La formidable aventure du mètre

Pierre Potier

Ingénieur
 

Delambre et Méchain
Jean-Baptiste Delambre (à gauche) et Pierre Méchain (à droite)

Du chaos à l’universel

Le système de mesure des longueurs en Europe au XVIIIe siècle est un véritable chaos. Non seulement les unités prolifèrent (la lieue, la toise, le pied, l’aune, la perche, la verge, la palme, la canne, le pouce, la ligne), mais chacune varie selon les villes, les régions, les corporations et même l’objet mesuré! Le pied de Besançon diffère du pied de Dijon ; l’aune de Paris vaut deux fois celle de Strasbourg ; la toise des charpentiers n’est pas celle des arpenteurs. En France, on dénombre treize lieues, sept toises, dix pieds, onze aunes. Les fraudes, les querelles, les procès sont fréquents. De Philippe Le Bel à Louis XIV, toutes les tentatives de simplification ont échoué.

Il semble admis que la nouvelle unité de longueur devra être unique, basée sur une référence universelle, accessible à tous. Beaucoup proposent la longueur d’un pendule battant la seconde, à l’image de l’Italien Buratti avec son metro cattolico (1675). Mais on découvre bientôt que la période du pendule dépend de sa latitude, ce qui le rend un peu moins universel.

Gabriel Mouton, vicaire à Lyon, propose en 1670 un système innovant à double titre : il est décimal (et non duodécimal) et il se réfère au méridien (et non le pendule). C’est, avec plus d’un siècle d’avance, l’ossature du futur système métrique. Une solution semblable est proposée en 1720 par Jacques Cassini, dit Cassini II (de l’exceptionnelle dynastie qui a régné 125 ans sur l’Observatoire de Paris).

La longueur du méridien serait-elle donc la référence universelle idéale ? Encore faudrait-il s’entendre sur sa forme! Selon Newton, la Terre est aplatie aux pôles, comme une pomme. Les fidèles à Descartes, dont Cassini II, pensent qu’elle est élancée, comme un citron. Pour trancher la question, deux expéditions sont lancées en 1736, l’une en Laponie, dirigée par Maupertuis, l’autre au Pérou, dans le but d’y mesurer la longueur d’un degré de méridien. C’est la théorie de Newton qui est confirmée : Maupertuis «a aplati la Terre et les Cassini», raille Voltaire.

Un projet révolutionnaire

La Révolution s’empare de la réforme du système de mesures, dans l’esprit de rationalité et d’universalité hérité des Lumières et porté par Condorcet.
Lancée par Talleyrand, une tentative d’accord franco-anglais, basé sur le pendule, avorte vite, chacun voulant la référence chez lui!

Une commission de savants (Condorcet, Borda, Laplace, Lagrange, Monge) prône alors l’instauration du système métrique, où le mètre est la dix-millionième partie du quart du méridien, une référence universelle «qui puisse convenir à tous les peuples». Pour établir la longueur du méridien, on en mesurera la portion qui va de Dunkerque à Barcelone. L’Assemblée constituante vote le projet en mars 1791.

La veille de sa fuite à Varennes, Louis XVI, faisant preuve d’un sang-froid étonnant, interroge Cassini IV sur la nécessité de refaire ces mesures de méridien, déjà en partie réalisées par son père et son grand-père en 1740. Cassini IV explique que les nouvelles mesures seront quinze fois plus précises : un véritable saut technologique dû au nouvel instrument de visée, ou «cercle répétiteur», mis au point par Borda.
L’arc de méridien (1070 km) sera mesuré par triangulation, «maillé» par une centaine de triangles. Avec le cercle de Borda, on mesurera chaque angle en visant les sommets surélevés (clochers, tours, pics) ainsi que la latitude en cinq points de l’arc. De plus, on arpentera deux bases de 10 km.
 

Cercle répétiteur de Borda, Musée des arts et métiers (à gauche)
Triangulation de Dunkerque à Barcelone (à droite)

Cercle répétiteur de Borda    Les triangles de Dunkerque à Barcelone

L’opération sera réalisée par deux astronomes, expérimentateurs hors pair : Jean-Baptiste Delambre, 42 ans, assisté de l’ingénieur Bellet, réalisera les mesures de Dunkerque à Rodez, et Pierre Méchain, 47 ans, assisté de l’ingénieur Tranchot, de Barcelone à Rodez. On estime le temps de l’opération à un an. C’est sans compter les désordres de la révolution et quelques autres contrariétés!
  

