Marie Raffalovich, Claude Bernard et Blaise Pascal

Denis Monod-Broca

Ingénieur et architecte, secrétaire général de l’Afas
 

Le 12 août 1876, quatre ans donc après la création de l’Afas, à l’occasion de son 5e congrès annuel qui, cette année-là, se tenait à Clermont-Ferrand, ville natale de Blaise Pascal, Claude Bernard écrit ceci à sa grande amie Marie Raffalovich [1] :

«Chère Madame,
«J’aurais été bien mal inspiré si j’étais venu me reposer de mes fatigues au Congrès de Clermont. Depuis que je suis arrivé j’ai été constamment en scène bien malgré moi, mais j’ai fini par accepter mon rôle. Je n’ai pu arriver ici que vendredi et dès samedi j’ai fait une conférence impromptue sur la sensibilité des plantes. Hier nous sommes allés faire une excursion à Vichy. Une autre surprise m’y attendait. A la gare, le maire, le conseil municipal, les pompiers, les Orphéons nous ont reçus. Comme j’étais un des plus vieux et des plus en vue de la bande, j’ai dû m’improviser président de l’excursion. On nous a offert un banquet de 100 couverts. Il a fallu toaster, ce qui est en général, hors de mes moyens. Néanmoins je m’en suis tiré puisqu’il n’y avait pas moyen de faire autrement. Le hasard a voulu qu’il y ait à Vichy Lord Haughton, le vice-président de l’association anglaise pour l’avancement des sciences. On l’avait invité, et sa présence a fourni tout naturellement matière à des rapprochements entre les deux associations…
«L’aimable Lord a trouvé des mots et des pensées très heureuses. Il a dit qu’il fallait unir les sciences et les lettres et qu’un congrès qui venait s’établir dans le pays de celui qui a laissé ses pensées immortelles, les Lettres Provinciales, et qui a fait des expériences de la pesanteur de l’air dans le Puy de Dôme ne pouvait pas avoir d’autre but ».

Que ce lord, vice-président de l’Association anglaise pour l’avancement des sciences, est bien inspiré de suggérer cette union des sciences et des lettres sous l’égide de Blaise Pascal !

Pascal distingue trois ordres : l’ordre du corps, l’ordre de l’esprit et l’ordre du cœur. Il tient pour essentiel de ne surtout pas les confondre, chaque ordre étant ordre dans le domaine qui est le sien.

Or nous les mélangeons à qui mieux mieux. La science, qui est de l’ordre de l’esprit, c’est-à-dire de la connaissance, de l’objectivité, et la technique, qui est de l’ordre du corps, c’est-à-dire de la chair, de la vie matérielle, de la violence, se confondent aujourd’hui complètement.

Inventeur de la pascaline, la première machine à calculer, c’est-à-dire la première machine capable de concurrencer l’homme dans sa faculté unique, la pensée consciente, Pascal avait pressenti ce qui pouvait en résulter, la confusion entre les machines et les êtres vivants, entre l’ordre du corps et celui de l’esprit.

Extrait des Pensées à propos de la pascaline : «La machine d’arithmétique fait des effets qui approchent plus de la pensée que tout ce que font les animaux ; mais elle ne fait rien qui puisse faire dire qu’elle a de la volonté comme les animaux.»

Autrement dit, ne confondons pas !

A l’heure où même Elon Musk alerte sur les risques de l’IA et de ses excès, il est bon de rappeler cette grande leçon prophétique de Pascal. Cette lettre de Claude Bernard, premier président de l’Afas, à son amie Marie Raffalovich, est une bonne occasion de le faire, au moins sommairement.
 

Charles Gleyre (Chevilly, 1806 – Paris, 1874), Esquisse pour le Portrait de Madame Raffalovich, vers 1868-1869.
Huile sur toile, 11,5 x 9 cm. Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne. Acquisition, 1908. Inv. 1951-067.
© Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne

[1] Je tiens le texte de cette lettre de madame Catherine Guillaumat, arrière-petite-nièce de Marie Raffalovich, et auteur d’un petit livre, A la recherche du temps passé, dans lequel est retracée la vie, ce qu’elle a pu retrouver de la vie, de ses ancêtres.
Marie Raffalovich (1832-1921) était une femme étonnante. Russe, scientifique, polyglotte, issue d’une famille juive de banquiers ayant fui, au milieu du XIXe siècle, Odessa, la Russie tsariste et les persécutions contre les juifs, mariée à son oncle Hermann, banquier lui aussi, installé à Paris, elle était mère de trois enfants, tenait salon et connaissait le tout-Paris intellectuel, politique et artistique.
Elle entretint une très abondante correspondance. On lui connaît près d’une centaine de correspondants, connus ou non, certains célèbres ou très célèbres, parmi lesquels Jean Jaurès, Jules Ferry, Alexandre Millerand, Paul Doumer, Edgar Quinet, Henri Bergson, Ernest Lavisse, Marcelin Berthelot, Hector Malot.
Fréquentant les cours du Collège du France, elle y fit la connaissance de Claude Bernard, se lia d’amitié avec lui, lui servit de traductrice et d’assistante, entretint avec lui une très abondante et très régulière correspondance.
Les lettres de Marie Raffalovich à Claude Bernard ont disparu. Mais 488 de ses lettres à lui, écrites entre 1869 et 1878, sont conservées à la bibliothèque de l’Institut. La lettre citée ci-dessus est l’une d’entre elles. Elle nous touche particulièrement puisqu’il y est question de l’Afas et puisque, en cette année du quatrième centenaire de sa naissance, il y est question de Blaise Pascal.