Cet événement aura lieu jeudi 15 mai 2025 à 18h à l'Hôtel de l'industrie à Paris et sur YouTube

Avec les interventions de :
Jeanne Brugère Picoux, Professeur honoraire de l'École nationale vétérinaire d'Alfort
Stéphane Bras, porte-parole de l'association Prosane, qui réunit les principaux acteurs de l’hygiène antiparasitaire
Modérateur :
Laurence Paye-Jeanneney, ancienne présidente de l'AFAS
Le rat d’égout prolifère de façon inquiétante dans les grandes villes, en particulier dans la capitale où son statut fait débat. Qu’on le nomme Rattus norvegicus, rat brun ou surmulot, c’est la plus nuisible des espèces commensales de l’Homme en raison de ses grandes capacités d'adaptation, de ses exigences alimentaires, de son intense prolificité et surtout, des zoonoses bactériennes, virales et parasitaires dont il peut être vecteur.
Les rats d’égout profilèrent en milieu urbain dans les zones où ils trouvent des ressources alimentaires, de l’eau et des endroits pour nicher. Avec un ratio de 1,5 à 1,75 rats par habitant, Paris et Marseille feraient partie des 10 villes les plus infestées au monde. À un tel niveau de densité de population, ces rongeurs à vie nocturne sortent des caves et des égouts et deviennent visibles le jour dans les rues, les parcs et les jardins, dans tous les lieux où ils peuvent trouver de quoi se nourrir et s’hydrater (caniveaux, poubelles, aires de pique-nique, marchés, habitations...).
Certains courants de pensée, défenseurs de la condition animale, arguent que Rattus norvegicus est l’espèce dont dérive le rat domestique d’élevage, facile à apprivoiser comme rat de laboratoire ou animal de compagnie non traditionnel (ACNT). Plaidant pour que la relation entre le rat d’égout et l’Homme ne soit plus considérée comme un commensalisme nuisible, mais comme une véritable symbiose, ils demandent de « légitimer la place des rats dans la ville », de reconnaître leur utilité comme « auxiliaires dans la gestion des déchets en ville… » Face à ces propos l’Académie nationale de médecine a tenu à rappeler en juillet 2022 qu’il fallait savoir choisir en la santé publique et le bien-être du rat d’égout. Ce dernier reste une menace pour la santé humaine en raison des nombreuses zoonoses transmissibles par ses parasites, ses déjections, ses morsures ou ses griffures.
Jeanne Brugère Picoux est vétérinaire, agrégée de pathologie médicale du bétail et des animaux de basse-cour, professeur honoraire de l’École nationale vétérinaire d’Alfort, Académie nationale de médecine, Académie vétérinaire de France, membre du Collège européen de santé publique vétérinaire, et élue « Vétérinaire de l’année » en 2009.
Stéphane Bras est vice-président et porte-parole l'association Prosane, qui réunit les principaux acteurs de l’hygiène antiparasitaire.
Laurence Paye-Jeanneney, est ancienne titulaire de la chaire "Recherche technologique et compétitivité économique" et ancienne administratrice générale du Conservatoire national des arts et métiers. Elle est également ancienne présidente de l’AFAS.
Cycle de conférences
Pour le Développement des Sciences et de l'Innovation (PDSI) au service des transitions
Rencontres d’information scientifique et technologique, à visée pédagogique et didactique, autour d’un scientifique et d’un acteur socio-économique, qui présentent une thématique à travers leurs connaissances et leurs expériences, contribuant à décrypter et présenter des solutions répondant aux enjeux de transition économique, sociétale, technologique, numérique et/ou environnementale.
Partenariat : AFAS – Société d'encouragement pour l'industrie nationale – Société des ingénieurs et scientifiques de France (Ile-de-France)
Avec le soutien d'EcoLearn, MR21, e5t, BNI Saint-Germain-des-Prés, Pariscience, Cnes, CNRS, ABG
Alain Delacroix
Professeur honoraire, chaire « Chimie industrielle – Génie des procédés » du Conservatoire national des arts et métiers

En 1876, Édouard Lucas présentait une conférence sur les lois géométriques du tissage au congrès de l’Association française pour l’Avancement des Sciences (Afas) à Clermont-Ferrand. Comme on le verra par la suite, cette conférence va avoir des conséquences inattendues. En effet, elle est liée à une polémique concernant l’histoire des mathématiques qui vient d’être publiée par Victor Tapia dans « The mathematical Intelligences »1. Cette polémique a pour objet les vraies raisons pour lesquelles le grand mathématicien russe Tchebychev s’est intéressé à la théorie mathématique de la coupe des vêtements.
Un mathématicien brillant
Édouard Lucas est un mathématicien français né à Amiens en 1842 où son père était tonnelier. Brillant élève, il intègre l’école normale supérieure. A sa sortie de l’école il travaille à l’observatoire de Paris sous la direction de Le Verrier et démissionne en 1869. Pendant la guerre de 1870, il est officier dans l’artillerie, puis devient professeur successivement aux lycées de Moulins, puis à Paris à Charlemagne et à Saint Louis.

Le mathématicien a travaillé sur la théorie des nombres et sur les suites : suite Fibonacci et suite associée dite de Lucas. Il a inventé des jeux mathématiques dont la Pipopipette dont le but est de faire des carrés sur du papier quadrillé. Ce jeu se joue à deux et le gagnant est celui qui a fait le plus de carrés. En Picardie où sont présentes à l’époque de nombreuses filatures, Edouard Lucas s’intéresse aux procédures pour élaborer les modèles de satins. En 1867 il publie : « Application de l’arithmétique à la construction de l’armure des satins réguliers puis il devient le spécialiste des mathématiques pour la filature des tissus. Ses travaux seront présentés entre 1876 et 1878 aux congrès de l’AFAS et dans la revue italienne « l’ingegnere civil » en 1880.
C’est donc lors de la séance du 21 aout 1876 qu’Édouard Lucas, professeur au lycée Charlemagne, présente sa conférence sur les lois géométriques du tissage. A cette conférence était présent Pafnuty Tchebychev, membre de l’Académie de Saint-Pétersbourg qui faisait le lendemain une conférence sur la généralisation de la formule de M. Catalan et sur une formule arithmétique qui en résulte. C’est à la suite de ce congrès que Tchebychev va s’intéresser au sujet de la relation entre les mathématiques, le tissage et la coupe des vêtements. En 1878, il va présenter au congrès de l’AFAS une conférence sur la « coupe des vêtements ».
Un intérêt pour la coupe des vêtements qui fait débat
Pafnuty Lvovitch Tchebychev est né en 1821 près de Borovsk et décède en 1894 à Saint-Pétersbourg. Il nait dans une famille aisée et nombreuse. Son père était officier dans l’armée russe mais Pafnuty qui avait une faiblesse physique ne pourra prendre la même voie. Sa famille lui donne une bonne éducation en particulier en français et en mathématiques. En 1837 il rentre à l’université de Moscou où il est influencé par le brillant mathématicien Brashman. En 1846, il soutient sa thèse. En 1850 il est professeur associé à Saint-Pétersbourg puis professeur en titre en 1860. Il effectue de nombreux voyages : France, Angleterre et Allemagne où il échange avec les mathématiciens européens. Il est connu par ses travaux en calcul des probabilités, les polynômes de Tchebychev, le théorème de Tchebychev, les filtres de Tchebychev…
Au 18e et 19e siècles, la cartographie était à la mode chez les mathématiciens et en 1856, Tchebychev a publié deux articles sur la construction des cartes géographiques. Il se trouve que la cartographie qui consiste à faire une carte plane à partir de la surface sphérique de la terre est un problème exactement contraire à la coupe des vêtements où l’on part d’une étoffe plate pour recouvrir un corps humain en trois dimensions. Le fait que Tchebychev avait travaillé sur la cartographie l’a préparé pour être inspiré par la conférence de Lucas de 1878 concernant les principes généraux pour déterminer les courbes suivants lesquelles on doit couper les pièces de tissu pour faire des vêtements bien ajustés.
