Sous le sceau du secret. Les plis cachetés de l’Académie des sciences

Sous la direction d’Edgardo-D. Carosella

(CNRS Editions, 2020, 240 p. 25€)

 
Sous le sceau du secret. Les plis cachetés de l’Académie des sciences (dir. E.D. Carosella, CNRS Ed.)Saint-Etienne, 1900. Charles Bertolus, ingénieur, a créé une entreprise qui fabrique des lampes à incandescence. Il veut améliorer leur rendement en remplaçant le carbone des filaments par du tungstène. Il est encouragé par ses premiers essais, qu’il veut garder secrets jusqu’au dépôt d’un brevet. Il envoie alors leur description sous pli cacheté à l’Académie des sciences de Paris. Son pli est enregistré le 4 mars 1901 sous le numéro 6319.

C’est une des missions de l’Académie des sciences de conserver ainsi des plis cachetés, dans le but de protéger une invention, une idée, une hypothèse scientifique. Le pli peut être ouvert à tout moment à la demande de l’auteur, de ses héritiers ou, après cent ans, de l’Académie.

Avec ce livre, l’Académie des sciences dévoile au grand public quelques-uns des 18 000 plis qu’elle a reçus depuis 1735. Douze spécialistes présentent quelque 200 plis regroupés en 21 chapitres. Les auteurs des plis sont des savants célèbres (Lavoisier, Buffon, Ampère, Pasteur, Poincaré, Joliot), mais aussi des ingénieurs, médecins, industriels, officiers, avec des motivations parfois obscures, comme pour ce moine usant d’un langage codé (pas encore déchiffré) ou cet amoureux galant visiblement égaré !

Le lecteur plonge tour à tour dans les sujets les plus divers de l’histoire des sciences et des techniques tels que les feux d’artifice en couleur, les vers à soie, les mandibules d’australopithèques, la reproduction des animaux, le coton-tige. Certains sujets sont plus développés :

  • La photographie et son remarquable cortège d’inventions françaises, de Niepce (1816) aux frères Lumière (1900).
  • La crise du phylloxéra et la kyrielle de propositions pour éradiquer le puceron ravageur de la vigne, laquelle sera finalement remplacée par une nouvelle vigne du Texas.
  • L’effort de guerre en 1914-1918 avec, en 129 plis, une prolifération époustouflante d’inventions comme le sonar, les tubes à gaz pour la TSF, ou le «pansement de sœur Marthe», et quelques incongruités comme le casque enregistreur de pensée !
  • La science nucléaire en ébullition après la découverte de la fission de l’atome en février 1939 et les enjeux énormes de la réaction en chaîne, encore hypothétique. En juin 1940, alors qu’il était à la pointe de cette recherche, Joliot exfiltre son équipe vers Londres, avec son précieux stock d’eau lourde.

La palme de l’émotion revient à Scott de Martinville, autodidacte français. Son pli cacheté déposé en 1857 est ouvert en 1985. Il contient un enregistrement sur papier, réalisé par un stylet relié à une membrane. A l’aide d’un logiciel spécialisé, on a pu restituer la voix enregistrée : celle de Scott chantant Au clair de la lune. C’est le plus ancien enregistrement de l’histoire de l’humanité. Il est inscrit au Patrimoine mondial de l’Unesco ! On peut l’écouter sur Internet.

Le pli de Lavoisier de 1772 est la pièce la plus précieuse de la collection : il consacre la naissance de la chimie moderne. Lavoisier montre qu’un corps en combustion fixe un élément de l’air, qu’il nomme oxygène. Il s’oppose ainsi à la théorie en vogue, qui soutenait que le corps qui brûle libère un fluide, le phlogistique. La bataille entre les deux théories se conclut par la victoire de Lavoisier en 1791. Trois ans après, il sera guillotiné.

Trente plis concernent les rayons N. Ces plis ont une valeur historique exceptionnelle car… les rayons N n’existent pas ! En 1903, le physicien Blondlot annonce la découverte d’un nouveau rayonnement, qu’il appelle N en l’honneur de sa ville de Nancy. L’engouement est immédiat : publications, plis cachetés et colloques se succèdent, avec tout le gratin des scientifiques français, à l’exception notable de Perrin et Langevin. Finalement, l’Américain Wood prouve que les rayons N n’existent que dans la tête des expérimentateurs, victimes d’autosuggestion ou saisis d’une hallucination collective ! Cet épisode incroyable rappelle la fragilité de l’observation humaine.

Les plis reçus de l’étranger témoignent de l’excellente réputation de l’Académie. Citons l’Américain Jackson pour sa découverte de l’effet anesthésiant de l’éther (1846), et le Britannique Ramsay pour sa découverte du troisième gaz de l’air, l’argon (1894), dont le récit, un modèle du genre, est captivant en raison des contributions de multiples scientifiques et disciplines.

La pratique des plis cachetés se poursuit aujourd’hui : chaque année, l’Académie reçoit 30 nouveaux plis et en ouvre 250. Certains anticipent déjà l’intérêt probable des plis déposés pendant l’Occupation par les scientifiques juifs, qui étaient alors interdits de publication. Ces plis seront ouverts en 2040.

Après lecture des 230 pages de ce livre, d’un abord assez facile en dehors de quelques passages ardus en mathématiques, on reste fasciné et admiratif devant un tel bouillonnement tous azimuts de la pensée humaine.