L’aventure commence… et s’arrête

Le grand départ a lieu en juin 1792. Chaque équipe dispose de deux voitures et de deux cercles de Borda. Dès sa sortie au nord de Paris, Delambre est soumis à de fréquents contrôles. Ses interlocuteurs sont perplexes : en quoi la mesure de la Terre est une urgence nationale alors que les Prussiens menacent d’envahir le pays? Delambre doit improviser de véritables séminaires de cartographie devant un public sceptique. On le prend pour un espion, ou pire, un aristocrate en fuite. Un jour, Delambre et Bellet doivent affronter une foule menaçante et passer la nuit cachés à la mairie. Malgré ces conditions pénibles, ils parviennent à mesurer quelques triangles autour de Paris.

De son côté, Méchain arrive rapidement à Barcelone, repère les sites, installe les stations de mesures et effectue les visées. Le cercle de Borda fait merveille. Méchain enchaîne avec les mesures nocturnes de latitude de Montjouy, à l’extrémité sud de l’arc. Il découvre au passage une nouvelle comète. C’est sa spécialité!
Après neuf mois, Méchain a déjà accompli plus de la moitié de sa mission, et Delambre seulement un dixième!

Muni d’un nouvel ordre de mission, sans référence au roi, qui a été guillotiné, Delambre fonce vers le nord : il se retrouve dans le flot des milliers de volontaires qui partent faire barrage à la coalition anglo-prussienne (mai 1793). A Dunkerque, il amorce sa descente vers le sud, en mesurant ses triangles. Près d’Orléans, alors qu’il vient de construire une tour en bois de 20 m de haut (janvier 1794), la terrible nouvelle tombe : Paris a décidé mettre fin à l’opération. Delambre est démis de ses fonctions. Bien que sous le choc, il a le cran d’achever sa phase de travail avant de rentrer à Paris, où il subit des interrogatoires. Son sort est incertain. C’est le régime de la Terreur. Condorcet est mort en prison. Lavoisier est guillotiné : c’est la stupeur dans l’Europe scientifique.

Le piège espagnol

Du côté de Méchain, les affaires ne vont guère mieux : l’Espagne et la France sont en guerre. Méchain se retrouve en résidence surveillée à Barcelone (début 1793). Lors d’une visite technique, il est frappé violemment par le levier d’une pompe. Il reste plusieurs jours dans le coma, entre la vie et la mort. Il souffre de fractures de la clavicule et des côtes.
En octobre, encore handicapé du bras droit, il s’attaque, avec Tranchot, aux triangles espagnols des Pyrénées, malgré les combats qui sévissent dans cette région frontalière. Ils louent guides et mules. Tranchot installe les stations et Méchain le suit de quelques jours pour les visées. Un jour, Tranchot est fait prisonnier par des troupes françaises et ce n’est qu’après plusieurs semaines qu’il rejoint Méchain, devenu soudain méfiant vis-à-vis de son collègue. Ils achèvent tous les triangles espagnols fin 1793.
Ils n’ont toujours pas le droit de quitter le pays. Méchain, qui est un perfectionniste, décide de mesurer la latitude de Barcelone, un supplément non prévu au programme, qui, incroyablement, va bouleverser sa vie!
Après trois mois de relevés d’étoiles, il compare les latitudes de Montjouy et de Barcelone, distantes de 1,5 km. Il est pétrifié : il constate une différence substantielle de trois secondes de degré avec l’écart théorique. Méchain vérifie ses calculs. Aurait-il fait une erreur de manipulation? Sa réputation est en jeu. Il préfère ne pas en parler. Funeste décision car il va devoir vivre seul avec le poids de son secret.
En juin, l’équipe est autorisée à quitter l’Espagne pour l’Italie, pays neutre. Ils se rendent par bateau à Gênes.

Reprise des travaux

Mai 1795 : convaincu de son intérêt militaire, le général Calon obtient que la campagne de mesures soit reprise. Delambre est réhabilité (avec désormais un salaire!). Avec Bellet, il retourne à ses chers triangles, après dix-sept mois d’arrêt. Autour de Bourges, les sans-culottes ont détruit la moitié des clochers et Delambre doit construire des tours en bois.
Il reçoit une lettre de neuf pages de Méchain, fébrile, en proie au doute, et déterminé à retourner à Barcelone pour y refaire des mesures (il ne mentionne pas l’écart de trois secondes). Delambre l’en dissuade et cherche à rassurer son collègue. Dans un beau geste d’amitié, Delambre, célibataire, transfère son récent avantage salarial à Méchain, dont la famille vit à Paris.