C’est la raison pour laquelle Tchebychev s’est intéressé à la coupe des vêtements qui est à l’origine de la polémique décrite dans l’article de Victor Tapia. En effet, alors que Tchebychev lui-même a admis que c’est la conférence de Lucas qui a été le déclencheur de son intérêt pour la coupe des vêtements, une autre hypothèse a été fournie par Clive J. Grant en 1996. Les faits décrits par Grant sont les suivants :
« Contrairement à ses homologues modernes, Tchebychev était payé une misère par son université. Pour augmenter ses revenus, il prit des clients privés. Parmi ces derniers se trouvait le propriétaire d’une énorme affaire de textile. Avec le début de la guerre de Crimée, il y avait une gigantesque demande pour des uniformes de l’armée. On a demandé à Tchebychev de développer un moyen de couper les vêtements de façon plus économique. Toutes les personnes concernées semblaient penser que les difficultés de former la couture de l’épaule devait être la première question que Tchebychev devait résoudre. Comme on peut le supposer, il regarda le tissu non plus comme une pièce molle de matériau mais comme une sorte de réseau. Il devint si intéressé pour cela qu’il abandonna son client et a continué a développer une théorie très importante sur les réseaux câblés. Il écrivit un livre sur le sujet mais qui n’a jamais été traduit… ! »
Ces évènements de la vie de Tchebychev vont être répétés de nombreuses fois dans divers articles avec diverses présentations. Victor Tapia dans son article démontre que cette version des faits a été inventée de toutes pièces. En effet, les biographies de Tchebychev montrent que depuis qu’il était professeur en titre en 1860, il ne manquait pas de moyens. Par ailleurs la guerre de Crimée a eu lieu plus de vingt ans avant sa publication de 1878. Quant au livre, il semble qu’il n’ait jamais existé.
La conclusion de l’article de Victor Tapia est la suivante : « La leçon la plus importante que l’on doit retenir de cet épisode est le péril de citer des sources sans tester leur véracité. Dans le cas contraire nous pourrions être coupables de perpétuer des inexactitudes et des mensonges »
[1] Victor Tapia est professeur à l'Université nationale de Colombie à Bogota. L'article en question est à retrouver ici : Tapia, V. Chebyshev and Garment Cutting: Debunking Some Myths. Math Intelligencer (2025).
Edouard Lucas est, semble-t-il, la seule personne dont le décès est en relation directe avec l’AFAS ! En 1891 a lieu le congrès de l’association à Marseille. Lors du banquet, un serveur qui passe à côté de lui laisse tomber une pile d’assiettes et un éclat le blesse profondément à la joue. Il décède d’une infection liée à cette blessure le 3 octobre 1891.
Jeanne Brugère-Picoux
Professeur honoraire de pathologie médicale du bétail et des animaux de basse-cour (Ecole nationale vétérinaire d’Alfort), membre de l’Académie nationale de médecine, présidente honoraire de l’Académie vétérinaire de France

En 2007, Henri Brugère dénonçait « la géobiologie, une pseudoscience en expansion »1 dans la revue « Sciences et pseudosciences » en écrivant « j’ai vu poindre la montée de la géobiologie, que j'ai prise au début comme un objet de curiosité amusée, pour arriver ensuite à la conclusion qu'elle est arrivée, maintenant, dans le peloton de tête des grandes supercheries de notre époque et qu'elle devient franchement nuisible au plan social ».
Si la géobiologie désigne parfois un champ de recherche pluridisciplinaire à l’interface des géosciences, des sciences de l'environnement et de la biologie, ce terme peut aussi désigner, au sens large, l'étude de l'impact d'un lieu et de l'environnement sur la santé humaine, animale et végétale…. Le géobiologue serait en quelque sorte le médecin d’un environnement cosmo-tellurique avec pour objectifs d'en déceler les anomalies et de rétablir une situation « normale ». Le paradoxe est que cet environnement « référentiel », même à l'état normal, n'est pas réellement connu et sa réalité n'est même pas démontrée en dehors du cercle des géobiologues. Mais cela n'effraye personne...
La géobiologie commence par établir un diagnostic de l’état de l’environnement car officiellement elle ne fait pas de médecine et ne s’occupe que de l’habitat, même si le malade est le destinataire final de son action. Le géobiologue intervient sur le terrain sur place avec un grand choix de différents dispositifs que l’on peut trouver sur internet (pendule, baguettes de sourcier, antennes de tous types et de toutes formes, connectées ou non à des dispositifs électroniques d'amplification). Mais il peut aussi éviter tout déplacement puisqu’il se donne la faculté d’établir, à partir d’un simple plan, les lignes de passage des ondes nocives. Il peut même dessiner directement (en laissant le crayon se promener sur le papier) les « points étoiles » particulièrement géopathogènes…
L'art du sourcier et la radiesthésie sont les outils de base de la géobiologie.
Un dogme intouchable : le signal du sourcier
Aucune étude n’a fourni d’éléments précisément chiffrés concernant la croyance encore très répandue du « pouvoir du sourcier », c’est à dire la capacité à trouver une source avec une baguette de coudrier grâce au signal magnétique produit par l’eau souterraine. La position d’Yves Rocard, physicien éminent qui a tenté d’expliquer ce phénomène du sourcier à travers des lois physiques, notamment en lien avec les champs magnétiques faibles, le mettait à l’abri de toute critique et l’impact de ses travaux est resté considérable. Le « signal du sourcier », tel qu’Yves Rocard l’a imaginé, a une valeur de 10 « gammas », le gamma étant une unité « pragmatique », non officielle, égale à 0,01 milligauss. En unités officielles le signal du sourcier serait donc de l’ordre de 10-8 T(tesla).
Pour Yves Rocard, les humains seraient capables de détecter des champs magnétiques aussi faibles. En réalité, les expériences qu’il décrit ont été souvent refaites en grand nombre et en double aveugle, en particulier par les étudiants du zététicien2 Henri Broch (promoteur de la pensée critique, de la méthode scientifique et de la zététique). Elles n’ont pas abouti à confirmer la magnéto sensibilité de l’Homme. Ainsi quand les sourciers ignoraient les positions des canalisations ou des sources d’eau, leurs résultats étaient équivalents à ceux obtenus par hasard. Il faut aussi noter que la mesure directe de faibles valeurs de champs magnétiques faites sur le terrain n’était pas réalisable il y a 40 à 50 ans. Il existe désormais des possibilités techniques permettant d’accéder aux domaines de l’infiniment petit magnétique. Actuellement le présumé signal du sourcier est de 10 millions de fois plus grand que l’infiniment petit détectable avec la technologie SQUID (Superconducting Quantum Interference Device) soit 10-15 T.
Moyens thérapeutiques préconisés par les géobiologues
Les moyens thérapeutiques que les géobiologues préconisent sont de deux sortes : l'évitement et les dispositifs de neutralisation et de rééquilibration.
Leur première démarche consiste à éviter les endroits géopathogènes : il faut déménager, changer de place, ou changer la configuration des lieux, déplacer les meubles...
La seconde fait appel à des dispositifs : les ré-équilibrateurs, ou neutralisateurs (« objets à caractéristiques vibratoires » captant les ondes maléfiques et d'assainissement de l'environnement, « acupuncture des sols »….). C'est comme si le fait d'avoir une antenne de télévision sur son toit empêchait tous les voisins de la recevoir chez eux ou comme si le fait de téléphoner dans la rue avec son téléphone portable empêchait les autres utilisateurs de communiquer en même temps !
