Physiologie de la douleur aiguë

Bernard Calvino

Professeur honoraire en neurosciences à la faculté des sciences de Créteil et à l’Ecole supérieure de physique et de chimie industrielles de la Ville de Paris
 

Résumé

Selon la définition élaborée par l’International Association for the Sudy of Pain (IASP), la douleur est une «expérience sensorielle et émotionnelle désagréable, associée à un dommage tissulaire réel ou potentiel, ou décrite en termes d’un tel dommage». La complexité de cette définition rend compte de la complexité de la notion de douleur. On distingue quatre mécanismes possibles de douleurs : une lésion périphérique (coupure, brûlure, fracture…), une inflammation chronique, une lésion du système nerveux ou une douleur en l’absence de toute cause objective (douleur idiopathique ou nociplastique). La durée d’évolution de la douleur est aussi fondamentale et l’on distingue une douleur aiguë, douleur de courte durée (post-chirurgicale, post-lésionnelle…), d’une douleur chronique (douleur qui excède trois à six mois).

D’un point de vue clinique, la douleur aiguë, douleur-symptôme, est un véritable «signal d’alarme». D’installation récente, elle est utile car elle permet au médecin d’établir son diagnostic : elle est la plupart du temps d’origine traumatique, mécanique et/ou inflammatoire, et met en jeu essentiellement une composante émotionnelle réactionnelle. Son traitement étiologique est primordial et l’évolution de cette douleur se fait généralement vers une guérison de la lésion initiale. Sa prise en charge se fait avec des antalgiques, selon les trois paliers de l’OMS (palier 1 : paracétamol, anti-inflammatoires non stéroïdiens ; palier 2 : association d’un antalgique de palier 1 avec un opioïde faible tel que tramadol ou codéïne ; palier 3 : opioïde fort, morphine ou un dérivé de synthèse), avec une bonne efficacité.

Les mécanismes générateurs des douleurs aiguës, douleurs par excès de nociception qui résultent de la lésion des tissus périphériques, mettent en jeu le passage de la nociception (mécanismes neurophysiologiques de genèse et transmission par les afférences sensorielles périphériques de l’influx nociceptif jusqu’au cerveau) à la douleur aiguë (mécanismes psychophysiologiques, sensation ressentie). D’un point de vue neurophysiologique, la cascade d’évènements conduisant à l’intégration des informations douloureuses met en jeu des récepteurs (nocicepteurs périphériques), des nerfs sensoriels périphériques (constitués par les fibres sensorielles primaires de fin diamètre, myélinisées – fibres Aδ – ou non myélinisées – fibres C) ; puis, après un relais synaptique dans la corne dorsale de la moelle épinière, des voies médullaires ascendantes constituées par les neurones spino-thalamiques et spino-réticulo-thalamiques ; des relais dans l’encéphale intégrant ces informations douloureuses (principalement au niveau du noyau thalamique ventro-postéro-latéral ; mais aussi de la substance réticulée et du système limbique) ; et enfin des sites de projection corticaux (cortex somesthésiques primaire et secondaire, mais aussi insulaire, cingulaire et préfrontal). Ainsi, des nocicepteurs périphériques au cortex somatosensoriel, les voies de la nociception sont caractérisées par un réseau ascendant de trois neurones. Il existe en parallèle à ce réseau des voies diffuses pour l’information codant la perception émotionnelle de la douleur, mises en évidence grâce aux techniques d’imagerie en IRM fonctionnelle, qui constituent ce que l’on a appelé la «matrice de la douleur» impliquant des régions corticales et sous-corticales hautement interconnectées entre elles. La complexité de la compréhension des bases neurophysiologiques de la douleur vient en grande partie de cette multiplicité des voies spinales ascendantes et des nombreuses structures de projection de l’encéphale qui contribuent toutes à la genèse de la douleur.


