Le cerf de Virginie, réservoir du Sars-CoV-2 ?

Jeanne Brugère-Picoux

Professeur honoraire de pathologie médicale du bétail et des animaux de basse-cour (Ecole nationale vétérinaire d’Alfort), membre de l’Académie nationale de médecine, présidente honoraire de l’Académie vétérinaire de France
 

cerf de Virginie

Pendant l’année 2021, le cerf de Virginie (Odocoileus virginianus) a fait l’objet de plusieurs études témoignant du risque lié à un réservoir animal potentiel du Sars-CoV-2, voire de mutation de ce virus chez l’animal pouvant compromettre la protection immunitaire vaccinale ou naturelle chez l’Homme. Ces études ont été principalement réalisées aux Etats-Unis, où cette espèce est trop abondante et parfois très répandue près des zones urbaines.

Sensibilité du cerf de Virginie démontrée expérimentalement en 2021

En premier lieu, ce fut une étude expérimentale réalisée aux Etats-Unis par Palmer et al. [1] sur la sensibilité de ce cerf de Virginie, que l’on pouvait suspecter du fait des similitudes entre l’ACE2 de ce cerf et celle de l’Homme. Quatre jeunes faons ont été inoculés par la voie intranasale avec une souche de Sars-CoV-2. Les symptômes de ces quatre faons ont été discrets mais ils ont montré une excrétion virale qui a permis de contaminer deux autres faons (non inoculés) par contact [1].

Premières publications à la fin de l’année 2021 de la forte contamination par le Sars-CoV-2 du cerf de Virginie aux Etats-Unis

A la suite de cette expérience, l’équipe de Chandler a proposé, en janvier 2021, de lancer un programme pilote pour surveiller des cerfs de Virginie dans le cadre du programme de surveillance des agents pathogènes dans la faune sauvage du département américain de l’Agriculture [2]. L’étude a concerné des cerfs de Virginie vivant à l’état sauvage dans quatre Etats (Michigan, Pennsylvanie, Illinois et New York) avant et après la pandémie, soit 385 sérums prélevés de janvier à mars 2021. 239 sérums prélevés pendant la période prépandémique et le début de la pandémie de 2011 à 2020 (dont 182 sérums datant de 2018 à 2020) dans le cadre officiel du programme américain d’épidémiosurveillance de la faune sauvage ont été aussi étudiés pour comparer les résultats obtenus. Un fort taux d’anticorps neutralisants a été observé chez 152 cervidés prélevés en 2021 (soit 40% des animaux testés).
Cette étude de Chandler correspond à des données sérologiques et non à l’isolement du virus. Le premier isolement du Sars-CoV-2 chez un cerf de Virginie dans l’Ohio a été annoncé aux médias le 27 août 2021 par le département de l’Agriculture du Gouvernement américain (USDA) [3].

A la suite des premiers résultats de l’équipe de Chandler, Kuchipudi et ses collaborateurs [4] ont recherché aussi l’ARN du Sars-CoV-2 dans les ganglions lymphatiques rétropharyngés de 283 cerfs de Virginie (151 vivant en liberté et 132 en captivité) d’avril 2020 à janvier 2021 dans l’Iowa : 94 échantillons se sont révélés positifs, soit 32,2%. Les premiers échantillons de 2020 (7 en avril, 4 en mai, 4 en juin) se sont révélés négatifs, puis progressivement les pourcentages d’animaux positifs ont augmenté (2 sur 39 en septembre soit 5%, 4 sur 66 en octobre soit 6%, 22 sur 55 en novembre soit 29%, 61 sur 75 en décembre soit 81%, puis l’ensemble des 5 échantillons de janvier 2021). Pour la première fois, la possibilité d’une persistance du virus dans la faune sauvage par transmission intra-espèce pouvant représenter un risque pour l’Homme en retour est alors évoquée chez le cerf de Virginie.