Ésotérisme certes, mais quel succès !
La géobiologie est maintenant clairement individualisée comme une discipline à part entière du monde de l'élevage. Pour Henri Brugère « sans doute, une des raisons de son succès en élevage, c'est qu'elle apporte à l'éleveur une explication qui le disculpe : il n'est ni coupable de faire mal son travail ni coupable de ne pas avoir de solution, car c'est surnaturel, ça le dépasse. Le recours à l'irrationnel en santé animale n'est donc pas qu'une démarche des temps anciens. Les années passent, les pratiques évoluent, mais l'irrationnel demeure. Il évolue, car il se régénère au fur et à mesure des avancées de la science : il se nourrit de ses erreurs de parcours. Comme l'homéopathie dérive des hypothèses initiales de la médecine et de la chimie, la géobiologie dérive du magnétisme animal de Franz-Anton Mesmer (1735-1815)3.. Si la crédulité était le seul ferment qui la maintienne en vie, un rappel à la rigueur et au rationalisme pourrait ramener les esprits à la raison. Mais cette pseudo-science est exploitée maintenant par des désinformateurs professionnels qui conduisent leurs affidés vers l'obscurantisme au lieu de les éclairer. Certains éleveurs restent ainsi dans l'ornière ou vont à la ruine, ce qui paraît inacceptable en première analyse. Mais le plus étonnant est qu'une fois rentrés dans cette logique absurde, il est impossible de les faire revenir à la raison. Alors pourquoi chercher à faire prévaloir le bon sens ? Finalement chacun ne devrait-il pas assumer lui-même les conséquences de ses propres erreurs ?».
L’éleveur va chercher le géobiologue comme on recherche un homéopathe, un lithothérapeute… lorsque le vétérinaire n'a pas eu le succès attendu (voire il n’a même pas été consulté). Ainsi le géobiologue apparaîtra comme le meilleur recours : la réceptivité du client est tellement plus favorable à l'occultiste qu'au praticien ! On n'écoute bien que ce que l'on veut entendre !
Les exemples d'éleveurs, pour la plupart en grande difficulté, qui font appel au géobiologue sont légion. Ils alimentent des « affaires » dont certaines ont été traitées soit par les services de contentieux d'établissements de protection financière (assurances, bureaux spécialisés de ministères) soit ont défrayé la chronique dans le domaine judiciaire. Dans les deux cas, ces affaires, dont la majorité reste d'ordre privé, ne peuvent être narrées dans ces lignes. En revanche, d’autres ont donné lieu à des articles, y compris dans la grande presse, et peuvent être évoquées plus librement.
Le 23-24 novembre 1991, Libération4 fait état, dans sa rubrique hippisme, des problèmes urinaires d'Ourasi, le roi des trotteurs. Le géobiologue consulté diagnostique que l’animal est "bloqué par un nœud magnétique géopathogène situé sous la vessie du cheval ». La solution adoptée a consisté à poser des coquilles St-Jacques (Chlamys nobilis) en des points choisis dans le box de l'animal. Ces coquilles "oscillent à la longueur d'onde de 40 à 50 000 angströms et exercent, par leur forme et leur équilibre interne, un rôle équilibrant sur le système hypothalamo-hypophysaire..."(sic). L'animal fut guéri en 48h, "son taux vibratoire étant en corrélation avec son intensité vibratoire" (sic) et quelques jours plus tard, il gagnait son 4ème prix d'Amérique. Ce même article apporte d'autres informations, dont une qui concerne les humains : sur la nationale 6, où un nœud géopathogène était la cause fréquente d'accidents de voiture. Pour faire disparaître cette nuisance, le géobiologue a enfoncé dans la terre des tiges de fer de 1,20 m, "qui agissent sur la terre comme des aiguilles d'acupuncture" (sic), et cette intervention a réglé le problème !
Toujours à cette même époque, de 1991-1992, le Progrès de Lyon5, édition de l'Ain, publie un article concernant un éleveur bovin en grande difficulté et pour lequel aucun diagnostic n’avait été établi. Au bord de l'abîme, les géobiologues lui conseillèrent de faire appel à deux grands noms de la science française, Haroun Tazieff et Yves Rocard. Le premier répondit pour indiquer son absence de compétence sur le sujet, le second indiqua également son manque de compétence, mais il ne discuta pas l'éventualité qu'un champ tellurique puisse être en cause. Il évoqua comme improbable l'éventualité de déplacer l'étable, et suggéra, comme solution palliative, de "tourner les vaches de 90°" (sic).
Plus récemment, au cours des Journées Nationales des Groupements Techniques Vétérinaires de mai 20066, une communication a été faite pas un géobiologue, qui était intervenu dans des élevages de Porcs où sévissaient des problèmes de cannibalisme. Si l'on trouve dans la narration un certain nombre de constantes de la démarche et de la "logique" en géobiologie, on y trouve en plus la légitimation de la possibilité d'agir à distance, par la pensée, sur carte, avec le pendule. Les interventions ont consisté aussi à placer, dans les endroits géopathogènes, des "neutralisateurs", en l'occurrence des petits morceaux de métal, en forme de triangle, jouant manifestement le même rôle que les coquilles de Pétoncle. Comme dans le cas des chevaux relatés plus haut, les phénomènes pathologiques ont disparu, ce qui démontrerait le pouvoir surpuissant de la géobiologie.
Personnellement j’ai eu l’occasion d’être consultée pour deux cas cliniques touchant des élevages de vaches laitières où le géobiologue a été mieux considéré que le vétérinaire. Dans le premier cas il s’agissait d’un syndrome de dépérissement chronique lié à une acidose subclinique que nous avions observé en 2003 dans le cadre de la clinique ambulante de l’École nationale vétérinaire d’Alfort. Cet élevage de 120 vaches en production laitière avait eu à déplorer le décès de 45 vaches en deux ans. Tous les animaux boitaient car les éleveurs distribuaient une ration acidogène provoquant une fourbure. La gravité de ce cas d’élevage nous a amenée à le publier dans la Revue de Médecine vétérinaire en 20047. Lors d’une seconde visite beaucoup plus tard j’ai découvert que l’éleveur avait appelé un géobiologue qui avait découvert « une rivière souterraine » qui ne pouvait être que la cause de sa ruine…
Le deuxième cas clinique, plus récent, concernait une expertise judiciaire qui ne peut être narrée dans ces lignes et où le diagnostic aurait été très facile si l’éleveur avait appelé son vétérinaire plutôt que le géobiologue qui signalait de « fortes perturbations géobiologiques » avec des « veines d’eau et de failles » où « l’acupuncture des sols va limiter les risques » !!!
Une complexité juridique où la science doit prévaloir sur l’ésotérisme
Nous comprenons la complexité juridique de ces cas d’élevage où, lorsqu’un juge doit prendre une décision, il importe que les comptes rendus des experts témoignent d’une médecine reposant sur des preuves et non sur une pseudoscience comme la géobiologie (au même titre que l’homéopathie, la lithothérapie…).
A ce titre on doit s’inquiéter d’une décision de justice récente où les médias ne citent que la géobiologie pour la justifier. La Cour de cassation a rejeté, le 13 mars 2025, le pourvoi du Réseau de transport de l’électricité (RTE, filiale d’EDF) qui attaquait la décision du 17 octobre 2023 de la cour d’appel de Caen une affaire l’opposant à un éleveur de vaches laitières dans la Manche8. RTE est condamné à lui verser « 458 337 euros au titre du préjudice d’exploitation causé par une ligne à très haute tension » parce qu’il n’a pas été possible de « confirmer une origine infectieuse, alimentaire ou zootechnique » pour les « troubles du comportement et l’explosion des mammites chez ses vaches avec baisse de la production laitière », l’éleveur ayant « fait intervenir en 2005 un géobiologue qui a constaté la présence de courant de quelques milliampères dans la terre et dans les tubulures de la salle de traite », selon l’exposé du litige devant la cour d’appel de Caen. Une telle décision pourrait faire jurisprudence pour d’autres affaires en cours pour des troubles dans les élevages.
