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Alain Delacroix
Ancien professeur titulaire de la chaire "Chimie industrielle - Génie des procédés" du Conservatoire national des arts et métiers
Rudolf Christian Karl Diesel est né le 18 mars 1858, rue Notre-Dame de Nazareth à Paris. Son père Théodore, relieur, était né à Augsbourg et avait émigré en France. Le petit Rudolf a probablement eu sa vocation d’ingénieur en visitant le Musée des arts et métiers au Conservatoire national des arts et métiers, tout proche de la rue Notre-Dame de Nazareth.
Malheureusement, en raison de la guerre franco-prussienne de 1870, la famille Diesel doit quitter la France pour se réfugier à Londres. La même année, sa mère l’envoie à Augsbourg chez son oncle, qui est professeur de mathématiques. Très vite, Rudolf Diesel, qui veut devenir ingénieur, s’inscrit à l’école industrielle d’Augsbourg puis à la Königlich Bayerische Technische Hochschule München. Cette école, fondée en 1868, a un professeur célèbre, Carl von Linde, qui va fortement influencer la vie future de Rudolf. En effet, Linde, formé entre autres par le non moins célèbre thermodynamicien Rudolf Clausius à Zurich, est un pionnier des machines de réfrigération. Diesel va commencer à travailler avec lui et devient rapidement son directeur d’usine en 1881.
Diesel se marie en 1883 avec Martha Flasche et, en 1890, il part à Berlin avec sa femme et ses trois enfants pour gérer les sociétés de recherche et de développement de Linde. Pour devenir indépendant et échapper aux brevets de Linde, Diesel se lance alors dans la recherche d’un nouveau moteur car la machine à vapeur n’a pas un bon rendement thermodynamique et est très polluante (ce dernier point n’a pas dû être considéré à l’époque par Diesel !). Un de ses premiers moteurs à vapeur d’ammoniac explose et Diesel finit à l’hôpital et gardera quelques séquelles.
Dès 1887, Diesel publie un livre sur la construction d’un moteur thermique susceptible de remplacer avantageusement ceux du moment. Il imagine utiliser la propriété d’auto-inflammation des hydrocarbures lourds pour initier la déflagration dans le cylindre, ce qui permet d’employer des fiouls peu chers. Ce moteur puissant et performant, après avoir équipé les bateaux, va s’étendre aux locomotives, camions et automobiles, avec le succès que l’on sait.
Après une vie brillante, Diesel disparaît dans des conditions étranges juste avant la guerre de 1914. Le 29 septembre 1913, il est à bord du paquebot Dresden, en route pour l’Angleterre pour une réunion à Londres. Il quitte ses collaborateurs en fin de soirée et ceux-ci découvrent le lendemain matin sa cabine vide et son lit non défait. On découvre plus tard un corps en mer qui porte des objets identifiés par sa famille comme lui appartenant.
On dit qu’avant son voyage, Diesel aurait laissé à sa femme un sac qu’elle n’était censée ouvrir que la semaine suivante. A l’intérieur se trouvaient 200 000 marks et apparemment, tous ses comptes bancaires avaient été vidés. De plus le journal de Diesel retrouvé à bord du Dresden comportait une croix à la date du 29 septembre.
Deux hypothèses sont retenues concernant cette disparition étrange. La première est le suicide, qui pourrait s’expliquer par sa nature dépressive et des soucis dans ses affaires. La deuxième est un peu plus complotiste : l’empereur Guillaume II et ses sbires n’étaient pas très heureux, en 1913, de voir partir vers le futur ennemi un brillant ingénieur dont les moteurs seraient indispensables dans les sous-marins et les bateaux de la marine impériale.
Quant au moteur diesel, il a eu un très grand succès mais très curieusement, en quelques années, il est violemment vilipendé en raison des problèmes de pollution qu’il génère. Comme on l’a vu, ce moteur utilise l’auto-inflammation d’hydrocarbures lourds à haute température et pression et, comme on le sait en chimie industrielle, cela crée des particules de suie, inhérente à ce type de combustion, un défaut en partie corrigé par les filtres à particules. Comme il travaille dans des conditions plus difficiles, ce moteur est plus complexe et donc plus cher. Mais cela est compensé par son meilleur rendement thermodynamique et sa plus faible consommation, ce qui le rend 20% plus performant que son cousin à allumage commandé.
Ce moteur a été favorisé en France dès les années soixante en raison du développement de l’énergie nucléaire, qui n’utilisait plus de fiouls lourds pour produire de l’électricité. Ce type d’hydrocarbure peu cher pouvait ainsi être consommé par le transport routier. Les producteurs français d’automobiles ont donc produit des moteurs diesel de plus en plus performants.
Parallèlement, pour que les voitures à essence consomment moins, on a inventé l’injection directe, ce qui du coup leur fait produire des particules fines largement autant que le moteur diesel. La norme Euro 6b de 2015, qui concerne les deux types de moteurs, tolérait en effet 6x1011 particules au km pour le diesel, contre 6x1012 pour les véhicules à essence, soit dix fois plus. En 2017, le véhicule essence a été aligné sur le diesel. Les mêmes normes antipollution s’appliquent donc aux moteurs diesel et essence, mais comme on l’a vu, les moteurs diesel consomment 20% de moins de carburant, ils émettent donc 20% de moins de CO2 et sont donc beaucoup plus écologiques que leurs cousins à essence.
De plus, la recherche sur ces moteurs continue et de nouvelles solutions apparaissent. Par exemple le moteur à pistons opposés pourrait être 30% plus efficace et aurait un impact écologique total plus favorable que le véhicule électrique fonctionnant à partir d’une électricité non nucléaire.
Par ailleurs, on sait que l’abrasion des pneus, des freins et de la route produit au moins autant de particules fines que l’échappement des véhicules les plus récents, ce qui du coup rend le véhicule électrique un peu moins sympathique.
Pour faire une comparaison réelle des types de motorisation, il faudrait effectuer des analyses des cycles de vie qui prennent en compte le mode de transport, depuis l’extraction du minerai d’uranium ou du pétrole jusqu’à la gestion des déchets ultimes. Cela permettrait de limiter les avis trop péremptoires dont les médias nous abreuvent journellement. Par ailleurs une industrie lourde du type de l’automobile ne peut pas suivre en temps réel les soubresauts des modes, qui vont maintenant un peu trop vite. Bien que l’automobile ait été inventée à la fin du XIXe siècle, je me souviens avoir vu, à Paris, des camions hippomobiles qui y livraient encore de la bière dans les années cinquante.
En France actuellement, sur ce sujet comme sur bien d’autres, les croyances et les avis tranchés remplacent souvent les connaissances scientifiques... l’AFAS a donc encore de beaux jours devant elle !
Jeanne Brugère-Picoux
Professeur honoraire de pathologie médicale du bétail et des animaux de basse-cour (Ecole nationale vétérinaire d’Alfort), membre de l’Académie nationale de médecine, présidente honoraire de l’Académie vétérinaire de France
Alors que l’épizootie de peste porcine africaine (PPA) s’étendait dangereusement vers l’Ouest de l’Europe du fait de l’atteinte de la Pologne aux portes de l’Allemagne, cette maladie redoutable pour les élevages porcins est apparue dans la faune sauvage en Belgique, à plus de 1000 km de distance des derniers foyers européens. Début septembre 2018, 5 sangliers infectés ont été découverts (4 morts, 1 malade et abattu) à une dizaine de kilomètres de la France. Dès cette découverte, le ministre wallon de l’Agriculture, René Collin, a annoncé que le nombre de sangliers infectés pourrait augmenter rapidement car « beaucoup d’autres sont à l’analyse. On va arriver à des dizaines, voire 400 sangliers, selon ce que les experts nous annoncent » et ajoutant « La peste porcine africaine est là, et elle est là pour longtemps ! ». Il avait malheureusement raison car 299 cas de PPA ont été détectés chez des sangliers trouvés morts dans la région d'Etalle, dans la zone tampon belge considérée comme infectée. Le fait que les sangliers prélevés hors de cette zone infectée (ZI) ont été longtemps négatifs pouvait permettre d’espérer que les mesures de biosécurité mises en place par la Belgique se révéleraient assez efficaces pour éviter la propagation de la PPA vers la France.