Une autre étude a permis de montrer la sensibilité et la transmission du Sars-CoV-2 chez le cerf de Virginie adulte après une inoculation expérimentale avec la souche virale sévissant aux Etats-Unis (Sars-CoV-2/human/USA/WA1/2020) ou le virus variant alpha [5]. Une transmission par contact avec des animaux témoins ainsi que la possibilité d’une transmission verticale (de la mère au fœtus) ont été démontrées.

Une enquête a été aussi réalisée au Texas sur 54 échantillons sanguins provenant de cerfs de Virginie prélevés entre janvier et février 2021 [6]. Les chercheurs ont découvert des anticorps neutralisants chez 20 cervidés, soit 37% des animaux prélevés. Les cerfs mâles (15 individus) étaient plus atteints que les femelles (5 individus). Il y avait une forte différence selon l’âge des animaux testés : le taux le plus élevé a été observé dans le groupe de cerfs âgés d’un an et demi (82%) mais le faible nombre d’animaux testés (11 dont 9 positifs) ne permet pas de conclure.

Enfin, une étude plus récente acceptée par la revue scientifique Nature (Hale et al. [7]) confirme cette fréquente infection du cerf de Virginie aux Etats-Unis dans le nord-est de l’Ohio après la première identification du virus dans cette espèce fin août 2021 [3] et le risque d’un réservoir animal sauvage du Sars-CoV-2. Dans cette étude, le virus Sars-CoV-2 a été détecté par rRT-PCR chez 129 individus à partir de 360 écouvillonnages nasaux réalisés entre janvier et mars 2021 sur neuf sites différents dans l’Ohio. Plus du tiers (35,8%) des animaux testés ont été positifs, avec des variations de 13,5% à 70% dans les neuf sites. Les quatre sites les plus infectés correspondaient à la partie nord de la zone échantillonnée, qui était adjacente à des zones urbaines présentant les densités les plus élevées de population humaine.
Il a été possible d’étudier le génome complet de 14 virus isolés entre le 26 janvier 2021 et le 25 février 2021 sur six sites parmi les neuf étudiés. Il a été aussi possible d’isoler deux virus Sars-CoV-2 viables dans les échantillons collectés, témoignant de la possibilité d’une transmission inter-espèces dans la population de cerfs.
Par ailleurs, il faut noter que les prélèvements sur les cerfs ont été réalisés environ six semaines après le pic de la pandémie de l’hiver 2020-2021 dans l’Ohio, qui a été dominée par la souche virale B.1.2. (plus de 50% des cas humains). Ils ont ont permis d’identifier trois souches virales de Sars-CoV-2 (B.1.2, B.1.582 et B.1.596, dont aucune ne correspond à un virus variant préoccupant). La lignée virale B.1.2. a été détectée sur quatre sites. Un autre lignée mineure, B.1.596 (correspondant à 11% des virus humains), a été identifiée dans sept échantillons de cerfs sur un site. Une lignée plus rare, B.1.582 (environ 1% des virus humains), a été identifiée dans deux échantillons de cerfs sur un autre site. Les virus variants alpha (B.1.1.7) et delta (B.1.617.2) n’ont pas été détectés car ils se sont propagés dans la population humaine seulement après février 2021.
Cette étude a permis de conclure à une contamination probable d’origine humaine mais aussi par la suite à une infection active ou récente des cervidés lors de la grande vague de l’hiver dernier. Il s’agit d’une alerte sur le risque de transmission du virus de la Covid-19 par l’Homme à une espèce animale sauvage lorsque celle-ci est proche de zones urbaines. La forte prévalence observée témoigne aussi d’un risque de persistance du virus au sein d’une espèce sensible, voire d’une mutation virale pouvant être préoccupante, et nécessite de surveiller le cerf de Virginie comme d’autres espèces animales dont on connaît la sensibilité. Ces programmes de surveillance de la santé humaine, de la santé animale et de l’environnement s’avèrent essentiels dans le contexte «Une seule santé» pour contrôler la pandémie qui sévit actuellement pour éviter une contamination en retour de l’Homme à partir d’un réservoir animal.

Le CDC d’Atlanta (ou plus exactement l’ensemble des «Centers for Disease Control and prévention» des Etats-Unis) recommande des mesures de biosécurité vis-à-vis de la faune sauvage pouvant être suspecte d’une infection par le Sars-CoV-2 [8]).