Une autre affaire concernant des éoliennes près d’élevages bovins où sont intervenus des géologues a été très médiatisée. En premier lieu, un rapport du Groupe permanent pour la sécurité́ électrique en milieu agricole (GPSE) considérait que ces géobiologues auraient été une aide importante, sans donner aucune précision à ce sujet et sans pouvoir exclure une interrogation sur « la transmission d’une nuisance par l’intermédiaire des failles et rivières souterraines, hypothèse cohérente avec la carte géologique des lieux »9. Réexaminant l’ensemble des données scientifiques sur cette affaire, l’Anses a rendu un avis plus argumenté en décembre 202110 concluant que « l’attribution des troubles dûs aux éoliennes est hautement improbable ». Plus précisément, « concernant la situation des deux élevages, pour les mammites, la diminution de la quantité́ et de la qualité́ du lait, les troubles de la reproduction et la mortalité́, le rapport d’expertise conclut que quel que soit l’agent physique considéré́, la chronologie des troubles est incompatible avec les périodes de construction et de mise en service du parc éolien ». Cette étude de l’Anses conclut aussi que les rapports des géobiologues « présentent des limites méthodologiques majeures : objectifs et méthodes/protocoles non présentés, confusion entre les mesures de flux magnétique et de courant induits, manque de maîtrise des notions électromagnétiques élémentaires, forte incertitude sur les mesures, liée à la qualité́ limitée des instruments de mesures, erreurs de calcul sur les chutes de tension dans la câblette ». L’Anses constate qu’«un ressenti est difficilement contestable et objectivable, car il ne résulte pas d’une démarche scientifique ». Quant aux « failles d’eau » mises en avant par ces géobiologues, l’Anses remarque que la « circulation d’eau dans cette zone est assez faible dans la roche elle-même, contrairement à des visions présentées dans certains rapports ».
La géobiologie a fait tout doucement son chemin en particulier en zone rurale
Les interventions croissantes des géobiologues souvent préconisées par les chambres d’agriculture et que nous avons pu constater lors de problèmes d’élevage démontrent qu’il est grand temps de dénoncer cette pseudoscience qui est sans doute en passe de devenir, après l’homéopathie déjà controversée dans le domaine de la santé humaine11 ou des animaux12, une arnaque. Même si ces interventions ésotériques peuvent avoir parfois un effet placebo pour le malade ou l’éleveur, elles ne reposent sur aucune preuve scientifique.
Soulignons le communiqué du conseil d’administration du 29 novembre 2024 de l’Association Française pour l’Information Scientifique (AFIS) 13 rappelant que « les services de l’État n’ont pas à promouvoir des pratiques ésotériques ». Ce texte fait suite au rapport du Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux (CGAAER), publié sous l’égide du ministère de l’Agriculture, rendu public en décembre 202314, qui s’est intéressé aux perturbations observées dans certains élevages situés à proximité d’équipements de production et de transport d’électricité ou d’infrastructures de télécommunications. L’AFIS s’étonne que ce rapport du CGAEEER, bien que reconnaissant que la pratique de la géobiologie soit « très contestée dans le milieu scientifique », préconise paradoxalement « d’une part que toute personne voulant revendiquer le titre de géobiologue suive un parcours de qualification reconnu par l’État reposant sur des compétences scientifiques adaptées et d’autre part que la profession continue à se structurer afin d’empêcher le charlatanisme ». Dans son résumé, ce rapport « suggère de ne pas rejeter systématiquement certaines approches du vivant comme la géobiologie ». Ce type de recommandation avait été formulé deux ans auparavant par un rapport de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst, alors présidé par Cédric Villani) avec le même argument paradoxal : « pas scientifique mais néanmoins à structurer scientifiquement »15. La géobiologie semble ainsi jouir d’une certaine complaisance que rien ne légitime scientifiquement.
Il est aussi inquiétant que des chambres d’agriculture ou des établissements publics aient financé des formations ésotériques, en particulier la géobiologie, témoignant d’une captation de fonds publics, par l’intermédiaire de crédits à la formation professionnelle comme le souligne une enquête du journal l’Express publiée récemment16. Contacté par le journal, le ministère de l’Agriculture annonce « avoir contacté les structures de formation, de conseil et d’accompagnement pour les sommer de faire du tri » et « lancé une mission d’inspection [afin] d’identifier les formations et actions de conseil en pseudosciences » assurant « tout mettre en œuvre pour que les agriculteurs ne soient pas en proie au charlatanisme et soient correctement informés, conseillés, sur la base d’éléments scientifiquement prouvés ».
On retiendra qu’il faut mettre en garde les éleveurs contre les « charlatans ». Charlatanisme et empirisme ne sont-ils pas les plaies contre lesquels les vétérinaires (Bourgelat le disait déjà !) et les médecins luttent depuis toujours ?
La géobiologie ne serait-elle pas de la pataphysique, la « science des solutions imaginaires qui accorde symboliquement aux linéaments des propriétés des objets décrits par leur virtualité » selon la définition proposée par Alfred Jarry en 189417?
Bibliographie
[1] Brugère H, « La géobiologie, une pseudo-science en expansion », Sciences et pseudo-sciences n°277, mai 2007. https://www.afis.org/La-geobiologie-une-pseudo-science-en-expansion
[2] Personne adepte du doute philosophique et du rationalisme (https://fr.wikipedia.org/wiki/Zététique)
[3] Médecin allemand fondateur du magnétisme animal dit « mesmérisme ».
[4] Homéric . Sous les pas des chevaux, des ondes. Libération 23-24 novembre 1991
[5] Rousset A. Le mystère de Cras...Le progrès, Édition de l'Ain, circa 1991
[6] Dréau D. et Uguen J. Cas clinique de cannibalisme d'élevage résolu. Journées nationales des GTV, Dijon 17-19 Mai 2006, p. 563-567
[7] Brugère-Picoux J et al. Cas clinique d’un syndrome de dépérissement chronique lié à une acidose subclinique dans un troupeau de vaches laitières. Revue. Méd. Vét., 2004, 156, 259-363
[8] https://www.agra.fr/agra-presse/elevage-et-lignes-haute-tension-rte-condamne-face-un-eleveur-en-cour-de-cassation?utm
[9] Protocole GPSE relatif aux élevages Bouvet et EARL du Lody, Abo Wind et ERDF Rapport établi par le Pr. A Laval, le 4 avril 2016 13p.
[10] Anses. (2021). Avis relatif à l’imputabilité́ à la présence d’un champ d’éoliennes de troubles rapportés dans deux élevages bovins. (Saisine 2019-SA-0096). Maisons-Alfort: Anses, 29 p. https://www.anses.fr/fr/content/troubles-dans-deux-%C3%A9levages-bovins-le-lien-avec-les-%C3%A9oliennes-est-hautement-improbabl
[11] L’homéopathie en France : position de l’Académie nationale de médecine et de l’Académie nationale de pharmacie Communiqué de presse (2019) https://www.academie-medecine.fr/wp-content/uploads/2019/03/CP-home%CC%81opathie-ANM-ANP.pdf
[12] Avis de l'Académie vétérinaire de France sur l'homéopathie vétérinaire. In: Bulletin de l'Académie Vétérinaire de France, tome 174, 2021. pp. 379-381 : https://www.persee.fr/doc/bavf_0001-4192_2021_num_174_1_14446
[13] Bâtiments et travaux publics : les services de l’État n’ont pas à promouvoir des pratiques ésotériques. Afis, publié en ligne le 30 novembre 2024.