Mais la découverte de 2 sangliers infectés à 1,6 km de la frontière française, en dehors de la zone tampon belge, au début du mois de janvier 2019, a alerté le ministère de l’Agriculture français [1].
La peste porcine africaine (PPA)
La PPA est due à un Asfivirus de la famille des Asfarviridae. Ce virus est particulièrement résistant dans le milieu extérieur comme dans les viandes non cuites réfrigérées ou dans les salaisons (principal risque connu pour cette affection). La maladie se transmet par contact soit avec un autre animal, soit par un aliment (eaux grasses [2], charcuterie...) ou un environnement contaminé (matériel d’élevage, moyens de transport, bottes, etc.). Les tiques du genre Ornithodoros [3] peuvent aussi transmettre la maladie.
Comme la peste porcine classique (PPC), due à un pestivirus proche des pestivirus des ruminants, il s’agit d’un fléau majeur pour l’élevage porcin justifiant leur classement comme danger sanitaire de première catégorie à déclaration obligatoire. Ces deux maladies épizootiques majeures, non transmissibles à l’Homme, figurent également dans la liste des maladies notifiées à l’OIE (Organisation mondiale de la santé animale). Cependant, la PPA ne peut être éradiquée que par des mesures de biosécurité car il n’existe pas de vaccin pour lutter contre cette maladie comme dans les épizooties de PPC [4].
Cliniquement, la PPA est une septicémie qui ressemble à la PPC : hyperthermie, vomissements, diarrhée parfois sanguinolente, détresse respiratoire, avortements, lésions hémorragiques plus importantes que dans la PPC (nœuds lymphatiques, peau, en particulier au niveau des oreilles, reins, rate...). La mort survient en une dizaine de jours avec un taux de 100% dans la forme aiguë. Il peut exister des formes plus atténuées dans certaines formes chroniques où les troubles respiratoires prédominent.
Extension des foyers de PPA
Pendant longtemps, la PPA est restée limitée à l’Afrique. Elle été introduite pour la première fois en 1957 en Europe (au Portugal) à la suite de la distribution d’eaux grasses provenant d’un avion de ligne assurant la liaison Angola-Portugal et c’est ainsi que la maladie s’est étendue à toute la péninsule Ibérique. Quelques foyers erratiques ont pu être observés dans certains pays européens, dont la France considérée comme indemne depuis 1974 [5]. Il n’en est pas de même pour l’Italie du fait de la persistance de la PPA sous une forme enzootique en Sardaigne, infectée en 1978, probablement par l’importation de déchets de cuisine contaminés.
Plus récemment, elle a été introduite en Géorgie en 2007 [6], puis en Arménie, en Azebaïdjan et en Russie. Progressivement, à partir de 2013, elle s’est étendue aux pays voisins : Ukraine, Biélorussie, Lituanie, Lettonie, Estonie, Pologne et, plus récemment, Moldavie, République tchèque, Roumanie, Hongrie puis Bulgarie.
On a constaté une recrudescence du nombre de foyers en élevages porcins dans les pays où la maladie est désormais enzootique depuis plusieurs années, et ce principalement en Pologne.
Enfin, il faut noter l’augmentation progressive du nombre de déclarations de PPA dans la faune sauvage en Europe : 334 en 2014, 1715 en 2015, 2466 en 2016, 3994 en 2017 et 4111 au 27 juillet 2018, de même qu’une progression géographique vers l’Ouest et le Sud qui serait plus due à une contamination d’origine humaine (République tchèque, Pologne et Hongrie) [7].
Pour la première fois en Asie, la Chine, déjà confrontée à la PPC, vient aussi de déclarer la PPA sur son territoire, ce qui pourrait se révéler catastrophique dans ce pays possédant plus de la moitié de la population porcine mondiale.
Du 10 juin 2018 au 26 juillet 2018, la Roumanie a déclaré 473 foyers porcins correspondant surtout à des petits élevages familiaux (seuls deux élevages importants de 43 800 et 2750 porcs ont été touchés). L’atteinte de ces élevages non professionnels dans un site géographique particulier comme le delta du Danube semble plus lié à une faille dans les mesures de biosécurité qu’à une contamination par des sangliers sauvages.
C’est pourquoi la campagne spécifique d’information à destination des chauffeurs routiers et des voyageurs en provenance des pays de l’Est infectés par la PPA menée au premier semestre 2018 par le ministère de l’Agriculture (ondes radio de Sanef 107.7, aires d’autoroutes, stations de télépéages pour les poids lourds) était parfaitement justifiée. Mais cette communication n’a pas pu empêcher l’apparition de la PPA découverte dans la commune d’Etalle, peu éloignée d’une autoroute en Belgique !
Pour lutter contre la propagation de la PPA en Belgique, le ministre René Collin a annoncé plusieurs mesures concernant la zone de 63 000 hectares dans la province de Luxembourg touchée : mesure de confinement pour 60 élevages de porcs qui sont présents dans ou à proximité de la zone, arrêtés d’interdiction de circuler (interdiction de se promener dans ces forêts pendant un délai d’un mois minimum) s’ajoutant aux mesures déjà prises visant à interdire la chasse et le nourrissage dans cette zone. Il importe aussi de réduire le nombre de sangliers, et dans les zones où la chasse est autorisée, ce même ministre interdit les amendes habituellement prévues pour le tir des laies. Les chasseurs sont d’ailleurs associés à ces mesures de lutte dans le dépistage des animaux malades ou morts.
Origine de la peste porcine africaine en Belgique : une troisième hypothèse
Au 9 octobre 2018, parmi les 126 carcasses de sangliers ayant fait l’objet d’un prélèvement en Belgique pour une recherche de PPA, 70 ont été positives et ont été trouvées uniquement sur les 99 prélèvements réalisés dans la zone infectée (ZI) de 63 000 hectares. Ces 70 cas positifs étaient répartis dans un périmètre de 2500 hectares au sein de la ZI.
Une nouvelle hypothèse a été émise du fait que deux carcasses positives avaient été trouvées dans le camp militaire de Lagland, situé en province de Luxembourg. Or, l’état avancé de décomposition de l’une de ces carcasses découverte le 21 septembre permettait d’évaluer que la mort du sanglier était survenue deux à quatre semaines plus tôt. Il pourrait s’agir de l’un des premiers sangliers touchés par la PPA, voire le « cas index ». D’où une troisième hypothèse – après la première concernant l’importation par des camionneurs baltes de déchets alimentaires contaminés et la seconde rapportant une possible introduction de sangliers vivants contaminés par des chasseurs – de l’introduction de la maladie lors des déplacements des militaires étrangers provenant de République tchèque et de Pologne ou de militaires belges revenant de mission des Pays baltes. En conséquence, des mesures de biosécurité supplémentaires ont été mises en place dans le camp de Lagland où toutes les manœuvres militaires ont été arrêtées.
Mobilisation dans l'Hexagone
Le ministère de l’Agriculture est particulièrement inquiet face à cette PPA si proche de notre frontière car les enjeux économiques sont majeurs pour la filière porcine. Il a très rapidement mobilisé tous les acteurs concernés : Conseil national d'orientation de la politique sanitaire animale et végétale (CNOPSAV) et comité de pilotage (Copil) porcin.
Une première instruction technique concerne les départements frontaliers – Ardennes (08), Meuse (54), Moselle (55) et Meurthe-et-Moselle (57) – vis-à-vis de la PPA en élevage et dans la faune sauvage, où deux zones sont définies (fig. 1) :
- une zone d’observation renforcée le long de la frontière avec la Belgique (allant de l’E46 au niveau de Sedan à Longwy sur environ 15 km de large soit les 133 communes les plus proches des cas en Belgique (la Moselle n’est pas concernée par cette zone d’observation renforcée) ;
- une zone d’observation dans les quatre départements frontaliers.
Un recensement des élevages porcins plein-air, hors-sol ou non professionnel (porcs charcutier, porcs de compagnie) est prévu en priorité dans la zone d’observation renforcée.
