Quand la société devient partie prenante des recherches qui la concerne

Patrice Debré

Professeur émérite d’immunologie à Sorbonne Université, membre de l’Académie nationale de médecine
 

La science doit-elle être laissée au seul pouvoir des scientifiques professionnels ? La recherche médicale, et plus particulièrement la recherche clinique, celle liée aux soins, a permis dans quelques exemples limités que la société civile soit partie prenante de l’investigation scientifique. Certes la médecine s’y prête puisqu’il s’agit d’une science directement appliquée aux malades, c’est-à-dire à l’homme. Il est facile de concevoir qu’elle a pu faire germer le souhait d’une plus grande participation de la société, jusqu’à conduire elle-même les recherches qui la concernait. Faut-il étendre le modèle pour introduire plus encore les attentes de la société dans la réflexion et la mise en œuvre des programmes scientifiques, ce qui ne peut se faire au mieux qu’en l’associant aux investigateurs ? A travers les recherches sur l’homme, l’histoire nous apprend que la participation de la société civile a pu s’exercer au moins à trois niveaux : la programmation, le contrôle et la conduite des essais.

Les interfaces de l’homme avec les biotechnologies :
un contrôle d’amont par la société

Un certain nombre de techniques nouvelles, appliquées directement à la biologie humaine, ont nécessité des réflexions dont certaines participent du principe de précaution. Sans les reprendre ici, ni s’étendre sur leur utilisation, les unes découlent de modification possible du vivant par greffes (dont les xénogreffes), par thérapie cellulaire (dont les techniques d’implantation des cellules souches), par thérapie génique ; les autres, d’interfaces hommes-machines telles que proposées entre le cerveau et les exosquelettes. Ces diverses techniques, par les modifications qu’elles peuvent entraîner in vivo, ont fait l’objet de débats, parfois contradictoires, sur leur utilisation. Au-delà, il est apparu que la biologie, donc les biotechnologies, allant plus vite que l’homme, il fallait instaurer une réflexion éthique sur leur application possible. Ce fut à l’origine du Comité consultatif national d’éthique.

Le consentement éclairé : un contrôle d’aval par l’individu

Le consentement éclairé est un des moyens par lesquels l’individu contrôle les programmes qui le concerne. Les premières réflexions à ce sujet remontent au procès des Médecins de Nuremberg qui s’est ouvert le 9 décembre 1946. Il s’agissait de juger des expérimentations dites médicales des bourreaux nazis qui, sous prétexte de tester la résistance humaine à divers types d’agression, s’étaient livrés à toutes sortes d’exactions jusqu’à la mort. Les prévenus se justifiaient en disant que la science a ses propres droits et que l’imagination en recherche ne doit pas avoir de bornes. Le jugement, outre les peines individuelles, établit pour la première fois des règles encadrant les recherches sur l’homme et introduisit une notion essentielle, celle d’un consentement, dit éclairé, par celui qui participait à de telles recherches.

Pendant plus de trente ans, ce code est resté lettre morte. Ainsi aux Etats-Unis, pays qui avait fourni les juges du procès de Nuremberg et édicté les lois réglementaires, de nombreuses exactions furent pratiquées. Dans des pénitenciers ou des institutions spécialisées, telles celles pour enfants handicapés, des recherches traumatisantes furent effectuées sans la moindre information ni recueil de consentement de ceux qui les subissaient. Les sujets testés étaient les représentants de minorités – les noirs, les pauvres, les prisonniers, les indigents –, qu’on payait parfois de quelques dollars. Des études étaient conduites avec le concours de l’Armée et de la CIA, sans aucun respect de la personne, consistant à administrer du LSD ou des drogues hallucinogènes dix fois plus fortes que le permettait leur tolérance, des substances carcinogènes telle la dioxine, principe actif de l’agent orange, ou des molécules radioactives. A Tuskegee en Alabama, des recherches indignes sur la syphilis s’étalèrent sur quarante ans en accord avec l’Université, dans le but de connaître l’évolution naturelle, donc sans traitement, de la maladie. Aucun des patients ne fut traité par la pénicilline, même après que cet antibiotique ait fait preuve de son efficacité en 1940. En échange de leur résignation, ils recevaient un repas par jour et 1000 $ pour leurs funérailles, à condition qu’on puisse effectuer leur autopsie.

En France, il fallut attendre la fin des années quatre-vingt et un scandale qui prit le nom d’affaire d’Amiens pour que l’opinion publique s’émeuve à la suite d’expérimentations douteuses chez un malade dans le coma. Il devint évident qu’il fallait légiférer. Ce manquement à l’éthique et au respect de la personne conduisit à une loi qui fut proposée par les sénateurs Huriet et Sérusclat. Celle-ci aboutit à l’obligation d’une information à communiquer au patient sur les conditions des recherches et au recueil de son acceptation, en même temps qu’étaient créés des comités d’éthique qui veillaient à l’application des recherches. Le malade, objet des recherches, à travers son consentement, en effectuait règlementairement le contrôle.