[14] Clément T, Tremblay D, « Caractérisation de l’impact sur les activités d’élevage des antennes téléphoniques, installations électriques et éoliennes », Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux, décembre 2023.
[15] Bolo P, « L’impact des champs électromagnétiques sur la santé des animaux d’élevage », rapport de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, 2021. Sur senat.fr
[16] Beau A, Langlois B. Quand l’État laisse pousser les pseudosciences. L’express du 20 février 2025, 56-57. https://www.lexpress.fr/economie/salon-de-lagriculture-ces-etranges-formations-esoteriques-subventionnees-par-letat-SSFSIB2VSZEG5JEPAEF5B5RYQI/?cmp_redirect=true
[17] https://www.larousse.fr/encyclopedie/litterature/pataphysique/175914
Conférence-débat
Mardi 6 mai 2025 à 14h30 à l'Institut Curie, Paris
La vidéo de cette conférence débat est accessible ici
Avec
Annick Harel-Bellan, directrice de recherche honoraire au CNRS
Claude Monneret, directeur de recherche honoraire au CNRS, ancien président de l'Académie Nationale de Pharmacie.
Modératrice : Rodica Ravier, directrice de recherche honoraire au CNRS
Découverte majeure dans le domaine de la régulation de l'expression des gènes, les micro ARN, petits ARN non codants, interviennent dans la plupart des processus biologiques. Leur rôle est d'inhiber la traduction en induisant la dégradation de leur ARN messager correspondant.
Conférence-débat à l'Institut Curie (amphithéâtre Hélène Martel-Massignac)
11-13 rue Pierre et Marie Curie, 75005 Paris
Entrée gratuite, sur inscription préalable obligatoire.
Organisée par Chercheurs Toujours - Association française des chercheurs seniors, en partenariat avec l'AFAS
Denis Monod-Broca
Ingénieur et architecte, secrétaire général de l'Afas

© Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne
Il a déjà été question en ces pages de cette femme étonnante que fut Marie Raffalovich (1832-1921)
Russe, scientifique, polyglotte, issue d’une famille juive de banquiers d’Odessa, ayant fui, au milieu du XIXe siècle, la Russie tsariste et les persécutions contre les Juifs, mariée à son oncle Hermann, banquier lui aussi, installé à Paris, elle était mère de trois enfants, tenait salon, connaissait le tout-Paris scientifique, politique et artistique, et elle était la correspondante, bénévole, à Paris, du Journal de Saint-Pétersbourg.

En septembre 1909, elle y rend compte du discours prononcé par le professeur Landouzy, doyen de la faculté de médecine de Paris et président de l’Afas, lors de l’inauguration du congrès de l’Afas qui se tenait cette année-là à Lille.
Le « Journal de St.-Pétersbourg politique et littéraire » était publié en langue française, à Saint-Pétersbourg, il paraissait de une à trois fois par semaine, et il exista de 1825 à 1914, avec quelques interruptions. Il est présenté en outre par wikipedia comme ayant été un journal officieux du ministère des Affaires étrangères de la Russie.
Dans cet article Marie Raffalovich, sans que le lecteur fasse toujours la part entre ce qu’elle exprime de sa propre opinion et ce qui ressort de l’exposé de Landousy, s’étend avec enthousiasme sur les progrès de la médecine, c’est-à-dire sur les progrès tout à la fois de l’hygiène, de la prévention, de la vaccination, de la lutte contre la souffrance, de l’usage du microscope, des examens de laboratoire et donc des diagnostics, et sur ce que tous ces progrès doivent à l’introduction de la démarche scientifique, qui transforme cet art ancestral qu’est la médecine en une « science de la vie ».
On y apprend, curieusement, au passage, qu’on croyait à l’époque en une substance appelée Alexine :
« Nos humeurs renferment normalement une substance protectrice nommée Alexine ; elle est indispensable pour nous garantir contre la toxine ; mais tout en étant nécessaire elle n’est pas suffisante ; elle a besoin d’être associée à une autre substance, développée au milieu même des tissus infectés. Extraite, traitée par la méthode pasteurienne, et mélangée à l’Alexine, elle devient un antidote spécifique contre l’infection au milieu de laquelle on avait retiré la substance auxiliaire. »
Nouvelle preuve, s’il en était besoin, que le progrès des connaissances ne se fait pas, pas toujours, en ligne droite. Nouvelle preuve aussi qu’il n’est jamais facile de mettre en mots, de s’imaginer, de se représenter mentalement, des mécanismes naturels récemment découverts.

Marie Raffalovich conclut ainsi son l’article :
« L’ambition [de M. Landouzy], – non pas personnelle – et d’autant plus noble et désintéressée, est d’imprimer à la thérapeutique un caractère sociologique, d’organiser la médecine biologique en science de la nature vivante en vue d’une application générale, mais, tout en étant ami d’une orientation nouvelle, il ne méconnait pas les ʺmerveilleuses observations de la Médecine traditionnelleʺ. Les intuitions de l’Empirisme ont devancé souvent les résultats acquis de la science.
S’il y a peu de maladies guérissables, il en est beaucoup qui sont évitables. Souhaitons longue vie à ceux qui travaillent à atténuer les maux dont ils ne peuvent nous délivrer : c’est autant de pris sur l’ennemi. »
C’était il y a 115 ans, beaucoup de maladies désormais sont guérissables. Mais ces quelques lignes contiennent cependant un enseignement : l’humilité sied à la démarche scientifique. Ce qui renvoie à l’introduction de l’article : « La médecine n’est pas une science de la mort ; elle ne peut pas l’empêcher ; elle n’essaie même pas de la combattre ; elle reconnait son inéluctable puissance ; elle sait que la matière organique doit fatalement faire retour au monde minéral […] ; entre le moment de la naissance, de l’éveil même à la vie embryonnaire, et la mort, entre ces deux limites extrêmes, la médecine a établi son siège. »
À l’heure des efforts du transhumanisme pour vaincre la mort, ces mots gardent une grande pertinence.
Merci à Catherine Guillaumat, descendante de Marie Raffalovich, pour la copie de l’article du Journal de St-Pétersbourg et pour l’idée du présent billet.
Tout le monde a entendu parler des rayons X, découverts en 1895 en Allemagne, mais peu de gens connaissent les rayons N, découverts huit ans plus tard à Nancy. En mars 1903, René Blondlot, professeur à l’université de Nancy, annonce la découverte d’« une nouvelle espèce de lumière », qu’il baptise « Rayons N » (N pour Nancy). Un nouveau coup de tonnerre dans le monde de la physique, qui n’en manque pas en ce début du XXe siècle.