Revenus sur le sol français, Méchain et Tranchot sont dans les difficiles montagnes de Corbière : au Pech de Bugarach, le sommet est si étroit que l’on ne peut y installer la station de mesure et la tente, les obligeant à des ascensions journalières périlleuses. Méchain se montre abattu et sans ressort. Tranchot piaffe : il veut participer davantage aux mesures (il a déjà cartographié toute la Corse). Méchain refuse, sans raison. La relation entre les deux hommes se détériore.

Début 1797, Delambre est à Evaux : il mesure la latitude, installé pour trois mois dans une chambre d’où il observe une portion du ciel nocturne. Il apprécie ce confort : lors des mesures de triangles, ils sont souvent coincés dans des clochers encombrés de charpentes ou pris de vertige au sommet de tours instables ou exposés aux vents sur des cimes glaciales, sans parler des nuits à la belle étoile!
Delambre et Bellet amorcent ensuite la dernière ligne droite avant Rodez. A Bort-les-Orgues, un déversement naturel de boue dans les rues les rend suspects : on détruit leur station! A Salers, ils couchent dix nuits dans un abri à vaches et se nourrissent de lait et de fromages. Soudain, ils rencontrent… Tranchot! Il a quitté Méchain, après lui avoir préparé ses stations de mesure au nord de Carcassonne. Les trois compères arrivent à Rodez, terme de leur mission, le 26 août 1797. Dans son journal, Delambre cite un vers en latin de L’Enéide de Virgile : «Là cessent mes travaux ; j’atteins le terme de mes longues courses». Il va bientôt retrouver à Paris la jeune veuve qu’il a récemment rencontrée…

Fin de parcours compliquée

Méchain reste prostré tout l’été 1797 à Carcassonne, hébergé chez un ami. Il ne va pas voir sa famille à Paris, refuse de recevoir son épouse. Dans ses lettres, il se dénigre constamment et ne voit son salut que dans un mythique retour à Barcelone. Borda le secoue : «Comportez-vous en homme de science!». En novembre, Méchain est au pic de Nore, redoutable pour son froid. Le brouillard l’oblige à différer sans cesse ses mesures : il va y monter trente fois!

Faisant preuve d’un remarquable esprit d’ouverture, l’Académie invite les savants de dix pays européens à participer aux derniers calculs du mètre en septembre, à Paris. Ce sera la première conférence scientifique internationale de l’histoire.

Avril 1798 : Delambre est de retour à la tâche, à Melun, pour l’importante mesure de la base de 10 km qui va donner l’échelle à l’ensemble des calculs. Avec Bellet et Tranchot, il pose des règles de platine de deux toises (4 m), selon une procédure délicate, minutieusement préparée. Après 41 jours de mesures, a lieu la cérémonie de clôture, où Bougainville et Humboldt sont invités d’honneur, après quoi l’équipe part répéter l’opération à Perpignan.

Septembre : les savants étrangers arrivent à Paris. Leur hôte est Jérôme Lalande, 66 ans, le pape de l’astronomie et personnage haut en couleurs. Il est très nerveux devant l’incapacité de Méchain à boucler ses travaux : il est dans les montagnes Noires, une région de rebelles, qui requiert la protection de gardes armés. Lalande somme Delambre d’aller remplacer Méchain. Mais ce dernier refuse obstinément et ajoute même qu’il n’ira pas à Paris! Delambre attend à proximité, avec une patience admirable : dix jours, vingt, trente, quarante, cinquante jours!

Novembre : Delambre rencontre enfin Méchain à Carcassonne et le convainc en trois jours de l’accompagner à Paris. Lalande, qui n’y croyait plus, annonce leur arrivée aux congressistes. C’est par ce dénouement inespéré que s’achève l’extraordinaire odyssée de six ans de nos deux savants.

Les festivités passées, Méchain fait encore monter la pression… avant de livrer un résumé de ses mesures, le 22 mars. La commission (deux étrangers, deux Français) calcule tous les triangles et la longueur de l’arc selon trois méthodes différentes. Surprise de taille : la courbure de l’arc est irrégulière et moins excentrée que prévue. Le calcul du mètre doit en tenir compte. Le rapport de synthèse est rédigé par le Hollandais Van Swinden, fixant la longueur du mètre en toises de l’Académie. Les étalons sont fabriqués par l’artisan expert Lenoir : deux en platine, et dix en acier pour les délégués étrangers.
Le 10 décembre 1799, la base légale du mètre devient l’étalon de platine déposé aux Archives.

