulpe. Il nous permet de bien appréhender l’évolution des espèces vivantes et est basé sur des sources de bon niveau et très récentes. A la fin du livre, on porte un regard différent sur ces animaux si éloignés de nous et, du coup, on se demande ce que pense le poulpe quand ses étranges grands yeux nous regardent !