Peiresc, «Le prince des curieux» (1580-1637)

Pierre Potier

Ingénieur
 

Nicolas Claude Fabri de Peiresc
Gravure par L. Vorsterman, 1646, d’après A. Van Dyck [1]

Nicolas-Claude Fabri de Peiresc a été surnommé le «prince des curieux» par son biographe et ami, l’astronome Pierre Gassendi. Cette heureuse formule capte bien l’essence de ce personnage fascinant, qui a passé sa vie à explorer, en ce début du XVIIe siècle, tous les domaines des connaissances humaines, les arts, l’histoire, les langues, les sciences.
1580 : Peiresc naît à Belgentier, près de Toulon, alors que la peste ravage Aix-en-Provence, où son père est magistrat. Son enfance est perturbée par les guerres de religion, particulièrement violentes en Provence. Brillant élève chez les jésuites, il part à dix-neuf ans faire le «voyage en Italie», passage obligé d’une éducation d’excellence. Il étudie à Padoue, parcourt le pays, fréquente l’élite intellectuelle, dont le savant Galilée et le futur pape Urbain VIII. Il assiste à Florence au mariage par procuration de Marie de Médicis et Henri IV, où il rencontre le peintre Rubens, âgé de vingt-trois ans, qui restera un ami fidèle. Après trois ans en Italie, il revient au pays et devient docteur en droit à Montpellier, puis voyage en Angleterre et dans les Flandres. A vingt-sept ans, il succède à son oncle comme conseiller au parlement de Provence à Aix, où il restera toute sa vie, en dehors d’un séjour de sept années à Paris où il est secrétaire du garde des Sceaux de Louis XIII. Il organise toute sa vie entre sa charge de magistrat, ses innombrables recherches humanistes et scientifiques, et son abondante correspondance.

L’homme de réseaux

Lettre de Peiresc à Gassendi [2]

Peiresc est un épistolier de haut vol : on lui compte dix mille lettres et cinq cents correspondants. Ce sont des gens de pouvoir comme Richelieu, le cardinal Barberini, des artistes comme le peintre Rubens, le poète Malherbe, des scientifiques comme Galilée, Gassendi, l’érudit Mersenne, les frères Dupuy, qui animent un cénacle de savants à Paris. Peiresc pouvait écrire jusqu’à quarante lettres par jour ! «Il regardait le monde entier comme sa famille», écrit Gassendi. Une famille qu’il n’a jamais eue au sens propre du terme car il ne s’est jamais marié.
Ses fonctions au parlement d’Aix amènent Peiresc à traiter avec les colonies, missions, comptoirs que la France possède en pays ottoman, les fameuses «Echelles du Levant» de François Ier. Dans ce vaste espace, Peiresc établit, à ses frais, un remarquable réseau d’agents, qui, sous ses instructions, recherchent, informent, achètent, expédient antiquités, livres, plantes, animaux. Ils sont soixante-dix-neuf, répartis dans une quinzaine de villes dont Constantinople, Alep, Damas, Jérusalem, Chypre, Alexandrie, Le Caire, Tripoli, Tunis, Alger. Ils sont missionnaires, capucins ou jésuites, consuls, marchands, capitaines de navire ou aventuriers comme Thomas d’Arcos : ce Français est capturé par des corsaires, vendu comme esclave, libéré deux ans plus tard, embauché par Peiresc à Tunis, puis converti à l’islam. C’est l’enfant terrible du groupe.

L’Empire ottoman, XVIe-XVIIe siècles [3]

L’humaniste

Peiresc est passionné d’antiquités romaines, grecques, égyptiennes. Les statues, vases, stèles, médailles, amulettes, pièces de monnaie, poids et mesures, momies, arrivent dans sa résidence d’Aix.
Il est grand amateur de livres et de manuscrits, en particulier de la période byzantine. Il affectionne les documents multilingues permettant d’améliorer la connaissance des langues. Il connaît l’hébreu, le samaritain, le syriaque, l’arabe et le copte. Sa bibliothèque, une des plus riches d’Europe, contiendra plus de cinq mille ouvrages et une centaine de manuscrits.
Il pense, avec raison, que le déchiffrement des hiéroglyphes, qui est l’une de ses passions, passe par l’étude du copte, la langue parlée en Egypte avant la conquête des Arabes. Il forme un groupe de «coptisants», pour lesquels il acquiert des manuscrits coptes, de préférence multilingues. C’est le début d’un long chemin chaotique qui aboutira à Champollion deux siècles plus tard.