Cerfs de Virginie au Canada

C’est vraisemblablement à la suite des publications américaines ci-dessus que le Canada a entrepris de surveiller les cerfs de Virginie sur son territoire. Les premiers résultats obtenus au Québec ont permis de découvrir pour la première fois trois animaux positifs sur les 156 premiers prélèvements réalisés entre le 6 et le 8 novembre 2021 [9]. Ces animaux ne présentaient aucun symptôme et une surveillance concernant 2700 cervidés est prévue sur le territoire canadien. Cette surveillance est aussi prévue chez d’autres espèces de la faune sauvage (martres, belettes, loutres, ratons laveurs et mouffettes) qui, jusqu’à présent pour les 900 échantillons testés, ne se sont pas révélées positives.

Conclusion

Il s’agit d’une alerte sur le risque de transmission du virus de la Covid-19 par l’Homme à une espèce animale sauvage lorsque celle-ci est proche de zones urbaines. La forte prévalence observée témoigne aussi d’un risque de persistance du virus au sein d’une espèce sensible, voire d’une mutation virale pouvant être préoccupante, et nécessite de surveiller le cerf de Virginie comme d’autres espèces animales dont on connaît la sensibilité.

 

[1] Palmer MV, Martins M, Falkenberg S, Buckley A, Caserta LC, Mitchell PK, et al. Susceptibility of White-Tailed Deer (Odocoileus virginianus) to SARS-CoV-2. Gallagher T, éditeur. J Virol [Internet]. 10 mai 2021 [cité 3 juill 2021];95(11). Disponible sur : https://journals.asm.org/doi/10.1128/JVI.00083-21.
[2] Chandler JC, Bevins SN, Ellis JW, Linder TJ, Tell RM, Jenkins-Moore M, et al. SARS-CoV-2 exposure in wild white-tailed deer (Odocoileus virginianus). Proc Natl Acad Sci. 23 nov 2021;118(47):e2114828118.
[3] Agence Reuters. U.S. reports world’s first deer with COVID-19. 2021.
[4] Kuchipudi SV, Surendran-Nair M, Ruden RM, Yon M, Nissly RH, Nelli RK, et al. Multiple spillovers and onward transmission of SARS-Cov-2 in free-living and captive White-tailed deer (Odocoileus virginianus) [Internet]. Microbiology. 2021 nov [cité 3 nov 2021]. Disponible sur : http://biorxiv.org/lookup/doi/10.1101/2021.10.31.466677.
[5] Cool K, Gaudreault NN, Morozov I, Trujillo JD, Meekins DA, McDowell C, et al. Infection and transmission of ancestral SARS-CoV-2 and its alpha variant in pregnant white-tailed deer [Internet]. Microbiology. 2021 août [cité 2 sept 2021]. Disponible sur: http://biorxiv.org/lookup/doi/10.1101/2021.08.15.456341.
[6] Palermo PM, Orbegozo J, Watts DM, Morrill JC. SARS-CoV-2 Neutralizing Antibodies in White-Tailed Deer from Texas. Vector-Borne Zoonotic Dis [Internet]. 10 déc 2021 [cité 14 déc 2021]; Disponible sur : https://www.liebertpub.com/doi/full/10.1089/vbz.2021.0094.
[7] Hale VL, Dennis PM, McBride DS, Nolting JM, Madden C, Huey D, et al. SARS-CoV-2 infection in free-ranging white-tailed deer. Nature [Internet]. 23 déc 2021 [cité 30 déc 2021]; Disponible sur : https://www.nature.com/articles/s41586-021-04353-x.
[8] CDC Atlanta. Reducing the Risk of SARS-CoV-2 Spreading between People and Wildlife.
[9] ProMED-mail. Coronavirus Disease 2019 Update (413): Animal, Canada, Wild Deer [Internet]. ProMED. 2021 [cité 3 janv 2022]. Disponible sur : https://www.cbc.ca/news/science/covid-white-tailed-deer-quebec-1.6269947.