Blondlot et ses collègues enchaînent aussitôt les expériences dans leur laboratoire de Nancy, et publient à un rythme effréné. A Paris, André Broca et le jeune Jean Becquerel vont se joindre à l’aventure. Le profil de ces nouveaux rayons se précise rapidement. A la différence des rayons X, ils n’ont aucune action photographique. Ils augmentent l’éclat d’une source lumineuse et c’est ainsi qu’ils sont détectés. Ils peuvent être réfractés, réfléchis, diffusés, polarisés. Ils traversent toutes les substances sauf le plomb, le platine, et l’eau pure. Ils peuvent être stockés dans le cristal de roche, se propager le long de fils métalliques, et même aiguiser nos sens : la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût. Par leur longueur d’onde, ils se situent entre les rayons X et l’ultraviolet. Les sources d’émission sont extrêmement variées : lumière, sons, matériaux mis sous pression : bois, fer, caoutchouc, verre. Une canne de bois de jonc pliée, une lame d’acier trempé datant de l’époque mérovingienne émettent des rayons N. Augustin Charpentier, physiologiste à Nancy, découvre que les organismes vivants sont également sources de rayons N : les végétaux (sauf le bois vert), les animaux (grenouille, lapin) ; chez l’être humain : les nerfs, les muscles et le cerveau lorsqu’ils sont en action. Ce nouveau développement fait le miel des adeptes du spiritisme, qui en revendiquent d’ailleurs la priorité. Des expériences spectaculaires sont décrites dans les journaux de grande diffusion comme Le Petit Journal qui tire à deux millions d’exemplaires : On place une plaque phosphorescente (du sulfure de calcium) près du cerveau d’une personne. Lorsque celle-ci parle, son cerveau s’active, et la plaque s’illumine. De même, on peut suivre le tracé des nerfs sous la peau, ou le contour du cœur. On compte sept publications de Charpentier pendant le seul mois de mai 1904. A la fin de l’année, Blondlot reçoit le prix Leconte de 50 000 frs de l’Académie des Sciences, (soit cinq fois son salaire annuel). Il a été préféré à Pierre Curie. Un triomphe pour Blondlot, qui peut espérer le Nobel ?

En fait, c’est son chant du cygne. Car les rayons N n’existent pas. Nous sommes en présence d’une erreur scientifique d’une envergure exceptionnelle. 250 articles ont été écrits par plus de 100 chercheurs à propos d’un phénomène purement imaginaire. Comment en est-on arrivé là ?
Rayons de la suggestion
Pendant que Blondlot, Charpentier et leurs amis volent de découvertes en découvertes, une petite musique vient de l’étranger qui devient peu à peu un grondement. En Allemagne, en Italie, en Angleterre (Cambridge), au Canada (McGill), on ne parvient pas à reproduire les expériences de Nancy. Celles-ci reposent sur l’observation à l’œil nu d’une faible variation de luminosité, une opération éminemment subjective. Blondlot affirme qu’il faut « éduquer » son œil. Une rumeur malicieuse circule dans les laboratoires européens : les rayons N ne sont visibles que par des Français ! Un physiologiste belge propose de les nommer « rayons de la suggestion », en référence à l’Ecole de Nancy fameuse pour l’étude de l’hypnose par suggestion.

En septembre 1904, le physicien américain Robert Wood est désigné par ses pairs pour trancher le débat. Il se rend à Nancy. On lui fait une démonstration, mais il ne voit pas les effets qu’on lui annonce. Lors d’une deuxième expérience, il subtilise discrètement un prisme d’aluminium, bloquant ainsi la production supposée des fameux rayons à l’insu des expérimentateurs, lesquels disent toujours voir les effets des rayons N ! Le rapport de Wood publié dans la revue Nature est accablant : il est convaincu que le phénomène observé est imaginaire. Il propose une expérience concrète qui permettrait de lever tous les doutes.
Une revue de vulgarisation scientifique française, La Revue Scientifique, lance alors une enquête auprès d’une cinquantaine de physiciens et physiologistes français. Une seule question « Les rayons N existent-ils ? » Un tiers des consultés n’ont pas d’opinion ou ne veulent pas l’exprimer. La majorité des autres conteste l’expérience de Blondlot et revendique une nouvelle expérience, qui soit objective, reproductible et décisive. Plusieurs donnent des exemples concrets. C’est le cas de J. Perrin, de P. Curie et même de la Revue Scientifique. Les ténors de l’Académie des Sciences affichent leur croyance aux rayons N, parce qu’ils font entière confiance à Blondlot ; c’est le cas de Berthelot, d’Arsonval, Poincaré, et d’Henri Becquerel, ce dernier supportant en plus son fils Jean. A noter que personne n’a réussi à reproduire l’expérience de Blondlot, en dehors du groupe de Nancy, ce qui déclenche l’ironie d’un physicien de Lyon : « Seule, ou peu s’en faut, la phalange des six expérimentateurs de Nancy possède une sensibilité rétinienne assez grande ». Selon le psychologue Henri Piéron, cette enquête a eu des effets positifs. Se sentant moins isolé, les sceptiques qui étaient discrets se sont enhardis « et il y eut une contagion du doute ».
Blondlot refuse d’entreprendre les nouvelles expériences qu’on lui propose. Il perd peu à peu ses derniers soutiens. En 1905, L’Académie, ne sachant sur quel pied danser, refuse un article de Blondlot, ainsi qu’un article de Turpain démontrant le rôle de la suggestion. L’affaire s’éteint d’elle-même par le silence des protagonistes. « Aucun d’eux n’eut le courage ou la liberté d’esprit nécessaire pour dire franchement s’être trompé» écrit H. Piéron en 1907. A noter que J .Becquerel fera en 1934 un retour sur cette période et reconnaîtra ses erreurs de jeunesse.
Blondlot préserve tout son prestige à Nancy : En 1908, l’Université le présente comme « un des maîtres, qui, à tous égards, nous fait le plus honneur ». Il prend sa retraite anticipée en 1910 et ne cessera de croire aux rayons N jusqu’à sa mort en 1930. Célibataire, il lègue sa fortune à la Ville de Nancy et son Université.
Illusion collective
L'affaire a fait l’objet d’innombrables études. Dès 1907, Piéron analyse cette « illusion collective ». Jean Rostand résume le sentiment général : « Ce qui est extraordinaire dans cette affaire c’est le nombre et la qualité des égarés ». Le nœud de l’affaire est le manque d’objectivité de l’expérience, ouvrant la porte à l’autosuggestion. Celle-ci porte à voir le résultat recherché, plus que la réalité. Ainsi Paul Langevin raconte son voyage à Nancy: « On m’annonçait avec soin ce que je devais voir. Avec une certaine disposition d’esprit, on peut arriver à voir n’importe quoi ».
Il y avait de bonnes raisons pour croire aux rayons N.
En 1903, Blondlot est un physicien vénéré, dont les travaux sur les ondes électromagnétiques inspirent le respect, et lui ont valu deux prix de l’Académie. Nombre de chercheurs consultés par la Revue Scientifique expriment une confiance quasiment aveugle en l’homme. « Je considère une erreur de sa part comme absolument invraisemblable » écrit l’un d’eux.
Un sentiment de fierté nationale a probablement aussi joué un rôle, spécialement en cette « université de la frontière » de Nancy, toute proche de l’Alsace Moselle, annexée par l’Allemagne en 1871. Une Allemagne qui vient de découvrir les ondes radio (1888, Hertz), les ultraviolets cosmiques (1893, Schumann), et les rayons X (1898, Röntgen). La France voulait aussi ses rayons !
Les études sont unanimes : il n’y a pas eu de fraude délibérée de quiconque. C’est bien le phénomène d’auto suggestion qui semble avoir joué, de manière collective, avec une ampleur que l’on ne pensait pas possible. C’est une des grandes leçons de cette histoire. Elle a conduit à la pratique renforcée des mesures à l’aveugle, dans lesquelles l’expérimentateur ne connaît pas le résultat attendu.
Cet épisode nous rappelle aussi que la science est humaine, et donc sujette à erreur. Et c’est pourquoi la validation continue de la communauté des chercheurs est impérative et doit rester au cœur de la démarche scientifique. La science est une aventure collective.
Pierre Potier
Bibliographie :
1. Blondlot : Rayons N Recueil des communications faites à l’Académie des Sciences (1904)
2. Le Montpellier médical août 1904
3. Le Petit journal 31 déc. 1904
4. Revue Scientifique n° 17 à 24 1904
5. Henri Piéron Grandeur et décadence des rayons N 1907
6. Mary Jo Nye N rays An episode of the History and Psychology of Science, 1980
7. Vincent Borella : Blondlot et les rayons N - Genèse et postérité d’une erreur scientifique 2006
Cet événement s'inscrit dans un cycle de webinaires « Matériaux ». Il a eu lieu jeudi 24 avril 2025 à 13h en visioconférence Zoom.