Evangéliaire copte-arabe, 1165 [4]

La chasse aux manuscrits demande souvent opiniâtreté et patience. Ainsi celle du «psautier hexalpe». Ce recueil de psaumes en six langues (dont le copte) a été détecté dans un monastère en Egypte. Peiresc exulte et ne veut pas manquer cette perle. Il négocie l’échange du manuscrit contre un calice et un plat en argent. Le navire qui le transporte est attaqué par des corsaires et le précieux psautier disparaît. Après quelques fausses pistes, on le localise à Tripoli et Peiresc parvient à le racheter. L’ouvrage arrive enfin à Aix, mais on découvre alors que ce n’est pas le fameux psautier ! D’autres auraient renoncé à sa place, mais Peiresc mobilise à nouveau ses équipes. Quelques années plus tard, le véritable psautier réapparaît à Malte. Peiresc l’achète (une troisième fois !)… pour l’offrir au cardinal Barberini (après l’avoir copié probablement).
Peiresc chasse aussi les manuscrits sur le terrain de sa chère Provence. Il écrit un Abrégé d’histoire de la Provence. Il se fait musicologue et collabore avec son ami Mersenne, qui écrit un monumental ouvrage sur la musique dont il financera la publication ; il lui envoie des instruments, des dessins, des partitions de Provence et d’Orient, dont un chant de galérien ! Son agent d’Arcos n’est pas tendre pour les chants turcs : «cela ressemble aux sifflets qu’usent en France les chasseurs de pourceaux».
Peiresc fustige ceux qui «se contentent de collectionner les antiquités pour la garniture de leurs armoires». A contrario, sa bibliothèque et son cabinet sont de vrais fouillis. Les livres et les manuscrits s’entassent en piles parmi les statues, bas-reliefs, momies, animaux empaillés, où déambulent ses chats ! Ce n’est pas une exposition, mais un lieu de travail. Il acquiert objets et manuscrits, non pour les exhiber, mais pour les étudier et stimuler d’autres recherches.

Galerie Médicis au Louvre [5]

Peiresc vit aussi dans son temps et se révèle grand amateur d’art contemporain. Son «musée» contiendra deux cents peintures. Il est un farouche partisan du peintre Caravage.
Il convainc la reine Marie de Médicis de faire appel à son ami Rubens pour la série de vingt-et-une toiles géantes à la gloire des Médicis. Il règle les détails du contrat et discute la composition des tableaux (aujourd’hui au Louvre).
 

L’homme de science

A l’exception notable des mathématiques, aucun domaine scientifique n’échappe à la stupéfiante vitalité intellectuelle de notre érudit. Son champ de recherches couvre la botanique, l’anatomie, la zoologie, la météorologie, l’hydrologie, les marées, le magnétisme, la géologie, l’astronomie.
Il acclimate des dizaines de plantes exotiques dans le jardin de son château de Belgentier : le jasmin jaune d’Inde, le papyrus d’Egypte, la tulipe de Turquie (avant la tulipomanie hollandaise). Il cultive plus de soixante espèces de pommiers et vante les mérites de la pomme reinette dans une lettre à un prieur. Il crée une variété d’olives dites «cannelées». Il développe une pharmacopée provençale.
Peiresc aime les chats, de toutes races : persans, abyssins, syriens. Il introduit le chat d’Angora (ancien nom d’Ankara en Turquie) et en fait l’élevage. On raconte qu’ils sont les vrais gardiens de sa bibliothèque !

Dessin de l’alzaron figurant dans les manuscrits de Carpentras [6]

Il étudie les animaux exotiques : un forain passe à Aix avec un alzaron, une antilope de Nubie aujourd’hui disparue. Peiresc reçoit chez lui l’homme et la bête, la fait mesurer et dessiner. Il apprend le passage d’un éléphant à Toulon ; il s’y précipite, le mesure, évalue sa masse, étudie sa denture et conclut que la «dent de géant» de Tunis que cherche à lui vendre d’Arcos (encore lui) n’est autre qu’une molaire d’éléphant. Il montre que les caméléons se nourrissent en projetant la langue «à la façon d’un javelot». Il expérimente un des premiers microscopes. Il étudie les papillons et découvre que la prétendue «pluie de sang» qui s’est abattue sur Aix en 1608 n’est autre que le liquide rouge produit lors de la mue d’une chenille. Il dispose d’un laboratoire de dissection et il s’est longuement intéressé au mécanisme de la vision. Il montre le rôle des valvules cardiaques. Il détermine l’origine des fossiles, explique le fonctionnement de la fontaine de Vaucluse, travaille sur le canal Aix-Marseille. Cet inventaire époustouflant est loin d’être exhaustif. Abordons maintenant le domaine scientifique où ce «touche-à-tout» génial s’est le plus investi.