 
Selon la définition de l’IASP (International Association for the Study of Pain), la douleur aiguë est une expérience sensorielle et émotionnelle résultant des stimulations dites «nociceptives» (susceptibles de remettre en cause l’intégrité de l’organisme), c’est-à-dire de haute intensité, qui déclenchent une cascade d’évènements physiologiques conduisant à l’intégration des informations codant les différents aspects de la douleur. Le prolongement dans le temps de la douleur aiguë conduit au développement d’une douleur chronique lorsqu’elle se prolonge au-delà de trois mois. La douleur perd alors sa signification de signal d’alarme pour évoluer vers un syndrome chronique.
Les douleurs chroniques peuvent être en rapport avec plusieurs causes, soit des douleurs par excès de nociception prolongées (inflammation, sensibilisation des nocicepteurs…), soit des douleurs neuropathiques (neuropathies périphériques consécutives à une lésion de nerfs sensoriels périphériques, ou neuropathies centrales, lésions de structures relais du système nerveux central). Il y a aussi des douleurs mixtes, douleurs par excès de nociception et douleurs neuropathiques, par exemple dans le cas des douleurs cancéreuses. Enfin ont été considérées plus récemment par l’IASP (2018) les douleurs dites nociplastiques (autrefois répertoriées comme douleurs idiopathiques, sans lésion ni cause objective) qui résultent de la plasticité du système nerveux central susceptible de modifier les systèmes de contrôle de la douleur et d’engendrer ainsi des douleurs sans cause apparente (par exemple la fibromyalgie).
La douleur peut être modulée en fonction de la situation psychologique du sujet, mais aussi en fonction de son environnement (affectif, socio-culturel, ethnologique, religieux…). Cette modulation résulte de la mise en jeu de contrôles inhibiteurs exercés par des structures spinales et supra-spinales (corticales ou sous-corticales) par l’intermédiaire des voies inhibitrices descendantes.
D’un point de vue physiologique, la cascade d’évènements conduisant à la genèse et à l’intégration des informations douloureuses s’inscrit dans un chapitre de la neurophysiologie sensorielle, la somesthésie (qui regroupe la physiologie sensorielle de la sensibilité tactile cutanée mais aussi des muscles, des tendons, des articulations et des viscères) et répond au même schéma fonctionnel que toutes les autres fonctions sensorielles.

La douleur nociceptive aiguë résulte de la mise en jeu de la triade : lésion-inflammation-douleur. Les informations nociceptives à l’origine de la douleur aiguë sont générées à la périphérie par la lésion qui va être à l’origine d’une inflammation : de nombreuses molécules, constituant la «soupe inflammatoire», sont synthétisées et libérées par les cellules lésées des tissus périphériques, les terminaisons nerveuses et les cellules immunocompétentes activées qui migrent dans le foyer inflammatoire et sont à l’origine de la composante inflammatoire de la douleur. Ces molécules sont susceptibles d’activer et/ou de sensibiliser les nocicepteurs périphériques, du fait que leurs récepteurs sont exprimés par les terminaisons nerveuses des fibres périphériques nociceptives de petit diamètre (fibres Aδ, C) des nerfs sensoriels (dans lesquels on trouve aussi les fibres non nociceptives de la sensibilité tactile légère de gros diamètre, fibres Aβ), qui n’interviennent pas dans la transmission de l’information douloureuse.
Ces fibres Aδ et C sont les axones des neurones sensoriels primaires dont le corps cellulaire est localisé dans le ganglion de la racine dorsale (GRD). Elles génèrent et conduisent l’information sensorielle jusqu’à la corne dorsale de la moelle épinière (CDME). Ainsi, une stimulation nociceptive met ainsi en jeu les nocicepteurs périphériques. Les nocicepteurs ne répondent qu’à des stimulations nociceptives (mécanonocicepteurs ; thermonocicepteurs au chaud et au froid ; chémonocicepteurs, qui répondent aux molécules algogènes de la soupe inflammatoire ; nocicepteurs polymodaux, qui répondent à plusieurs modalités de stimulations). Dans la CDME, les neurones nociceptifs post-synaptiques (neurones de deuxième ordre) reçoivent les terminaisons centrales des neurones périphériques (neurones de premier ordre). Leurs axones sont à l’origine des voies médullaires appelées ascendantes parce qu’elles conduisent le message nerveux douloureux aux différents noyaux relais dans le cerveau, où sont intégrées ces informations douloureuses. Les axones des neurones nociceptifs de deuxième ordre de la CDME constituent les faisceaux médullaires ascendants qui projettent leur information à différents niveaux supraspinaux. On distingue quatre principaux sites supraspinaux de projection :

