Infravies. Le vivant sans frontières

Thomas Heams

(Seuil, 2019, 192 p. 20€)

 
Infravies. Le vivant sans frontières (T. Heams, Seuil, 2019)Le récit biblique de l’apparition, dans la boue, du premier être humain est de l’ordre du mythe.
Le récit moderne, qu’on dit scientifique, de l’apparition, dans la soupe primitive, du premier être unicellulaire est tout autant de l’ordre du mythe.
Ces deux récits sont semblablement fallacieux : il n’y a pas eu plus de première cellule vivante que de premier être vivant, il n’y a pas eu, il n’y a jamais eu apparition de la vie, il y a eu évolution continue ; conformément à la théorie darwinienne extrapolée au minéral, il y a continuité entre l’inerte et l’animé, entre le minéral et le biologique, entre le non-vivant et le vivant.
« L’homme n’est jamais apparu, la vie n’est jamais apparue » : la formule choque, elle est contre-intuitive, elle est juste pourtant. Elle ne signifie pas que l’homme ni la vie n’existent, elle signifie que face au continuum qui va du caillou à la vie, de la vie à l’être humain, toute frontière ne saurait être qu’une commodité arbitraire.
C’est là le regard que l’auteur, Thomas Heams, maître de conférences en génomique animale à AgroParisTech et chercheur à l’Inra, nous invite à adopter.

Aucune frontière entre le non-vivant et le vivant : un immense domaine que Thomas Heams nomme les infravies, faites de toutes les formes d’infravivant.

Il n’y a pas de nouveauté à proprement parler dans cette façon de voir. L’auteur part d’acquis bien établis sur les divers composants des tissus et organes et sur leurs innombrables modes d’interaction. Il s’agit bien pourtant d’un regard neuf.

Car les infravies ne sont pas seulement une étape chronologique ayant permis le passage du non-vivant au vivant et, en tant que telles, appartenant au passé, elles sont présentes aussi ici, maintenant, partout, elles participent à la vie, elles lui sont indispensables. « Le bestiaire infravivant existe bel et bien, il est même d’une incroyable richesse ».

Un exemple : les virus. Porteurs d’information génétique, ils peuvent être classés dans le monde vivant. Dénués de tout métabolisme propre, de toute autonomie, dépendants des cellules qu’ils parasitent, ils ne sauraient être considérés comme pleinement vivants. Ils sont infravivants, le vivant ne saurait se passer d’eux.

De multiples autres exemples sont donnés dans l’ouvrage, plus surprenants les uns que les autres, pour le profane en tout cas. A l’intérieur de chaque organisme, chaque composant, vivant ou infravivant, a son génome ou fragment de génome, résultant de son histoire et de combinaisons passées, les uns et les autres se combinant et recombinant sans cesse, au gré des circonstances, en fonction du milieu…

Une telle approche conduit à voir le vivant autrement, non plus comme une catégorie nettement délimitée, porteuse d’ordre, d’organisation, en équilibre statique, mais bien comme le résultat d’un déséquilibre permanent, en perpétuelle transformation. Elle conduit, pour reprendre la formule ultra-condensée de l’auteur, à substituer « les dynamiques aux territoires ».

Savant, documenté, traitant des aspects tant historiques, épistémologiques et théoriques du sujet que de ses aspects pratiques et éthiques, ouvrant de larges perspectives de réflexion, un tel livre ne se résume pas aisément. Sa lecture est ardue, elle n’en est pas moins une expérience pleine de sens.

L’un des chapitres s’intitule « Loin des machines ». Il est particulièrement révélateur. L’abandon de la vision d’un vivant statiquement organisé, univoquement programmé par un génome fixe, oblige à abandonner aussi la métaphore machiniste. Autrement dit : l’homme n’est pas une machine. Les mécanismes à l’œuvre à l’intérieur des cellules comme entre les cellules répondent naturellement aux lois de la physique et de la chimie mais un organisme vivant, à la différence d’une machine, a une histoire, chacun de ses composants a une histoire, leurs génomes ont une histoire, une histoire de plusieurs milliards d’années ; en outre, cet organisme vivant a d’innombrables et indispensables échanges avec son milieu, avec les organismes qui l’entourent, avec ceux qui le parasitent et avec ceux qu’il parasite, etc., le tout en perpétuelle évolution… Rien à voir donc avec une machine, aussi élaborée soit-elle. Les deux ne sont pas de même nature. Ce constat invite à s’interroger sur bien des démarches éthiques, sur le bien-fondé de bien des projets.

Il s’agit bien d’un regard original, plein de promesse, sur le vivant, et partant, sur la vie et sur le monde.