L’astronome

Peiresc installe un observatoire sur le toit de son hôtel de Callas (aujourd’hui disparu), d’où il domine toute la ville. Il anime un groupe d’une petite dizaine d’«astronomes provençaux», dont les figures de proue sont Joseph Gaultier et surtout Pierre Gassendi, évêque de Digne, l’ami proche qui vient souvent en voisin participer aux expériences et observations de Peiresc.

Les satellites de Jupiter [7]

Début 1610, coup de tonnerre dans le monde de l’astronomie : Galilée annonce avoir observé quatre satellites tournant autour de Jupiter. C’est clairement de l’eau au moulin des partisans de Copernic et de l’héliocentrisme. Peiresc s’empresse d’acquérir plusieurs exemplaires de cette lunette hollandaise que Galilée vient d’utiliser. Avec ses amis, il détecte les quatre satellites et admire la régularité de leur «ballet incessant». Il note leurs positions angulaires, six fois par jour, jusqu’en 1612 ! Il déduit leurs temps de révolution autour de Jupiter, avec une meilleure précision que Galilée. Son ami, le Flamand Wendelin, qui habite non loin de là, à Forcalquier, montrera que ses résultats respectent les lois de Kepler, ce qui donne à celles-ci une portée universelle. Peiresc eut l’idée séduisante d’utiliser la «belle horloge» des satellites de Jupiter pour mesurer la longitude en mer ; mais il doit y renoncer devant la difficulté pratique à manier une lunette astronomique sur un navire.
Il décide alors de travailler sur les mesures de longitudes des cartes de la Méditerranée, qui n’ont pas beaucoup évolué depuis Ptolémée et dont les marins se plaignent. La différence de longitudes entre deux lieux est donnée par la différence des heures locales entre ces deux lieux. Peiresc projette de se servir de l’éclipse de Lune du 27 août 1635 comme top de synchronisation, car elle sera visible simultanément sur tout le pourtour méditerranéen. En chaque lieu, au moment de l’éclipse, un observateur notera l’heure locale, en mesurant la hauteur des étoiles au-dessus de l’horizon. La différence d’heures locales entre deux points donne l’écart de longitudes entre ces deux points.

Carte de la Méditerranée, Verrazano, 1524 [8]

Peiresc commence la planification de cette vaste «opération longitudes» sept ans en amont. Il s’assure de l’appui de l’Eglise en la personne du cardinal Barberini, neveu du pape. Il recrute son réseau d’observateurs principalement parmi les jésuites et les capucins, des gens éduqués qu’il motive par des arguments scientifiques et religieux et quelques gratifications. Les lieux concernés sont Alep, Carthage, Malte, Tunis, Padoue, Venise, Naples, Rome, Digne, Aix. Peiresc organise une véritable école d’astronomie à Aix, où chaque observateur vient se former. Il établit un protocole expérimental strict, totalement inédit à cette époque : les instruments doivent être calibrés à l’avance, notamment pour la mesure de l’heure locale.
L’expérience, qui est une première du genre, s’avère un grand succès. Il y a certes quelques données incomplètes et même manquantes (encore d’Arcos !) mais le résultat global est spectaculaire : l’écart de longitudes de la mer Méditerranée est de 42° et non de 60° comme les cartes l’indiquaient. Conséquence : la mer Méditerranée est raccourcie de mille kilomètres !