Les mesures de biosécurité sont obligatoires dans les quatre départements (entrées de personnes, circulation de véhicules, mesures de nettoyage et de dératisation, alimentation et abreuvement des animaux, prévention des contacts avec la faune sauvage, gestion de l’introduction des animaux et des cadavres). Les signes cliniques de suspicion chez les porcs seront une diminution de l’appétit, une hyperthermie, une surconsommation d’eau, un avortement et/ou des lésions hémorragiques externes. La mortalité d’au moins 5 animaux (ou de 5% de l’effectif) peut être retenue, sauf dans la zone de surveillance renforcée où 2 animaux morts par lot sur une semaine doivent donner l’alerte.
Les actions mises en œuvre pour la faune sauvage concernent la surveillance de la mortalité ou d’une diminution de la population chez des sangliers pouvant évoquer une peste porcine. Heureusement, contrairement aux mesures belges, l’agrainage de dissuasion habituel a été maintenu, évitant ainsi un déplacement de la faune sauvage.
Par ailleurs la mise en place de plusieurs clôtures à la frontière franco-belge ne permet pas d’être efficace à 100% car on ne peut pas barrer les routes [1].
Fallait-il interdire la chasse en France ? Non, au contraire
Dès septembre 2018, la chasse au gros gibier a été temporairement suspendue dans les quatre départements à risque (la chasse au petit gibier en dehors des forêts reste autorisée) afin de limiter les mouvements de sangliers induits par la chasse et aussi de limiter le risque de diffusion par les chasseurs et leur matériel. Les mesures de lutte contre la PPA étant habituellement celles préconisées pour lutter aussi contre la PPC, j'ai pu regretter cette interdiction de la chasse et espérer qu'elle serait rapidement levée [8]. En effet, en limitant la densité de la population de sangliers, on pourrait au contraire limiter un risque de propagation de la maladie sur notre territoire toujours officiellement indemne, d’autant plus que les mesures belges ont interdit l’agrainage, ce qui déplacera les sangliers vers d’autres zones, et la France n’est pas loin.
Si l’on se rappelle la lutte organisée lors de l’enzootie de PPC observée en 1992 dans l’Est de la France, le coordonnateur national dans cette lutte, le docteur vétérinaire Eric Fouquet [9], directeur des services vétérinaires en Moselle, avait plutôt préconisé une intensification des tirs de sangliers. Cela avait permis de stopper rapidement l’avancée de la peste porcine, ces mesures ayant impliqué plus particulièrement les chasseurs (chasse à l’affût, organisation de battues, enclos-pièges permettant de piéger et d’éliminer des sangliers, tirs de nuit). Le maintien de la chasse permet de baisser les densités de sangliers (leur population peut doubler en l’absence de chasse) et de disposer d’un grand nombre de prélèvements pouvant être analysés au laboratoire permettant ainsi une meilleure anticipation dans la surveillance de la maladie (plutôt que d’attendre la découverte de cadavres). Par ailleurs, les techniques de chasse en battues dans le Nord de la France sont peu dérangeantes pour le sanglier : chasse sur des traques de petite taille, utilisation de races de petits chiens qui ne coursent pas les animaux sur de longues distances. De plus, contrairement à ce qu’on pourrait penser, les sangliers ne se déplacent pas sur de très longues distances.
Après un allègement des mesures de protection dans les Ardennes par la réduction de la zone d’observation renforcée permettant une réduction de la population de sangliers par la reprise de la chasse, le ministre de l’Agriculture vient de décider le 14 janvier 2019 de créer une zone blanche, vide de sanglier pour créer une sorte de vide sanitaire vis-à-vis de la PPA.
L’organisation de la surveillance des cadavres de sangliers doit être renforcée par le réseau de surveillance épidémiologique des oiseaux et des mammifères sauvages terrestres en France (SAGIR) avec l’aide de l’ Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS) et des fédérations de chasse. Une recherche active de cadavres est prévue dans la zone de surveillance renforcée. Des panneaux seront aussi placés à l’entrée des forêts pour prévenir les promeneurs de signaler les cadavres de sangliers.
Le facteur humain, par la dispersion de déchets contaminés, permet aussi de diffuser le virus sur une longue distance (comme c’est le cas pour la PPA en Belgique où le virus a parcouru plus de 1000 km) et un plan d’action est prévu dans les mois à venir par le ministère de l’Agriculture pour compléter et adapter le plan connu depuis 2006 pour les pestes porcines.
Une fiche de mesures de biosécurité obligatoires destinée aux éleveurs a été aussi éditée par le ministère de l’Agriculture pour une application immédiate : entrées contrôlées dans les élevages, disposition d’un sas sanitaire à l’entrée des bâtiments, tenues à usage unique, interdiction d’entrée pendant 48 heures après avoir été en contact avec un sanglier, interdiction de distribuer des déchets de cuisine, nettoyage et désinfection du matériel, clôtures renforcées des élevages plein air, bacs d’équarrissage à l’extrémité de l’exploitation en bord de route, rigueur dans les mesures de désinfection et de dératisation des bâtiments entre deux bandes, litières ou paille entreposées à l’abri des sangliers et à distance de la zone de stockage des cadavres, nettoyage et désinfection du quai et des aires de stockage pour l’embarquement des porcs après chaque départ, circuit défini pour les véhicules entrant dans l’exploitation, après tournée en élevage, le véhicule doit être nettoyé et désinfecté.
Des mesures ont été aussi déployées au niveau national pour renforcer la surveillance événementielle des pestes porcines en France dans la faune sauvage. Elles sont renforcées par la création récente de la « zone blanche ».
Enfin, une bonne coordination entre les trois pays directement concernés par ces foyers de PPA en Belgique (Belgique, Luxembourg et France) est essentielle pour la mise en œuvre des mesures de biosécurité.
Alain Delacroix
Ancien professeur titulaire de la chaire "Chimie industrielle - Génie des procédés" du Conservatoire national des arts et métiers
L’Académie d’agriculture de France a publié récemment un point de vue d’académiciens intitulé : « Y-a-t-il de bons et de mauvais additifs alimentaires ? »[1].
On constate en effet que via les divers réseaux d’information, circulent des classements qui qualifient les additifs alimentaires en « bons » ou « mauvais ».
Ces classements sont réalisés par des personnes dont les connaissances scientifiques ne sont généralement pas avérées et qui s’adressent à une population souvent crédule, voire avide de scandale sanitaire. Et ils sont parfois relayés par de grands médias en quête d’audience.
Cela a pour effet de fragiliser l’industrie agroalimentaire. Déjà dans les années soixante-dix, une campagne contre les colorants avait transformé les yaourts et sirops à la fraise ou à la menthe en produits incolores et peu attirants. Ceux-ci avaient retrouvé leurs couleurs au bout de quelque temps mais l’industrie française des colorants avait pris un rude coup.
La mode actuelle du bio implique qu’un additif « naturel » est forcément sain et qu’une molécule synthétique est forcément toxique, ce qui ne repose sur aucune base scientifique.
Les produits bio doivent être traités comme les autres et l’on oublie trop facilement la toxicité des molécules naturelles. Le texte publié sur le site de l’Académie d’agriculture rappelle, par exemple, que les nitrites, peu toxiques, ont été introduits dans les jambons entre autres pour se préserver de la toxine botulique, une molécule naturelle susceptible d’être présente dans les conserves mal conditionnées et qui a une dose létale DL50 d’environ 2 millionièmes de g/kg.
Le texte rappelle aussi la différence entre danger et risque en donnant l’exemple de l’avion : celui-ci présente un danger majeur d’écrasement au sol, ce qui n’empêche pas ses très nombreux utilisateurs de l’emprunter car ils savent que le risque de survenue (qui est une probabilité) est très faible.
Ce ne sont pas les sentiments et les croyances qui peuvent traiter du risque alimentaire mais la démarche scientifique qui, malheureusement, n’est pas très relayée dans les trop nombreuses sources d’informations maintenant disponibles.
Jean-François Cervel
Commission nationale française pour l’Unesco, IGAENR
La compétition entre puissances à l’échelle mondiale va s’exaspérant. Le conflit entre la puissance dominante du XXe siècle – et qui souhaite évidemment le rester –, les Etats-Unis d’Amérique, et celle qui veut devenir la puissance dominante du XXIe siècle, la Chine, s’accélère. Par-delà la guerre commerciale et financière qui défraie quotidiennement la chronique, c’est le domaine des sciences et des techniques qui est le champ de bataille essentiel. En témoignent quelques évènements récents qui montrent bien l’ampleur du risque mondial que cette compétition fait naître.