  • les noyaux du thalamus ventro-postéro-latéral (VPL), noyaux spécifiques de la sensibilité tactile et de la nociception, à l’origine de la composante sensori-discriminative de la douleur ;
  • des sites de projection bulbaires (noyau gigantocellulaire) et mésencéphaliques (substance grise périaqueducale et noyau cunéiforme), structures relais pour l’information nociceptive véhiculée par le faisceau spino-réticulo-thalamique jusqu’au thalamus médian non spécifique ;
  • l’hypothalamus intervient dans le contrôle des réactions végétatives de la douleur mais aussi dans la libération d’hormones intervenant dans le contrôle du stress (axe hypothalamo-hypophysaire corticotrope, dont la stimulation aboutit à la libération plasmatique des hormones glucocorticoïdes) ;
  • le complexe amygdalien, structure du système limbique, intervient dans les réactions affectives et émotionnelles de la douleur.

Ces sites de projection sont constitués de neurones de troisième ordre, d’où partent des projections vers différentes aires corticales et les interactions entre ces aires sont nombreuses :

  • les neurones du thalamus VPL projettent leurs axones vers les aires des cortex somesthésiques primaire S1 et secondaire S2 (cortex spécifiques de la somesthésie et de la nociception) : les caractéristiques du message nociceptif y sont décodées, permettant la genèse de la perception de la sensation douloureuse (qualité, localisation, intensité, durée) ;
  • différents noyaux de l’encéphale impliqués dans la douleur projettent leurs axones vers les aires corticales préfrontales, le cortex insulaire et le cortex cingulaire antérieur, impliqués dans les réactions émotionnelles plus élaborées à la douleur et qui jouent un rôle fondamental dans la composante émotionnelle et cognitive de la douleur, l’ensemble constituant la «matrice de la douleur».

La complexité de la compréhension des bases neurophysiologiques de la douleur vient en grande partie de la multiplicité des voies ascendantes localisées dans la moelle épinière, des nombreuses structures de projection du tronc cérébral et de l’encéphale qui contribuent toutes à la genèse de la douleur, et à sa modulation qui résulte de la mise en jeu de contrôles exercés par des structures spinales et supraspinales.
On distingue deux principales catégories de systèmes physiologiques de contrôle de la douleur :

1- Les contrôles segmentaires spinaux de la CDME, qui est un lieu d’intégration et pas seulement un relais de transmission de l’information douloureuse entre les fibres sensorielles périphériques et les structures supraspinales. La mise en jeu des contrôles segmentaires spinaux a été modélisée par Melzack et Wall en 1965 dans leur «théorie du portillon» (gate control theory). Ce modèle repose sur l’équilibre d’une balance entre deux types d’activités d’origine segmentaire périphérique exercées sur les neurones nociceptifs non spécifiques : les unes sont activatrices, véhiculées par les fibres nociceptives de petit diamètre ; les autres sont inhibitrices, véhiculées par les fibres non nociceptives de la sensibilité tactile légère de gros diamètre. La douleur n’est ressentie que lorsque la balance penche en faveur des activités excitatrices. L’activation des fibres non nociceptives fermerait le portillon et bloquerait la transmission de l’information nociceptive vers les structures de la douleur dans l’encéphale (idée associée à une analgésie) ; l’activation des fibres nociceptives ouvrirait le portillon et favoriserait la transmission de l’information nociceptive vers les structures de la douleur dans l’encéphale (idée associée à la sensation de douleur). Dans le modèle du «gate control», le mécanisme de régulation spinal est lui-même soumis à des contrôles descendants d’origine supraspinale (voir ci-dessous).