Epilogue

Nommé directeur de l’Observatoire (c’était une promesse), Méchain broie encore du noir. Toujours sous l’emprise de son obsession, il part pour les Baléares, en avril 1803, avec son fils de 17 ans, pour des mesures de méridien. Il y connaît une série de contretemps malheureux et meurt de la malaria près de Valence, le 8 octobre 1804. Il ne se sera jamais remis du choc de Barcelone.

Delambre (jeune marié!) récupère les milliers de pages de mesures de Méchain et découvre l’écart de Barcelone. Il écrit un rapport de 2400 pages sur les six années de mesures, un modèle de transparence et de rigueur (1807). Il n’élude pas l’anomalie de Barcelone et montre qu’elle n’affecte en rien le résultat final. Durant les quinze dernières années de sa vie, Delambre publiera deux gros ouvrages de référence en astronomie et jouira d’un prestige considérable dans le monde.

En 1828, Nicollet, élève de Laplace, revisite la fameuse mesure de Barcelone à la lumière des nouvelles théories de l’erreur de Legendre et de Gauss et il montre qu’il n’y a pas d’anomalie! Méchain avait bien mesuré selon les règles de l’art mais il ne disposait pas encore, pour son malheur, des outils mathématiques pertinents pour traiter un grand nombre d’observations.

Dernier épisode : Santa Barbara, Californie, XXe siècle : on découvre chez un collectionneur l’exemplaire du rapport de Delambre, avec ses notes manuscrites. Il s’avère que Méchain avait maquillé des résultats pour les faire paraître plus cohérents. Delambre a rétabli les données brutes dans le rapport publié. Mais il n’a pas dévoilé la fraude. Delambre est indulgent devant cette tentative naïve de sauver les apparences, venant d’un homme tourmenté. Il s’en veut de ne pas avoir su lire entre les lignes des lettres de son collègue.

L’impact de la dépression de Méchain sur le cours de l’expérimentation nous rappelle que la science se construit avec des êtres humains, de chair et d’os. Delambre s’est révélé exemplaire : son soutien a été permanent, mais jamais au détriment de la rigueur scientifique.

La campagne de mesures du mètre, inédite par l’ampleur et la précision des données recueillies, a permis de découvrir que le méridien terrestre n’est pas l’ellipse parfaite de Newton. Lorsqu’on la regarde dans le détail, la boule terrestre a une forme plutôt cabossée ! Les méridiens ne sont pas tous de longueur égale et ne sont donc pas une référence universelle.

Aujourd’hui, la mesure du même arc de méridien par satellites donnerait un mètre plus long de 0,02%, soit l’épaisseur de deux feuilles de papier. Ce résultat force l’admiration pour ces deux savants qui ont réussi une véritable prouesse technique malgré les rudes conditions physiques, les évènements tragiques et les aventures multiples qu’ils ont vécus.

Le mètre triomphe lentement

Après sa naissance laborieuse, le mètre, comme l’ensemble du système métrique, mal présenté, trop politisé, est boudé par la population française, déjà soumise à beaucoup d’autres changements. Napoléon en suspend l’application. C’est seulement en 1837 qu’après des débats passionnés, le mètre devient obligatoire en France, alors qu’il l’est déjà depuis vingt ans en Hollande et Belgique.

Les Italiens puis les Allemands l’adoptent, voyant en lui un ciment de leur unification.
En 1870, le mètre reçoit un appui décisif de l’Association européenne de géodésie, qui le choisit. Son président, le général prussien Baeyer, déclare : «En vérité, le mètre tire une bonne part de son prestige de l’idée, flatteuse pour la fierté humaine, que nos mesures quotidiennes sont tirées des dimensions du globe».
En 1889, le Bureau international des poids et mesures est créé. Un nouvel étalon est construit. La référence au méridien terrestre disparaît.
Le mètre est adopté par la Grande-Bretagne (1965) et le Canada (1970).

Aujourd’hui, le mètre, cette longueur résultant des mesures et des calculs réalisés de 1792 à 1799 par Delambre, Méchain et leurs collègues, ce même mètre est défini par la communauté scientifique internationale comme la distance parcourue dans le vide par la lumière en 1/299 792 458 de seconde. Le mètre a maintenant une vraie référence universelle. Et il est utilisé par 95% de la population mondiale. Après tout, le rêve de Condorcet et ses amis semble bien réalisé.