Les Chinois poursuivent méthodiquement leur énorme programme d’investissement scientifique et technologique. Après la phase des investissements territoriaux qui ont permis la modernisation accélérée du pays à la suite des décisions de Deng Xiaoping, c’est l’objectif de l’innovation et de la rupture scientifico-technologique qui a été donné. Tous les champs scientifiques sont concernés, informatique et intelligence artificielle, biologie et génétique, physique quantique, espace… Dans tous ces domaines, la Chine veut atteindre la première place.
Ainsi, comme on le sait depuis de nombreuses années (même si la presse occidentale semble le découvrir aujourd’hui à l’occasion de l’alunissage d’un module chinois sur la face cachée de la Lune ce 3 janvier 2019), la Chine s’est donné comme objectif de devenir la première puissance spatiale. Quelques faits marquants ont jalonné ce processus au cours des dernières années : taïkonautes chinois dans l’espace, destruction par laser, depuis le sol, de satellites et projet d’installation d’une base chinoise sur la face cachée de la Lune. Nous y sommes aujourd’hui, avec l’objectif clairement affiché d’établir une base spatiale permanente, prélude à un programme de conquête et de militarisation de l’espace.
Les Etats-Unis ne s’y sont pas trompés avec la décision récemment prise par le président Trump de créer une armée spatiale spécifique, séparée de l’armée de l’air à laquelle ce domaine était jusqu’à présent rattaché et dotée de moyens importants, en accord, à la manière américaine, avec les grandes entreprises privées du domaine (cf. les déclarations d’Elon Musk ou de Jeff Bezos). C’est un signe qui ne trompe pas sur l’ampleur de la compétition spatiale qui est engagée dans un contexte global de relance de la course aux armements, dans lequel la Russie est également un acteur essentiel, comme en témoignent les annonces récentes du président Poutine sur les nouvelles armes russes.
L’espace est donc, clairement, désanctuarisé.
L’humanité se retrouve ainsi placée dans cette perspective aberrante de projeter dans l’espace son découpage territorial national terrestre. Nous sommes partis pour organiser des territoires, selon la carte nationale terrestre, demain sur la Lune, après-demain sur Mars et au-delà par la suite….
La conquête spatiale est un extraordinaire progrès pour l’humanité. Ce même 3 janvier 2019, la sonde spatiale américaine New Horizon, lancée il y a douze ans, nous envoie des photographies d’Ultima Thulé, qu’elle survole à quelque six milliards de kilomètres de la Terre, dans la ceinture de Kuiper, des sondes Voyager lancées dans les années soixante-dix du siècle dernier, sont en train de sortir du Système solaire et Rosetta a su atterrir sur la comète Tchourioumov-Guérassimenko après un exceptionnel parcours…
Le domaine spatial témoigne donc aujourd’hui de l’extraordinaire capacité de l’humanité et, en même temps, de ses plus traditionnelles faiblesses. Maîtrise scientifique et technologique permettant de réaliser des exploits impressionnants d’un côté, logique traditionnelle de puissance et de guerre de l’autre.
Comme en d’autres domaines et notamment dans le champ de l’environnement, il serait impératif que ce domaine soit géré collectivement à l’échelle de l’humanité. Les événements actuels, ici très brièvement évoqués, montrent, hélas, que nous n’en prenons pas le chemin.
Alain Delacroix
Ancien professeur titulaire de la chaire "Chimie industrielle - Génie des procédés" du Conservatoire national des arts et métiers
Les éditions du CNRS viennent de rééditer la biographie de Jacques Boucher de Perthes publiée par Léon Aufrère en 1940 [1]. C’est un livre particulièrement important car les archives de Boucher de Perthes ont disparu dans les bombardements de mai 1940 et Léon Aufrère a été le dernier à pouvoir les consulter et les exploiter. Cette réédition est précédée de deux textes : l’un d’Arnaud Hurel, ingénieur au Muséum national d’histoire naturelle, et l’autre de Yann Potin, archiviste aux Archives nationales. Le premier rappelle la complexité de Boucher de Perthes, à la fois savant précurseur mais aussi dupe de ses chimères, et montre l’importance du travail de Léon Aufrère, qui a su faire la part des choses dans cette complexité. Le second montre que le livre est tout à la fois biographie, étude d’histoire des sciences et édition de documents d’archives.
Boucher de Perthes naît en 1788 dans une famille aristocratique dont le père, Jules Armand Guillaume Boucher de Crèvecœur, descend d’un croisé, et la mère, Marie de Perthes, d’un oncle de Jeanne d’Arc. Le père, contrôleur général surnuméraire, perd son poste à la Révolution mais est appelé ensuite pour réorganiser la douane ; il devient directeur des douanes à Abbeville et, passionné par la botanique, est membre de sociétés savantes et membre fondateur de la Société d’émulation d’Abbeville.
En 1804, Jacques Boucher de Crèvecœur, futur Boucher de Perthes, est nommé commis des douanes grâce à son père. Dilettante et autodidacte, il a une jeunesse brillante et mondaine, pendant laquelle il accumule les conquêtes féminines, dont la célèbre Pauline Borghèse. Ses fonctions dans les douanes le font voyager : Marseille, Gênes, Livourne, Foligno, Boulogne et Paris. Il va aussi dans les pays de l’Est, entre autres en Hongrie pour étudier l’effet du blocus continental. Il écrit diverses pièces en vers, dont le succès est très médiocre, et, bien que l’Empire lui ait accordé quelques avantages pour sa carrière, il se fait inscrire dans les gardes du corps de Louis XVIII.
En 1818, il obtient l’autorisation de porter le nom de sa mère et devient Boucher de Perthes. En 1825, il reprend la place de son père à la direction des douanes d’Abbeville.
Il publie ses œuvres entre 1831 et 1833, dont des textes à consonance politique qui vont lui créer quelques ennuis.
A cinquante ans, après avoir raté une dizaine de possibilités de mariage et renoncé à faire jouer ses pièces, il commence à s’intéresser à la Préhistoire, qu’alors tout le monde ignore.
Dans son livre, Léon Aufrère dissèque les œuvres de Boucher de Perthes et les relie avec l’histoire mouvementée du XIXe siècle. Il y décrit les balbutiements de la science de la Préhistoire : dès le début du XVIIIe siècle, on a en effet trouvé dans les tourbières de la région d’Abbeville des ossements d’animaux différents de ceux qu’on y trouvait alors. Des chercheurs - Laurent Traullé, François Baillon, Georges Cuvier, Paul Tournal, Marcel de Serres - vont commencer à exploiter ces découvertes et à se poser des questions sur la relation entre les hommes et ces animaux fossiles. Casimir Picard et le docteur Ravin attirent l’attention de Boucher de Perthes, président de la Société d’émulation locale. En 1835, Picard conclut que les outils humains sont contemporains des animaux de races disparues comme les mammouths. La Société d’émulation se passionne pour ces découvertes et, en 1837, Boucher de Perthes commence à suivre ces travaux de près et à faire faire des fouilles. Casimir Picard meurt jeune, à 35 ans, et visiblement, Boucher de Perthes va prendre le relais du jeune savant.
Léon Aufrère utilise les textes originaux pour montrer l’évolution de la pensée des chercheurs de l’époque qui sont en train de découvrir l’« homme antédiluvien », dont l’existence est en contradiction avec la version officielle de la Genèse. Mais tout est compliqué par des tendances à la supercherie car, comme on le verra par la suite, les ouvriers sont récompensés à chaque découverte et taillent des silex pour augmenter leurs revenus.
Dans les années 1840, Boucher de Perthes souhaite ouvrir un musée et le propose à Viollet-le-Duc, d’autant qu’il est question que l’Etat rachète l’Hôtel de Cluny pour y créer un musée des antiquités nationales. Malheureusement, ses collections sont refusées en tant qu’ensemble et les autorités lui proposent de les disperser dans le classement général, ce qu’il refuse.
Il décide alors de rédiger un texte, « L’industrie primitive », et Léon Aufrère, qui dispose du brouillon, dissèque l’évolution de cet ouvrage historique. On voit apparaître dès 1845 la preuve de la coexistence de l’homme avec des mammouths, et celle de l’industrie antédiluvienne, en désaccord avec la version officielle du Déluge. En août 1846, Boucher de Perthes fait brocher quelques exemplaires et en envoie un à l’Académie.