Des investigations conduites par la société civile : un nouveau modèle

Une étape supplémentaire fut franchie par la mise en place d’un nouveau modèle permettant à des membres de la société civile de participer directement aux recherches comme investigateurs principaux et d’accéder à différents organes de la gouvernance scientifique. Cela fut mis en œuvre à l’occasion de l’épidémie de sida par un long processus qui date du début des années quatre-vingt. Qui ne se souvient de ces années terribles où les décès se multipliaient après infection par le VIH ? Les malades et leurs proches étaient à l’affût d’informations sur les possibilités thérapeutiques et les avancées de la recherche. Or les connaissances sur la maladie et son évolution, au-delà des souffrances et des morts, se limitaient à celles provenant du milieu médical, très souvent parcellaires. Les fausses rumeurs voisinaient avec des hypothèses parfois sans grand rationnel et aggravaient l’inquiétude. Des associations de lutte furent ainsi créées, cherchant à développer un mouvement favorisant la cause des malades et, en premier lieu, le droit à l’information. Où la trouver ? Les malades se retournaient vers les associations, les associations vers les médecins, les médecins vers les politiques, mais la boucle s’arrêtait là. Faute d’information, les malades, c’est-à-dire les associations de lutte, se mirent eux-mêmes à la tâche, cherchant à tirer des renseignements des journaux médicaux, apprenant la médecine sur le tas, au gré des informations glanées.

Lorsqu’à la fin des années quatre-vingt, le Gouvernement décida de créer une agence de recherche sur le sida, l’ANRS, c’est tout naturellement que les associations se retournèrent vers elle, et tout particulièrement Act Up-Paris, à l’occasion d’un zap, happening emblématique dont ils avaient l’habitude. Rapidement et de manière organisée, l’Agence prit l’habitude de communiquer des informations régulières sur l’état des recherches. Ce fut pour les militants un moyen aussi de connaître l’existence et la nature des essais soutenus par les équipes françaises et de suivre l’évolution des avancées thérapeutiques. Ils apprirent ainsi la méthodologie des essais et, d’un pas de plus, cherchèrent à les examiner. A travers l’analyse des bulletins d’information et des consentements éclairés, les associations en vinrent à recevoir et interroger les principaux investigateurs des essais thérapeutiques sur leurs hypothèses, les résultats attendus, leurs chances de succès. Progressivement, leur position devint officielle : leur avis était demandé sur les protocoles thérapeutiques avant leur soumission règlementaire aux comités d’éthique. Mais la participation des militants associatifs aux recherches ne s’arrêta pas là. Ils avaient successivement obtenu le partage d’informations – première étape – et un droit de regard sur les protocoles de recherche, depuis leur concept jusqu’à leur mise en place – deuxième étape. L’intégration à la démarche scientifique et le partenariat avec les chercheurs allèrent plus loin encore.

D’abord, les associations obtinrent de participer à certaines commissions scientifiques qui évaluaient et interclassaient les projets de recherche soumis à financement. Certes, cela resta limité aux investigations qui se déroulaient dans les pays à ressources limitées, mais cette responsabilité avait une importance qui n’était pas que symbolique : elle apportait le regard des communautés de patients chez qui s’effectuaient les recherches, pour les juger et les financer.

D’autre part, les militants, donc la société civile, furent conviés à conduire eux-mêmes les recherches en tant qu’investigateurs principaux. Cette étape supplémentaire de participation directe aux activités scientifiques débuta dans des circonstances particulières. Il s’agissait de tester une hypothèse : l’utilisation d’un traitement préventif contre le VIH pendant les quelques jours encadrant les prises de risque. Les militants associatifs étaient les mieux à même de recruter des volontaires pour participer aux essais. Au-delà et pour notre propos, une telle initiative démontrait que la science pouvait se pratiquer par des investigateurs qui n’étaient pas des professionnels. De là à faire participer la société civile, et non plus seulement les scientifiques, à la gouvernance de cet établissement de recherche qu’est l’ANRS, il n’y avait plus qu’un pas… qui fut à nouveau franchi. La direction de l’Agence, donc des stratégies de recherche, associa les militants aux divers organes de la gouvernance. Des sièges furent offerts aux représentants associatifs, déjà présents dans certaines commissions d’évaluation, pour participer également au conseil d’orientation, équivalent de conseil d’administration, et au conseil scientifique de l’ANRS.

L’intégration de la société civile à l’Agence, à toutes les étapes de la recherche, depuis la conduite d’activités de recherche clinique jusqu’à la participation à la gouvernance d’une institution de recherche, a constitué de l’avis de tous un des plus grands succès de cet établissement. Une de ses particularités aussi puisque le modèle ne fut reproduit nulle part ailleurs dans les sciences médicales, sauf à moindre degré dans le cas des maladies rares. Ce mode d’intégration de la société civile est cependant en cours de réflexion aujourd’hui à l’Inserm pour sa recherche clinique.
 
 
En conclusion, à travers ces différents temps de la recherche sur l’homme, il est apparu qu’il ne pouvait y avoir de science qui lui soit appliquée sans qu’il puisse être partie prenante, sans que la société puisse avoir un regard sur les applications de la science et sans offrir la possibilité aux représentants de la société civile d’être partenaires de sa démarche. Une telle initiative devrait s’appliquer aujourd’hui à l’un des principaux enjeux de la lutte contre le Sars-CoV-2 : la vaccination. Pour une adhésion à son emploi et une compréhension des défis, la communication à son propos doit être relayée et prise en charge par ceux à qui cette mesure de prévention s’adresse. Mais auparavant, il faut que cette mesure capitale pour l’individu et l’épidémie soit bien comprise. On en revient au rôle de l’Afas, et son rôle dans la mise en place et aussi mise en œuvre d’une science participative.