2- Les contrôles inhibiteurs descendants (CID) issus de structures du tronc cérébral dont l’origine est la substance grise périaqueducale, SGPA, mésencéphalique : la stimulation de ces neurones et de ceux des structures en aval sérotoninergiques (neurones des noyaux du raphé magnus, des noyaux paragigantocellulaire et gigantocellulaire de la medulla rostro-ventrale, RVM) est à l’origine d’effets analgésiques résultant de la mise en jeu de voies descendantes exerçant un contrôle inhibiteur sur les neurones nociceptifs non spécifiques de la CDME, bloquant la transmission des messages nociceptifs. Les axones descendants de ces neurones se projettent à tous les différents segments de la moelle épinière (du segment cervical au segment sacré) dans la corne dorsale de la moelle. On y associe les systèmes de contrôles inhibiteurs descendants noradrénergiques (neurones du locus coeruleus et du locus subcoeruleus), qui fonctionnent sur le même modèle. D’où l’utilisation de molécules ayant une action centrale à la fois sérotoninergique et noradrénergique, comme certains antidépresseurs, pour obtenir des effets analgésiques dans la douleur chronique neuropathique, qui renforcent ces CID.

Mais des contrôles facilitateurs descendants (CFD) proalgiques, également issus du tronc cérébral, ont été décrits exacerbant les conséquences d’une stimulation nociceptive au niveau de la moelle épinière. Une stimulation de la RVM à des intensités élevées déclenche des effets analgésiques (cf. ci-dessus), mais, à des intensités plus faibles dans la même région, déclenche des effets facilitateurs proalgiques, avec une discrimination anatomique entre des sites inhibiteurs antalgiques et d’autres facilitateurs proalgiques. L’équilibre entre ces deux systèmes descendants concurrents CID et CFD déterminerait in fine le degré global d’excitabilité du réseau de neurones dans la CDME, degré qui à son tour modulerait la transmission de l’information douloureuse vers les structures nerveuses centrales de l’encéphale. Lorsque les deux systèmes sont à l’équilibre, l’organisme est dans un état d’homéostasie physiologique qui se traduit par un état de bien-être. Lorsque cet équilibre est rompu en faveur des CFD, l’état de bien-être disparaît au profit d’un état douloureux systémique, ce qui pourrait être le cas par exemple dans la fibromyalgie.

En conclusion, la douleur aiguë est un processus complexe résultant de l’expérience sensorielle d’une sensation émotive déplaisante et chacun d’entre nous est unique face à sa douleur. La définition de l’IASP présente l’avantage de parler d’une expérience émotionnelle et pas seulement d’une sensation mesurable. Le soulagement de la douleur est un problème qui va bien au-delà de la mise en jeu de réseaux de neurones car il prend aussi en compte les facteurs de chacun dans la globalité de sa personnalité. On ne peut réduire la douleur au seul aspect anatomo-physiologique de la nociception, car fondamentalement la prise en charge thérapeutique et clinique de la douleur et son traitement ont pour but non pas seulement de soulager cette douleur mais aussi d’apaiser l’homme douloureux.

 

Voir le PowerPoint de la présentation de B. Calvino (© 2021 B. Calvino, tous droits réservés) du 10 décembre 2021 dans le cadre des «Rencontres franco-tunisiennes : Autour de la science» organisées en partenariat avec le Palais des sciences de Monastir.
Calvino B. Physiologie moléculaire de la douleur, Ed. Douin, 2019, 256 p.