En 1847, il se présente comme député mais ne trouve de place que chez les ultra-républicains, malgré son soutien à la duchesse de Berry et sa fidélité aux Bourbons ; il n’est évidemment pas élu. En 1848, il obtient la Légion d’honneur mais il est rayé des cadres de la douane et admis à la retraite.
La commission de l’Académie ne répond toujours pas, et c’est seulement le 16 février 1849 qu’un de ses membres l’informe que certains de ses silex ont dû être travaillés par l’homme mais que l’Académie n’a pas d’avis et qu’il va falloir attendre. Le texte définitif, Antiquités celtiques et antédiluviennes, n’est publié qu’en 1849.
Parallèlement, Boucher de Perthes essaye de produire ses pièces dans les théâtres parisiens mais essuie des refus. Alors, en 1852, il publie ses Sujets dramatiques et se remet à voyager en Europe.
Pendant ce temps, les savants et les religieux tentent, pour certains de dénigrer, pour d’autres d’encenser ces nouvelles découvertes qui interfèrent avec les Ecritures.
Mais les mentalités évoluent : Geoffroy Saint-Hilaire, Littré, commencent à défendre l’idée de l’homme antédiluvien et les savants anglais se passionnent pour ce sujet.
Malheureusement, les ouvriers, payés assez grassement pour chaque découverte et alléchés par une prime de 200F pour la découverte d’os humains, trouvent fort à propos une demi-mâchoire semi-ancienne. La découverte de Moulin-Quignon, en 1863, va polluer les découvertes de Boucher de Perthes.
Il n’en reste pas moins qu’à partir de cette date, il devient très célèbre et, promu officier de la Légion d’honneur, est reçu par l’Empereur.
Boucher de Perthes va utiliser ses dernières années pour écrire ses souvenirs sous le titre de Sous dix rois (en huit volumes, ce qui représente plus de 5000 pages). Léon Aufrère pense qu’il y transforme souvent l’histoire et que les lettres publiées sont souvent réécrites car les originaux, s’il y en a eu, ont disparu.
Boucher de Perthes s’est considéré comme un philanthrope et un paléontologue. Avant sa mort, il donne de grosses sommes à des fondations de bienfaisance et transforme sa maison en musée pour la confier à la ville d’Abbeville, à condition que tout reste en l’état pendant cent ans. Ce sera fait mais en épurant la collection des artéfacts dus aux incertitudes des débuts. Boucher de Perthes s’éteint le 2 août 1868.
Le document de Léon Aufrère n’est pas une stricte biographie, ni un livre d’histoire des sciences, ni un ensemble de documents d’archives. Il est tout cela et grâce à une importante documentation originale et disparue, c’est en fait une bible pour ceux qui s’intéressent à l’histoire de la découverte de l’homme antédiluvien.
Claudine Hermann
Présidente d'honneur de l'association Femmes & Sciences, présidente de l’European Platform of Women Scientists (EPWS)
Ce 18e colloque annuel de l’association Femmes & Sciences, organisé en collaboration avec le Conservatoire des arts et métiers (Cnam) – et auquel l'AFAS était associée – a reçu le soutien de la ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation et le marrainage de la secrétaire d’État auprès du Premier ministre, chargée de l’Egalité entre les femmes et les hommes et de la Lutte contre les discriminations. Madame Hélène Bidard, adjointe à la maire de Paris chargée de l'égalité femmes/hommes, de la lutte contre les discriminations et des Droits Humains a présenté la politique de la Ville en matière d’égalité entre les femmes et les hommes, depuis la crèche jusqu’au monde professionnel en passant par la formation des organisations étudiantes.
Françoise Vouillot, dans son intervention « Femmes et Technologies : l’arbre qui cache la forêt » a expliqué que les choix d’orientation des jeunes, filles comme garçons, ne sont pas libres mais contraints par la société ; puis les formations technologiques à bac +3 et +5, ainsi que la formation continue ont été présentées. Une session a décrit des exemples de métiers variés du secteur de l’informatique. Chantal Morley a montré que pour rendre les métiers du numérique attractifs pour les femmes, il fallait des changements en profondeur dans les études et les professions.
Sur l’exemple du Cnam, on a vu comment une institution technique se saisissait de la question de l’égalité femmes-hommes, à la fois dans sa communication et par la création d’un serious game. Divers témoignages féminins très positifs ont illustré les métiers techniques dans les laboratoires publics et les entreprises. A titre de comparaison, la situation des femmes en sciences et techniques et des mesures en leur faveur, en Allemagne et aux Etats-Unis, ont été présentées.
Les points très originaux de ce colloque, suivi par plus de 200 personnes, ont été l’intervention d’une classe de BTS qui a présenté cet enseignement avec fraîcheur et conviction [1] et l’exemple inspirant des Etats-Unis où de nombreuses actions ont été mises en place pour les femmes en sciences et en technologies.
Alain Foucault
Professeur émérite du Muséum national d'histoire naturelle (Paris)
Le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) a été créé en 1988 par l’Organisation météorologique mondiale (OMM) et le Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE). Il a pour mission d’évaluer, sans parti pris et de façon méthodique, claire et objective, les informations d’ordre scientifique, technique et socio-économique qui nous sont nécessaires pour mieux comprendre les fondements scientifiques des risques liés au changement climatique d’origine humaine, et en cerner plus précisément les conséquences.
Il publie périodiquement des rapports concernant ce changement climatique. Depuis sa création, il a publié cinq rapports principaux, auxquels il convient d’ajouter quinze rapports spéciaux et une vingtaine de rapports divers sur des problèmes spéciaux ou méthodologiques. L’ensemble totalise des milliers de pages dont le contenu exige, pour être assimilé, des connaissances suffisantes. Même les résumés pour les décideurs, que le GIEC a annexés à ces rapports, ne sont pas de lecture aisée.
Pourtant le message qu’il nous transmet est simple : depuis le début de l’ère industrielle (disons 1850), la température moyenne au sol s’est élevée de près de 1°C. La cause de cette élévation est l’émission dans l’atmosphère, du fait de nos activités, de gaz à effet de serre, majoritairement dioxyde de carbone (CO2) et méthane (CH4). Si nous continuons ces émissions, la température continuera d’augmenter, avec des conséquences importantes sur notre environnement et nos conditions d’existence.
Voilà près de 30 ans que le GIEC a publié son premier rapport et, depuis, il ne cesse de préciser son message et d’en détailler les conséquences. Ces conséquences sont majoritairement néfastes, ce qui a ému l’opinion publique. De nombreuses réunions internationales ont été tenues pour examiner le problème et notamment celles que l’on désigne sous le sigle de COP, ce qui signifie « Conférence des parties à la convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques ». Elles se tiennent tous les ans depuis 1979.
La conférence qui a eu lieu en 2015, la COP 21, doit être spécialement retenue parce qu’elle s’est conclue par l’Accord de Paris prévoyant de limiter l’augmentation de la température par rapport à l’ère préindustrielle à 2°C, voire à 1,5°C. A la suite de cet accord, il a été demandé au GIEC de se pencher plus particulièrement sur une augmentation possible de 1,5°C, d’en envisager les modalités et les diverses conséquences. On peut s’interroger sur le fait que la demande n’ait pas été faite aussi pour une augmentation de 2°C, qui n’est pas irréaliste, peut-être pour ne pas affoler les populations, mais le GIEC a, de lui-même, dépassant sa mission, abordé cette possibilité.
Toujours est-il que le rapport spécial du GIEC qui répond à cette demande a été publié le 6 octobre 2018. On le trouvera sur Internet à l’adresse www.ipcc.ch. Il comprend 695 pages, auxquelles il y a lieu d’ajouter quelques annexes. Comme toutes les publications du GIEC, sa lecture est aride. Il est précédé d’un résumé pour les décideurs, dont on peut se demander s'ils auront le courage de le lire en détail.