Les matériaux fonctionnels et responsifs seront abordés sous l’angle de leurs propriétés, de leurs réponses aux stimuli et de leurs applications. Toutes les familles de matériaux issus de la matière condensée sont concernées, y compris les matériaux bio-inspirés et adaptatifs. Une attention particulière sera portée aux couplages entre propriétés physiques et aux avancées récentes sur leurs performances fonctionnelles.
Intervenants :
Emilie Moulin, Institut Charles Sadron, CNRS, Strasbourg, nous parlera de Matériaux stimulables à partir de machines moléculaires : Les chimistes de synthèse ont développé diverses molécules capables de produire des mouvements parfaitement contrôlés lorsqu'elles sont soumises à divers stimuli externes. Un défi majeur des nanotechnologies consiste à intégrer le mouvement produit par ces machines moléculaires jusqu'à l'échelle macroscopique. Nous présenterons les avancées réalisées par notre équipe dans le couplage de machines moléculaires et de polymères, notamment pour accéder à des actionneurs macroscopiques et pour concevoir des matériaux hors équilibre.
Fabio Denis Romero, CNRS, Institut Néel nous parlera de Ca2MnO3X (X = Cl, Br) – Oxyhalides with 1-dimensional ferromagnetic chains of square planar S = 2 Mn3+. Mixed anion materials tend to crystallise in layered structures due to the large difference in ionic radii between different anionic species. This tendency can be overcome by exploiting structural distortions, and prepare materials that crystallise in novel structure types. This strategy was employed to prepare Ca2MnO3X (X = Cl, Br). The structure of these compounds was solved using electron microscopy, revealing an arrangement containing zigzag chains of square-planar coordinated Mn3+.
Modérateurs : Sylvie Lartigue et Jean-Paul Itié, FFM
Jeanne Brugère-Picoux
Professeur honoraire de pathologie médicale du bétail et des animaux de basse-cour (Ecole nationale vétérinaire d’Alfort), membre de l’Académie nationale de médecine, présidente honoraire de l’Académie vétérinaire de France
Le 14 août 2024, l’Organisation mondiale de la santé a qualifiée d’« urgence de santé publique de portée internationale » l'épidémie de Mpox (anciennement dénommée variole du singe) alors en cours sur le sol africain. Il s’agissait du clade 1b de l’Orthopoxvirus Monkeypox (MPXV), plus virulent que le clade II (taux de létalité respectifs de 10% vs 1%) qui a émergé en mai 2022 en Europe avec la diffusion sur tous les continents d’un variant (clade IIb), justifiant une alerte de l’Académie nationale de médecine en France [1].
Ces virus reconnaissent une origine zoonotique dans les forêts d’Afrique mais la nature des réservoirs animaux de ce virus ne sont pas connus avec certitude, même si différentes espèces de petits mammifères, et tout particulièrement de sciuridés (écureuils) sont suspectés de permettre la transmission à l’Homme [2] [3]. Mais aucun lien épidémiologique avec une infection humaine n’avait été confirmé en Afrique. Curieusement le risque zoonotique a été confirmé aux États-Unis en 2003 où 72 personnes ont été contaminées par des sciuridés autochtones (Cynomys ludovicianus ou chiens de prairie), ces derniers ayant été contaminés dans une animalerie par des cricétomes ou rats de Gambie (Cricetomys gambianus) importés du Ghana et destinés à être vendus comme animaux de compagnie non traditionnels (ACNT) [4]. Cette zoonose importée explique l’interdiction actuelle d’importation de rongeurs africains dans de nombreux pays.
Pour la première fois une équipe internationale de scientifiques suggère que le réservoir africain du Mpox pourrait être l’écureuil à pattes de feu (Funisciurus pyrropus), un rongeur forestier que l'on trouve en Afrique de l'Ouest et en Afrique centrale [5] [6]. Cette équipe, dirigée par Fabian Leendertz (cf encart), a observé en Côte d’Ivoire une épidémie de Mpox ayant touché le tiers d’un groupe de 80 singes Mangabey fuligineux sauvages (Cercocebus atys) de janvier à avril 2023 (avec 4 décès). Présents au moment de l’épidémie, les scientifiques ont pu disposer des échantillons réalisés dans le cadre de leurs travaux sur la surveillance des singes africains depuis 2001 [7] et isoler le virus. Rétrospectivement, l’étude des tissus et des écouvillons prélevés sur des animaux morts trouvés dans la région ont permis d’identifier un virus de génome identique dans un échantillon fécal datant de décembre 2022 d’une femelle mangabey dénommée Bako, mère du premier décès de Mpox ayant attiré l'attention des chercheurs, qui n’avait pas développé de symptômes. L’origine d’une contamination par la consommation d’un écureuil à pattes de feu fut alors suspectée du fait des enregistrements vidéos démontrant que ce rongeur était chassé et ingéré par les mangabeys dont Bako mais aussi par la découverte du virus dans un cadavre de ce rongeur un mois avant le premier échantillon fécal positif de Bako.
La publication [6], actuellement en cours de relecture dans la revue Nature, est la première preuve d’une transmission du MPXV entre deux espèces mais il reste à démontrer si l’écureuil est un réservoir sauvage asymptomatique ou une espèce sensible pouvant contracter ce virus et le transmettre.
Cette étude est particulièrement importante pour la santé publique car les écureuils et les primates non humains sont chassés, commercialisés et consommés par l’Homme en Afrique (viande de brousse). Leendertz et al auront maintenant pour but d’identifier si d’autres réservoirs animaux du MPXV existent dans la faune sauvage africaine, notamment les écureuils) pour rompre le cercle vicieux d’une exposition humaine (par contact et ingestion) à l’origine des épidémies actuelles dont l’importance est liée à l'arrêt de la vaccination contre la variole en 1980 et à leur extension dans d’autres pays liée à des contaminations interhumaines chez les Hommes ayant des relations Sexuelles avec des Hommes (HSH) et ayant des partenaires multiples [1].
Fabian Leendertz, responsable de ces travaux et directeur fondateur de l'Institut Helmholtz est un vétérinaire allemand. Il est membre de l’Académie nationale de médecine et de l’Académie vétérinaire de France. Il avait participé à la séance biacadémique organisée par Jeanne Brugère-Picoux et Jean Luc Angot [8] sur le sujet de la surveillance des grands singes africains dans le cadre de la pandémie de COVID-19 [9].