Gravure de la Lune par Mellan [9]

Peiresc envisage déjà d’améliorer la précision pour la prochaine éclipse, en multipliant les mesures de l’heure locale à différents points du transit de l’ombre sur les cratères de la Lune. Il veut donc faire une carte précise de ces cratères. Il est alors loin d’imaginer qu’un de ces cratères portera son nom trois siècles plus tard ! Il engage le graveur Claude Mellan, qui met l’œil à la lunette, au sommet de la montagne Sainte-Victoire en compagnie de Peiresc et Gassendi, un soir de septembre 1636. Mellan réalise les dessins et grave, en taille-douce, trois cartes de la Lune. Le projet s’arrêtera là en raison du décès de Peiresc.
Peiresc a quelques autres «premières» à son palmarès d’observateur du ciel : une nova en 1604, la nébuleuse d’Orion en 1610, et le premier amas d’étoiles découvert à la lunette, l’amas de la Crèche, en 1611.
Peiresc a renoncé à publier ses résultats sur les satellites de Jupiter pour ne pas nuire à Galilée, ami admiré et respecté. Lorsque Galilée est condamné, Peiresc, d’abord incrédule, prend à cœur sa défense, d’autant qu’il est viscéralement opposé à l’Inquisition : «Les gens de l’Inquisition sont des bêtes indignes de l’humanité», a-t-il écrit. Il envoie plusieurs lettres au cardinal Barberini, lui demandant d’implorer son oncle, le pape Urbain VIII, de se montrer clément. Il compare la punition de Galilée à celle de Socrate. Il invoque même comme excuse une erreur de Galilée : celui-ci a voulu prouver la rotation de la Terre par une théorie des marées, qui s’avère manifestement fausse. Mais ni les arguments, ni les cadeaux n’ébranlent le cardinal. Galilée témoigne de sa reconnaissance envers Peiresc dans une lettre touchante. Avec un certain courage, celui-ci organise en Allemagne la publication d’une édition latine du Dialogue, l’ouvrage qui a fait condamner Galilée, pour en assurer la diffusion en Europe.

«Un bougre comme lui»

«Le prince des curieux» s’éteint le 24 juin 1637. Il a maintenu vivace sa flamme jusqu’à la fin : la veille de sa mort, il dicte une lettre à son frère pour lui demander de faire traduire et imprimer un manuscrit éthiopien.
Sa disparition déclenche une vague d’émotion dans toute l’Europe savante. Le livre d’éloges produit par ses amis de Rome contient des hommages en quarante langues.
Par de nombreux côtés, Peiresc a été un homme de science, rigoureux, attaché à la recherche du vrai par l’observation et l’expérience. Mais comme il était d’usage à cette époque, il suivait aussi avec intérêt, sans les rejeter, les histoires de sorcières, de monstres marins et autres croyances moyenâgeuses. La révolution scientifique ne faisait que commencer et il en était un des pionniers.
Il a été chercheur prolifique, mais aussi inspirateur, organisateur, mécène.
Il n’a jamais rien publié et on ne sait pas pourquoi. Les quarante mille pages de ses notes personnelles et ses milliers de lettres (du moins celles qui n’ont pas été perdues par des héritiers négligents), encore largement inexplorées, peuvent donner de nouvelles clés sur cet homme exceptionnel et son époque. Sa prodigieuse activité intellectuelle et sa personnalité ont été et seront encore une source d’inspiration, comme ce fut le cas pour Paul Cézanne, un autre Aixois : «Ça revigore de se rappeler, quand la besogne flanche, qu’il y a à côté de vous, dans la même ville, un bougre comme lui».

 

[1] Nicolas Claude Fabri de Peiresc. Gravure par L. Vorsterman, 1646, d’après A. Van Dyck. CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons.
[2] BnF. Département des Manuscrits. Français 12772
[3] Original: lynxxxDerivative: باسم, Public domain, via Wikimedia Commons
[4] BnF. Département des Manuscrits. Copte 16
[5] Matt Biddulph, CC BY-SA 2.0, via Wikimedia Commons.
[6] Avec l’aimable autorisation des Amis du planétarium d’Aix-en-Provence (APAP).
[7] Jan Sandberg, Attribution, via Wikimedia Commons.
[8] Hieronymus Verrazano, Public domain, via Wikimedia Commons.
[9] The MET (New York), Public Domain.

Bibliographie
Cheny A.-M., Une bibliothèque byzantine : Nicolas-Claude Fabri de Peiresc et la fabrique du savoir, Champ Vallon Editions, 2015.
Georgelin Y., Arzano S., Les astronomes érudits en Provence: Peiresc et Gassendi Conférence des Amis de Peiresc
J. Tolbert, divers articles.
Mersenne, Correspondances