Le rapport lui-même est divisé en cinq chapitres :
- 1 : cadre et contexte
- 2 : voies d’atténuation compatibles avec une température de 1,5°C dans le contexte d’un développement durable
- 3 : impact d’un réchauffement planétaire de 1,5°C sur les systèmes naturels et humains
- 4 : renforcement et mise en œuvre de la réponse mondiale
- 5 : développement durable, éradication de la pauvreté et réduction des inégalités
Dans l’ensemble, on ne peut pas dire qu’il apporte beaucoup de nouveautés par rapport à ce que le GIEC avait déjà publié. Mais l’exposé qui est fait, se concentrant surtout sur le réchauffement de 1,5°C, aide à mieux comprendre ce qui se passerait dans ce cas : une quantité de détails sont précisés. Il y est confirmé que les effets du réchauffement global se font déjà sentir sur les écosystèmes terrestres ou océaniques. Ces phénomènes seraient accentués si le réchauffement atteignait 1,5°C, et davantage s’il atteignait 2°C. A noter que les températures sur terre augmenteraient davantage que celles sur mer, dépassant alors les moyennes de 1,5°C ou 2°C.
Ces effets se manifestent très diversement selon les régions. Par exemple, si l’on prend en compte les saisons ayant localement subi les plus forts réchauffements, on voit que de vastes surfaces de l’Inde et de la Chine ont déjà largement dépassé 1,5°C et même parfois 2°C. Santé, moyens de subsistance, sécurité alimentaire, approvisionnement en eau nouveau, sécurité humaine seraient affectés par le changement climatique.
Quelles que soient les mesures prises pour contrer ce changement, il apparaît que les effets des émissions de gaz à effet de serre déjà réalisés persisteront pendant des siècles, voire des millénaires. Parmi eux, on peut noter un renforcement des précipitations ou des sécheresses dans certaines régions.
Il est envisagé des possibilités d’adaptation : restauration des écosystèmes, reforestation, gestion de la biodiversité, aquaculture durable, aménagement côtier, gestion des catastrophes, gestion de l’eau, etc. ; mais pour ne pas dépasser une augmentation de 1,5°C, il faudrait que les émissions de dioxyde de carbone anthropiques diminuent de 45% d’ici 2040 par rapport à 2010, pour atteindre zéro en 2050. Pour se limiter à 2°C, ces chiffres devraient être respectivement 20% et 2075. Celles imputables à l’industrie devraient être inférieures de 75% à 90% en 2050 par rapport à 2010.
Ces réductions nécessitent des transitions rapides et profondes en énergie, usage des terres, tissu urbain, infrastructures (dont transport et bâtiments) et systèmes industriels. C’est techniquement possible mais pas forcément socialement acceptable. Les systèmes urbains et les infrastructures sont susceptibles de quantités d’amélioration pour limiter le réchauffement si l’on s’affranchit de nombreuses barrières économiques, institutionnelles et culturelles.
Le GIEC met l’accent sur les rapports entre la lutte contre le réchauffement climatique et la réalisation d’un développement durable. Pour lui, ces deux préoccupations vont de pair, à condition d’éviter les conflits entre ces actions et de rechercher plutôt leurs synergies. Dans le même esprit, il souligne que les changements climatiques pourraient avoir un impact significatif sur l'extrême pauvreté, exacerbant les inégalités, en particulier pour les personnes défavorisées par le sexe, l'âge, la race, la classe sociale, la caste et les incapacités. Toutes leurs conséquences négatives affecteraient au premier chef les populations défavorisées, notamment celles des régions arctiques, des zones arides et des petits Etats insulaires.
Le rapport dit peu en matière de coût, soulignant seulement que plus on tarde à prendre des mesures, plus il sera élevé. Si l’on veut en savoir davantage, il faut se référer à un article publié récemment et que le rapport n’a pas pu prendre en compte (Country-level social cost of carbon. K. Ricke, L. Drouet, K. Caldeira & M. Tavoni. Nature Climate Change. Vol. 8, p. 895-900. 2018). Cet article évalue ce que coûte, comme dommages aux sociétés, l’émission de dioxyde de carbone (CO2) dans l’atmosphère. Ainsi, il évalue leur coût total à 417 dollars par tonne de CO2 émise (avec de larges marges d’erreur). Il va plus loin en détaillant ce coût en fonction des pays, et ce coût est très variable. Pour l’Inde, il est de 86 dollars par tonne de CO2 (soit 21% du coût total), pour les Etats-Unis, de 48 dollars (11% du total), pour la Chine, de 24 dollars. En face de ces perdants, il y a des gagnants : le nord de l’Europe, le Canada et l’ancienne Union soviétique. Mais gagnant ne signifie pas qu’il faut émettre davantage de CO2. Même dans ces pays, les perturbations régionales ne feront pas que des heureux !
A noter que ces évaluations dépassent de beaucoup ce qui était admis jusqu’à présent. Sur ces bases, comme on émet chaque année de l’ordre de 40 milliards de tonnes de CO2, cela nous coûterait globalement quelque 15 000 milliards de dollars.
Le GIEC reconnaît que « les changements sociétaux et systémiques fondamentaux pour parvenir à un développement durable, éliminer la pauvreté, réduire les inégalités, tout en limitant le réchauffement à 1,5°C, nécessiteraient de remplir un ensemble de mesures institutionnelles, sociales, de conditions culturelles, économiques et technologiques ». C’est bien la moindre des choses car ce que n’a pas envisagé le GIEC, c’est la faisabilité politique des mesures anti-réchauffement. Chacun peut se rendre compte qu’il y a là bien des difficultés...
Alain Delacroix
Ancien professeur titulaire de la chaire "Chimie industrielle - Génie des procédés" du Conservatoire national des arts et métiers
La transition énergétique va voir les industries de l’énergie, liées aux hydrocarbures et au charbon, être remplacées progressivement et probablement par d’autres moins productrices d’effet de serre. De ce fait, de nouvelles matières premières vont être nécessaires, en particulier, les terres rares. Un récent rapport conjoint de l’Académies des sciences et de l’Académie des technologies [1] vise à conseiller les pouvoirs publics pour l’exploitation éventuelle de ressources françaises métropolitaines et ultramarines. Cela est d’autant plus stratégique que la Chine monopolise le marché et représente plus de 80% de la production mondiale, ce qui peut induire des fluctuations « politiques » des prix, voire des crises d’approvisionnement. On sait par exemple que la Chine a restreint pendant un certain temps ses exportations vers le Japon en raison de divergences territoriales et, en 2011, le prix du dysprosium a été multiplié par 6.
Les terres rares ont été découvertes, pour certaines, dès la fin du XVIIIe siècle, dans des minéraux rares à l’époque, que l’on appelait internationalement en français des terres. C’est un ensemble de métaux constitué par les lanthanides et les actinides, auxquels on rattache quelques éléments comme l’yttrium et le scandium. Les actinides sont relativement peu utilisés, sauf évidemment l’uranium et quelques autres. En revanche, beaucoup de lanthanides ont actuellement des applications importantes. Le cérium, l’europium, le gadolinium, le terbium et l’erbium sont utilisés dans le stockage de l’énergie. Le praséodyme, le néodyme, le samarium et le dysprosium entrent dans la fabrication des aimants permanents pour les véhicules électriques et les éoliennes. En fait, on trouve des terres rares dans tous les éléments modernes qui nous entourent : dans les disques durs d’ordinateurs, les haut-parleurs audio et vidéo et tous les moteurs électriques de notre cuisine et de nos voitures.
Malgré leur appellation, les terres rares sont relativement répandues dans l’écorce terrestre, où elles sont assez diluées. Le cérium est aussi abondant que le cuivre, et le lutécium plus présent que l’argent. En revanche, leur mélange naturel est assez difficile à séparer et c’est seulement avec le projet Manhattan, vers 1940, qu’elles ont été séparées industriellement. Les terres rares ont été exploitées aux Etats-Unis mais la France a été pionnière dans leur séparation car une partie était produite à l’usine de La Rochelle par le procédé Rhône-Poulenc. Ce procédé polluant a été arrêté car il générait de nombreux déchets, dont certains sont plus ou moins radioactifs. En Chine où, pour l’instant, les contraintes environnementales sont moins sévères, l’extraction des terres rares implique la manipulation de grandes quantités de matériaux et s’effectue à ciel ouvert. Mais la Chine commence à se préoccuper de l’environnement et souhaite maintenant limiter sa production pour la réserver peut-être à sa propre consommation. De ce fait, la plupart des pays cherchent désormais à trouver chez eux des gisements, par exemple le Canada, l’Australie et les Etats-Unis. Un projet européen en Suède pourrait produire d’importantes quantités de dysprosium. La France, deuxième pays en surface maritime, possèderait de grandes quantités de terres rares dans les encroûtements ferromagnétiques situés en Polynésie française. Les nodules polymétalliques contiendraient par ailleurs du cérium. Quant au Japon, il aurait découvert un gisement très important dans les eaux internationales du Pacifique.