Bibliographie
[1] Académie nationale de médecine. Variole du singe : zoonose et infection sexuellement transmissible (IST) [Internet]. Comm; 2022. Disponible ici
[2] Curaudeau M, Besombes C, Nakouné E, Fontanet A, Gessain A, Hassanin A. Identifying the Most Probable Mammal Reservoir Hosts for Monkeypox Virus Based on Ecological Niche Comparisons. Viruses. 11 mars 2023;15(3):727
[3] Reynolds MG, Carroll DS, Olson VA et al C. A Silent Enzootic of an Orthopoxvirus in Ghana, West Africa: Evidence for Multi-Species Involvement in the Absence of Widespread Human Disease. Am J Trop Med Hyg. 1 avr 2010;82(4):746‑54
[4] Ligon BL. Monkeypox: A review of the history and emergence in the Western hemisphere. Semin Pediatr Infect Dis. oct 2004;15(4):280‑7
[5] Qiu J. An animal source of mpox emerges — and it’s a squirrel. Nature. 17 avr 2025;640(8059):575‑6
[6] Leendertz F, Riutord-Fe C, Schlotterbeck J, Lagostina L, Kouadio L, Herridge H, et al. Fire-footed rope squirrels (Funisciurus pyrropus) are a reservoir host of monkeypox virus (Orthopoxvirus monkeypox) [Internet]. 2025 [cité 15 avr 2025]. Disponible ici
[7] Gogarten JF, Düx A, Gräßle T, Lumbu CP, Markert S, Patrono LV, et al. An ounce of prevention is better: Monitoring wildlife health as a tool for pandemic prevention. EMBO Rep. 7 juin 2024;25(7):2819‑31
[8] Brugère-Picoux J, Angot JL. Covid-19 et «une seule santé» : aspects médicaux, vétérinaires et environnementaux. Séance Bi-académique de l’Académie nationale de Médecine et de l’Académie Vétérinaire de France. 3 décembre 2020. Bull Académie Vét Fr [Internet]. 2021 [cité 16 avr 2025];174. Disponible ici
[9] Gillespie TR, Leendertz FH. COVID-19: protect great apes during human pandemics. Nature. 26 mars 2020;579(7800):497‑497

La production d’ammoniac NH3 est une des plus importantes synthèses de la chimie industrielle. On en produit en France moins de 700 000 tonnes alors que la production mondiale est de plus de 180 millions de tonnes. L’ammoniac est majoritairement utilisé pour fabriquer les engrais azotés : urée, nitrate d’ammonium ainsi que les explosifs civils et militaires par l’intermédiaire de l’acide nitrique mais aussi une foule d’applications : acrylonitrile, fluide réfrigérant, etc. En France, quatre usines le produisent. Elles sont situées près de Rouen, Le Havre, au sud de l’Alsace et en Seine et Marne. Cette dernière, située à Grandpuits vient d’ailleurs de cesser sa production. Toutes appartiennent à des groupes étrangers : norvégien et tchèque. L’hydrogène nécessaire à la production d’ammoniac provient majoritairement en France du gaz naturel et ces usines sont pénalisées par le coût du méthane qui fluctue en fonction de la situation internationale.
Au XIXème siècle les engrais azotés et l’acide nitrique étaient obtenus à partir du guano et du caliche d’Amérique du Sud. À la fin de ce siècle, les ressources étant susceptibles de se tarir ou l’approvisionnement d’être perturbé, il a fallu tenter d’obtenir l’ammoniac d’une autre manière. Les chimistes ont commencé à travailler sur la synthèse de l’ammoniac à partir de l’azote de l’air et de l’hydrogène. Malheureusement le diazote est une molécule où les deux atomes sont liés par une triple liaison et sa réactivité est très faible. C’est seulement en 1909 que le chimiste allemand, Fritz Haber, va réaliser la synthèse. La réaction est une réaction équilibrée et exothermique. Elle est donc favorisée par les hautes pressions et la basse température. Cette basse température est antinomique avec la cinétique de la réaction qui demande une température élevée, ce qui implique un catalyseur. De plus le faible rendement impose un important recyclage des gaz.
En 1919, Carl Bosch de la BASF met au point la synthèse industrielle. Elle est techniquement très complexe car elle nécessite une pression de plusieurs centaines de bars et plusieurs centaines de degrés. De plus, à ces températures et pressions, l’hydrogène et l’azote fragilisent le métal (d’où l’explosion du réacteur d’ammoniac à Mazingarbe le 1er mars 1972). Le premier réacteur industriel a d’ailleurs été réalisé par le fabricant de canons Krupp. Les difficultés techniques vont en partie être résolues et en 1918, 100 000 tonnes d’azote étaient consommées par le procédé Haber Bosch. Ceci a permis aux allemands de surmonter le blocus sur les minerais d’Amérique du Sud et de fabriquer les explosifs pendant la première guerre mondiale. Après la guerre, l’ammoniac allemand a permis de produire de grosses quantités d’engrais azotés. C’est pour cela que le 21 septembre 1921 (exactement 80 ans avant l'explosion, due à des nitrates d’ammonium, à l’usine AZF de Toulouse) un important stockage d’engrais contenant du nitrate d’ammonium a explosé détruisant la ville d’Oppau. Actuellement diverses sociétés produisent des réacteurs pour la synthèse de l’ammoniac. On peut citer les noms de Casale, Haldor Topsoe, Kellog, Brown and Root, etc. Ce sont des merveilles de technologie, beaux exemples d’application de la science du génie des procédés et de la métallurgie.
La production d’ammoniac étant vitale pour les engrais azotés et étant à l’origine d’une forte pollution, elle fait l’objet de nombreuses recherches que l’on peut classer en trois points :
Le premier consiste à séquestrer le CO2 produit ou à utiliser de l’hydrogène plus vert en remplaçant sa production à partir du charbon ou des hydrocarbures par de l’hydrogène provenant de l’électrolyse de l’eau voire l’hydrogène naturel.
Le deuxième point consiste en l’amélioration du catalyseur pour réaliser la synthèse dans des conditions plus douces en pression et en température. Les premiers catalyseurs étaient à base de fer. Diverses recherches montrent l’efficacité du ruthénium et plus récemment de complexes du lutécium.
Le troisième point correspond à divers essais susceptibles d’applications à très long terme du type : utilisation de plasma pour affaiblir la triple liaison azote-azote ou tenter d’imiter les plantes dont certaines comme les légumineuses sont capables d’absorber l’azote de l’air.
On constate que la synthèse de l’ammoniac réalisée depuis plus de cent ans fait toujours l’objet d’importantes recherches susceptibles de résoudre tous les problèmes économiques et environnementaux que sa production implique.
Alain Delacroix
Professeur honoraire, chaire "Chimie industrielle - Génie des procédés" du Conservatoire national des arts et métiers

Une proposition saugrenue et inquiétante du ministre de la santé américain Robert Kennedy Jr pour lutter contre la « grippe aviaire » aux États-Unis : laisser le virus se propager pour sélectionner des volailles immunisées.
Une telle proposition témoigne d’une méconnaissance totale de la panzootie de peste aviaire qui sévit actuellement aux États-Unis. Elle est due à un virus influenza A hautement pathogène (IAHP) qui provoque une septicémie rapidement mortelle pouvant atteindre l’ensemble du troupeau. Avec un taux de mortalité proche de 100% avec ces virus IAHP, il est utopique de vouloir garder les rares volailles survivantes pour sélectionner des sujets immunisés dans un système d’élevage avicole qui pratique le « tout dedans-tout dehors ».
Au contraire c’est favoriser l’extension de la maladie dans le pays. Ce virus ne connaît pas les frontières car il touche aussi les oiseaux sauvages qui favorisent sa propagation. L’arrêt des mesures sanitaires limitant la contamination des élevages aviaires serait une véritable catastrophe pour les éleveurs : pertes économiques par l’augmentation des élevages atteints et la mortalité animale, perte d’une sélection génétique dans certains élevages de reproducteurs (dont les lignées de grand-parentaux). Au niveau international, les produits avicoles ne pourraient plus être exportés.
Économiquement, les consommateurs seront également concernés. Actuellement les produits avicoles ont augmenté sur le marché américain notamment les œufs (d’où la nécessité d’en importer). Ce déficit s’accentuera obligatoirement pour les œufs comme pour la viande.
Même si actuellement il n’y a pas de risque de pandémie lié à un virus de la peste aviaire car il n’y a jamais eu de contamination interhumaine, il n’est pas souhaitable de favoriser la multiplication d’un virus qui peut muter et favoriser ainsi l’apparition de nouveaux variants.
Il faut espérer que la proposition désastreuse du ministre Robert Kennedy Jr ne sera pas appliquée.
Jeanne Brugère-Picoux
Professeur honoraire de pathologie médicale du bétail et des animaux de basse-cour (Ecole nationale vétérinaire d’Alfort), membre de l’Académie nationale de médecine, présidente honoraire de l’Académie vétérinaire de France
Texte publié le 27/03/25