Pour résoudre l’approvisionnement en terres rares, on dispose de trois solutions simultanées. La première, comme on l’a vu, est de découvrir de nouveaux gisements. La deuxième est le recyclage : Recylum récupère les déchets électriques et les lampes LED, dont on espère obtenir de l’europium, du terbium et du gadolinium. Pour l’instant, les quantités récupérées sont trop faibles pour alimenter une filière industrielle, mais de nombreuses recherches sont en cours et le BRGM, entre autres, dispose déjà de procédés pour réaliser cette opération. Solvay-Rhodia, héritière de Rhône-Poulenc dans ce domaine, a cessé récemment son activité de recyclage des terres rares aux usines de Saint-Fons et de La Rochelle par manque de rentabilité. La dernière solution est de se passer des terres rares ou d’en limiter l’utilisation. Certaines voitures électriques les plus récentes ont maintenant des moteurs électriques et des accumulateurs qui n’utilisent presque plus de terres rares, dont la ZOE de Renault.
La production et l’utilisation des terres rares sont en pleine évolution et il semble très difficile aujourd’hui de prévoir les évolutions de ce domaine.
Patrice Courvalin
Professeur émérite à l'Institut Pasteur, département de microbiologie
Depuis le début de l'ère antibiotique dans les années quarante, les bactéries pathogènes pour l'homme ont évolué vers la résistance et, dans de nombreux cas, vers la multi- voire la pan-résistance. A l'inverse de cette évolution constante, durant les deux dernières décennies, la recherche en matière de découverte et de développement de nouveaux agents antibactériens a considérablement diminué. Ces tendances inverses ont entraîné une diminution importante des possibilités de choix thérapeutique.
Les mécanismes de résistance
Il en existe deux grands types :
- la résistance intrinsèque (ou naturelle), qui est la présence d'un mécanisme de résistance chez tous les membres d'une espèce ou d'un genre bactérien et qui définit le spectre d'activité d'un antibiotique,
- la résistance acquise, qui est la présence du mécanisme chez seulement certains isolats de la même espèce ou du même genre.
Les antibiotiques sont regroupés en classes (ou familles) sur la base de leur structure chimique. Les membres d'une classe sont des molécules étroitement reliées qui, généralement, possèdent le même mode d'action. Ils sont donc soumis au risque de la résistance croisée, c'est-à-dire qu'une bactérie résistante à l'un des membres de la classe sera résistante également à tous les autres membres. Le raisonnement en matière de résistance doit donc se fonder sur la classe d'antibiotiques plutôt que sur une molécule isolée.
Les bactéries ont développé quatre mécanismes majeurs de résistance :
- modification de la cible, qui conduit à la perte ou à la diminution de l'affinité de l'antibiotique pour sa cible,
- production d'une enzyme capable de neutraliser le pouvoir toxique de l'antibiotique,
- imperméabilité à l'antibiotique,
- efflux (ré-export) de l'antibiotique à l'extérieur des bactéries par des pompes qui requièrent de l'énergie.
L'objectif commun de ces divers mécanismes est d'empêcher l'interaction de l'antibiotique avec sa cible. Les mécanismes de résistance intrinsèques ou acquis ne sont pas différents sur le plan biochimique.
Le génome de la bactérie est constitué d'un seul chromosome et d'éléments génétiques accessoires : plasmide et transposon. Le chromosome contient toute l'information génétique requise pour le cycle de vie de la cellule bactérienne alors que, comme leur nom l'indique, les éléments génétiques accessoires portent des gènes qui ne sont pas indispensables bien que, dans certaines instances, ils puissent fournir un avantage décisif pour la survie de la bactérie hôte, telle la résistance aux antibiotiques. Le chromosome est hérité verticalement par la descendance de la bactérie alors que les éléments génétiques accessoires peuvent également être transférés horizontalement à d'autres bactéries. En conséquence, la résistance peut être de deux types : endogène ou exogène. La résistance endogène est le résultat de mutations dans des gènes chromosomiques ; elle ne se transmet pas de bactérie en bactérie, mais seulement dans la descendance, le chromosome n'étant pas transférable. A l'inverse, la résistance exogène est due au transfert horizontal (latéral) d'information génétique entre les bactéries par acquisition d'éléments génétiques mobiles.
Résistance endogène
La survenue de mutations chromosomiques est une voie efficace de résistance. Les mutations sont classiquement considérées comme rares, car elles surviennent à une fréquence basse, de 10-7 à 10-10. Cependant, au cours des infections chez l'homme, les populations bactériennes sont souvent importantes et en phase de croissance active, ce qui rend probable la survenue de ces mutations qui sont des erreurs lors de la réplication de l'ADN du chromosome. Ce type de résistance peut être secondaire à des modifications de la protéine cible de la bactérie (mutation qualitative) ou des mécanismes de régulation (mutation quantitative).
Les mutations qualitatives se produisent dans les gènes de structure qui dirigent la production des protéines qui sont les cibles des antibiotiques. Les mutations ainsi sélectionnées dépendent du mécanisme d'action de l'antibiotique et confèrent donc une résistance croisée à l'ensemble des membres de la classe.
Comme déjà mentionné, la résistance est utile seulement transitoirement et il est donc logique que l'expression des gènes responsables puisse être modulée dans le temps, c'est-à-dire ne s'opère que lorsque l'antibiotique contre lequel ils confèrent la résistance est présent dans l'environnement. C'est ainsi que les bactéries ont développé diverses façons d'exprimer la résistance de façon réversible. La régulation de l'expression des gènes de résistance est donc fréquente et représente un ajustement efficace entre l'économie d'énergie (nécessaire pour la résistance) et l'adaptation à un environnement aux changements rapides. Il existe divers mécanismes de survenue de ces mutations qualitatives et, de fait, la surexpression de nombreux gènes chromosomiques peut conférer la résistance aux antibiotiques.
Résistance exogène
Il y a trois niveaux de dissémination de la résistance selon le vecteur : bactéries (dissémination clonale), plasmides ou gènes. Ces divers niveaux de résistance, qui coexistent dans la nature et expliquent l'extraordinaire augmentation de la résistance chez les bactéries, sont non seulement infectieux (de mammifère en mammifère pour les bactéries, de bactérie en bactérie pour les plasmides, de réplicon en réplicon pour les transposons) mais également exponentiels dans la mesure où chacun est associé à la duplication de l'ADN.
La dissémination clonale est associée à la réplication du chromosome, la conjugaison plasmatique à un transfert réplicatif et la migration de gène avec la transposition réplicative.
L'évolution des bactéries vers la résistance est la résultante de deux événements indépendants, l'émergence et la dissémination. On ne peut rien faire contre l'émergence de la résistance, un événement qui survient par hasard, mutation ou transfert, et qui représente un aspect particulier de l'évolution bactérienne. La résistance existe donc potentiellement dans la nature, non seulement avant l'utilisation en clinique d'un antibiotique, mais également avant la découverte ou même la conception d'un nouvel antibiotique. La survenue de la résistance peut être un événement rare, même transitoire, s'il ne procure pas un avantage sélectif contre une molécule présente dans l'environnement.
Jeanne Brugère-Picoux
Professeur honoraire de pathologie médicale du bétail et des animaux de basse-cour (Ecole nationale vétérinaire d’Alfort), membre de l’Académie nationale de médecine, présidente honoraire de l’Académie vétérinaire de France
La fièvre charbonneuse ou charbon bactéridien (anthrax pour les Anglo-Saxons), due à Bacillus anthracis, est une zoonose qui affecte de nombreuses espèces animales, principalement les herbivores, et l’Homme. Les foyers sont généralement sporadiques en France (0 à 5 par an) mais parfois, il peut s’agir de véritables épidémies comme ce fut le cas en 2008 dans le Doubs et en 2016 en Moselle [1].
Depuis le 28 juin 2018, le département des Hautes-Alpes doit faire face à de nouveaux foyers (23 dénombrés au 25 août concernant 54 cas mortels ayant touché surtout des bovins mais aussi des ovins et trois équidés). L’origine des foyers est vraisemblablement la conséquence des circonstances météorologiques : automne 2017 très sec avec des sols fissurés puis premiers mois de l’année 2018 très pluvieux suivis par un été très chaud. Mais l’importance de cette anazootie [2] pourrait aussi avoir pour origine d’importants travaux réalisés pour l’installation d’une ligne haute tension [3] si beaucoup de terre a été déplacée. Les spores de B. anthracis peuvent persister longtemps dans un sol contaminé [4] mais, à l’occasion d’une modification de l’environnement, ces spores peuvent se retrouver à l’air et contaminer les pâtures et le foin (champs maudits) ou l’eau d’abreuvement. C’est pourquoi les herbivores sont les principaux animaux atteints. La viande, les farines d’os ou de sang ainsi que le lait provenant d’animaux malades peuvent être également contaminants. La pasteurisation du lait suffit pour éliminer tout risque de contamination à condition que le lait ait été réfrigéré tout de suite après la traite.
(© Ministère de l’Agriculture, Point de situation du 25/8/2018)
Chez l'Homme, une maladie peu fréquente mais une potentielle arme bactériologique
Chez l’Homme, 100 000 à 200 000 cas sont recensés par an par l’Organisation mondiale de la santé. En France, cette zoonose grave est peu fréquente et touche surtout certaines professions (éleveurs, vétérinaires, équarrisseur, etc.). L’Homme peut être contaminé accidentellement par voie cutanée lors du contact d’une plaie cutanée avec des produits provenant d’animaux infectés (laine, cuir, os, viande, sang). Outre ce charbon cutané (forme la plus fréquente avec plus de 90% des cas), il existe des formes plus graves comme un charbon pulmonaire suite à l’inhalation de spores, et un charbon digestif, conséquence de l’ingestion de produits animaux contaminés. Il a été aussi décrit un charbon par injection chez des sujets drogués. Le charbon pulmonaire est une forme rare et grave, rencontrée principalement chez les trieurs de laine et les tanneurs (maladie des chiffonniers et des cardeurs de laine).
Depuis que B. anthracis est classé dans les agents pouvant être utilisés dans le cadre du bioterrorisme, notamment par son utilisation sous forme de poudre pouvant être inhalée, le charbon humain est à déclaration obligatoire (depuis 2001) afin d’identifier la source d’exposition.
Enfin, si le charbon est transmissible à l’Homme, avec un taux de mortalité élevé en l’absence d’une antibiothérapie précoce qui permet d’éviter la formation de la toxine mortelle par la bactéridie, il ne s’agit pas d’une maladie contagieuse pouvant se transmettre d’une personne à une autre.
Chez les ruminants, une septicémie rapidement mortelle qui impose des mesures d'urgence
La fièvre charbonneuse, anciennement maladie réputée légalement contagieuse (MRLC) soumise à une déclaration obligatoire, est inscrite depuis 2011 sur la liste des dangers de première catégorie pour les espèces animales. Chez les ruminants, elle provoque généralement une septicémie rapidement mortelle. Parfois, elle peut être précédée par des troubles digestifs, avec présence de sang noir dans les selles, ou des troubles pulmonaires, avec un jetage mousseux de couleur rouille.
Il importe de ne pas autopsier un animal suspecté de charbon sur le terrain. Cette précaution élémentaire limite la dissémination de spores à partir de la carcasse et surtout, permet d’éviter une contamination humaine. L’autopsie pratiquée dans un laboratoire spécialisé ou à l’équarrissage permet de noter des lésions de septicémie, et surtout une hypertrophie de la rate, gorgée d’un sang noirâtre non coagulable (d’où le nom de « sang de rate » donné à la maladie). Le diagnostic différentiel concerne toutes les causes de mort subite au pré mais aussi le charbon symptomatique d’origine clostridienne. Des prélèvements de sang sur un animal agonisant permet de faire le diagnostic et d’éviter une autopsie [5].
Lors de l’apparition de la maladie dans un troupeau, il importe d’instaurer une vaccination d’urgence chez les ovins et les bovins pour éviter la survenue de nouveaux cas dans le foyer et les élevages voisins. Malheureusement, la quantité de vaccins disponibles (200 flacons permettant de vacciner 5000 bovins ou 10 000 ovins) fut insuffisante dès les premiers cas de mortalité observés dans les Hautes-Alpes, du fait de la fermeture au mois d’août du laboratoire espagnol distribuant ce vaccin. Cette vaccination est pourtant obligatoire et prise en charge par le ministère. Face à cette pénurie temporaire, le ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation a dû solliciter les autres pays européens pour obtenir 21 000 doses bovines de vaccins supplémentaires. Un traitement (bêta-lactamines principalement) a été aussi mis en place. Il doit être très précoce (dès l’observation d’une hyperthermie) pour obtenir une diminution de la mortalité dans un troupeau où la maladie a été diagnostiquée.
Il est plus difficile de savoir si des ruminants sauvages ont pu être atteints dans ces foyers de charbon mais il faut souligner une absence de cas rapportés par le réseau SAGIR (Réseau de surveillance épidémiologique des oiseaux et des mammifères sauvages terrestres en France).
Dans le cas d’un risque de contamination humaine lors de l’apparition de foyers (notamment les éleveurs et les vétérinaires ayant été en contact avec des animaux malades ou des cadavres), il importe d’instaurer des mesures particulières de prévention (antibiothérapie).
Pour éviter à l’avenir d’autres cas de charbon dans les élevages, la vaccination préventive est efficace dans les zones contaminées et ce, pendant plusieurs années mais il est difficile de la préconiser systématiquement lorsque le risque n’est pas avéré, en raison de son coût. Ce risque est difficile à évaluer du fait de l’enterrement très ancien des carcasses charbonneuses et de la longue survie des spores dans le sol. C’est pourquoi l’avis de l’Anses du 7 juillet 2018 souligne l’intérêt d’un recensement officiel rétrospectif des champs maudits permettant d’évaluer ce risque.
(© Anses, Avis du 7 juillet 2018)
Dans ce contexte, on peut regretter que l’avis de l’Anses n’ait pas présenté dans son rapport de 54 pages les travaux publiés dès 1996 sur ce sujet par notre consœur Josée Vaissaire, sur les cas de charbon répertoriés en France entre 1980 et 1995 [6]. En effet, ce travail réalisé avec la collaboration des laboratoires vétérinaires départementaux soulignait déjà les difficultés rencontrées pour cette étude épidémiologique rétrospective car «les archives ne sont pas gardées plus de cinq ans, à l'heure actuelle, et il a fallu faire appel aux mémoires des scientifiques de laboratoire et du terrain ». Responsable du laboratoire national de référence (LNR) sur le charbon depuis plusieurs années [7], Josée Vaissaire devint la responsable du laboratoire associé au centre national de référence (CNR) du charbon de l’Institut Pasteur à partir de 2001. D’autres études lui ont d’ailleurs permis d’établir en 2001 [8] une carte des zones à risque en France répertoriant les cas humains et animaux observés entre 1980 et 2000. On pouvait y remarquer que le département des Hautes-Alpes était déjà répertorié, des cas étant apparus à l'été 1984 à la suite de travaux de creusement pour une adduction d’eau dans la commune d’Aspremont, à 23 km du foyer observé cet été à La Roche des Arnauds.
En conclusion
Une très grande vigilance s’impose car si le charbon est une maladie très ancienne dont l’incidence des cas humains a diminué grâce au développement des vaccins vétérinaires et à la mise en place des mesures de biosécurité pour les produits animaux importés, il est impossible d’éradiquer les sources de contamination permanentes représentées par les sols contaminés par les spores provenant d’animaux malades ou de leurs cadavres, et des cas peuvent réapparaître des décennies après. C’est pourquoi le charbon doit toujours faire l’objet du diagnostic différentiel des morts subites observées chez les herbivores, qu’ils soient domestiques ou sauvages.