Recommandation concernant la condition du chercheur scientifique : réflexions pour une modification du texte adopté par l’Unesco en 1974

Jean-François Cervel

Commission nationale française pour l’Unesco, IGAENR
 

Quelques éléments factuels de contexte

Qu’est-ce qu’un chercheur scientifique aujourd’hui ? Quels changements depuis 1974 ? En 40 ans, des changements profonds sont intervenus.

Eléments quantitatifs

La chaîne de la R&D, Recherche-Développement-Technologie (Technology Readiness Level, TRL) a pris une importance considérable avec de nombreux acteurs sur tous ses segments, depuis la recherche la plus fondamentale jusqu’aux développements à vocation économique, acteurs ayant des profils et des statuts divers : ingénieurs, ingénieurs de recherche, chercheurs…, ce qui pose la question de la complémentarité entre ces différents profils et leur place dans les différentes institutions qui les emploient.
Evolutions quantitatives : il y a environ 8 millions de chercheurs aujourd’hui dans le monde (chiffre du dernier rapport de l’Unesco sur la science sorti en 2015. Les derniers chiffres dans ce rapport sont souvent de 2012 ou 2013). Depuis 2007, leur nombre a augmenté de 21%.
Cette croissance a pour conséquence une forte augmentation (le rapport de l’Unesco dit « une explosion ») du nombre des publications scientifiques.
L’Union européenne reste leader mondial pour le nombre de chercheurs, avec 22,2%, suivie par la Chine (19,7%), qui a dépassé les Etats-Unis (16,7%), le Japon (8,5%), la Fédération de Russie (5,7%). Ces cinq premiers représentent donc près de 73% du total. Mais la population des chercheurs scientifiques s’accroît dans tous les pays et la part des cinq premiers diminue.
Avec des taux pouvant atteindre près de 8 chercheurs pour 1000 habitants dans certains pays (Finlande, Israël), 6 à 7 au Danemark, à Singapour, en Corée (6,5), 5,1 au Japon, autour de 4 dans différents pays : Allemagne (4,3), France (4,1), Royaume-Uni (4,1), Etats-Unis (4).
En pour mille de la population active : Finlande 14,8, Corée 11,5, Japon 10, Suède 9,8, Etats-Unis 9,1, France 8,8, Allemagne 7,9…
Il y a plus de scientifiques vivants qu’il n’y en a eu auparavant dans l’histoire de l’humanité. C’est l’un des éléments de caractérisation de la fameuse « société de la connaissance » dont on parle tant.

Mobilité et concurrence

La mobilité géographique, la mobilité institutionnelle, la mobilité entre le secteur public et le secteur privé se sont fortement développées au cours des quatre dernières décennies.
Avec une part croissante de chercheurs dans le secteur privé, dans les entreprises, et un croisement fort entre l’économie et la recherche, dans un mouvement complexe amont-aval/aval-amont, tous les pays ayant fait de l’innovation et donc du soutien à l’innovation un axe déterminant de leur politique. Alors que les logiques, les objectifs et les modalités d’action des chercheurs « académiques » et des chercheurs en entreprise sont différents avec, d’un côté, une logique de publication dans un contexte de compétition-collaboration (on parle quelquefois de « coopétition ») entre les institutions et entre les personnes, et de l’autre, une logique de protection dans un contexte de concurrence économique (brevets, licences…).
Avec une concurrence forte sur le marché mondial des personnels scientifiques entre les établissements, les laboratoires, les entreprises, les pays. La compétition pour attirer ces travailleurs qualifiés du plus haut niveau s’accentue même si les mouvements sont différents au fil du temps, depuis les années soixante du XXe siècle. Ainsi le phénomène du brain drain, qui a entraîné notamment le fameux facteur CI (chinois-indiens) dans la Silicon Valley, a été suivi par des politiques de « retour au pays » conduites par la Chine, l’Inde ou d’autres.
Ce mouvement se poursuit si on regarde les flux de doctorants à l’international. Il est à noter que plus de la moitié sont en science et science de l’ingénieur. Dans ces disciplines, la moitié sont aux Etats-Unis, 10% au Royaume-Uni et 7% en France, les trois premiers pays d’accueil (voir rapport Unesco, chapitre Innovation).
Très grosse compétition pour trouver des places dans les entreprises américaines (cf. loterie pour obtenir les visas). Mais on constate aussi une augmentation des flux de retour vers les pays d’origine, qui développent souvent des politiques d’attractivité pour inciter leurs nationaux à revenir.

Institutions et statuts

Avec une affirmation de plus en plus forte des universités comme acteurs globaux à l’échelle mondiale (voir article de Patrick Aebischer, président de l’EPFL : « Universities: increasingly global players » : l’université de demain sera une entreprise globale à multi-niveaux, avec un site central et plusieurs antennes à travers le monde mises en œuvre avec des partenaires stratégiques ; elle aura une forte présence en ligne).
Avec, évidemment, un débat sur les statuts de ces personnels, avec les logiques opposées du contrat qui est le modèle anglo-saxon et les statuts de fonctionnaires de l’Etat tels qu’on peut les connaître en France. Le modèle contractuel se développe largement, avec une logique de concurrence et de politiques d’attractivité (qualité des équipes, de l’environnement de travail, rémunérations…) et, notamment lorsque les circonstances budgétaires sont plus difficiles, le développement de la précarité des post-doctorants (ils ont augmenté de 150% aux Etats-Unis entre 2000 et 2012).

Quelques éléments pour la France

Les chiffres pour la France sont, en 2012, de 260 000 chercheurs (en ETP), dont environ 157 000 en entreprises (dont environ 13% titulaires d’un doctorat), et près de 103 000 dans le secteur public : chercheurs des EPST et des EPIC, enseignants-chercheurs, ingénieurs de recherche (5%), doctorants rémunérés (12%). Pour un total de personnels employés dans la R&D de 412 000 (38% de personnels de soutien). En 20 ans, entre 1992 et 2012, le personnel total employé dans la R&D est passé de 291 000 à 412 000 (+40%), le personnel chercheur de 139 000 à 260 000 (+86%) en ETP.
Pour ce qui concerne le secteur public, en dépit de l’apparente unité donnée par le statut de fonctionnaire ou d’agent public de l’Etat, forte spécificité, mais aussi diversité et complexité. Il y avait en 2012-2013 plus de 20 000 professeurs et plus de 36 000 maîtres de conférences, toutes disciplines confondues, dans la catégorie des enseignants-chercheurs, environ 17 000 chercheurs (DR et CR) en EPST (CNRS, Inra, Inserm, IRD, Inria, Ined…) et l’équivalent dans les EPIC (CEA, Cnes, BRGM, Ifremer….). Forte particularité des statuts, notamment celui totalement spécifique des enseignants-chercheurs des établissements d’enseignement supérieurs.

Il faut donc tenir compte de ces changements profonds et encore en cours de développement pour réfléchir sur la modification de la recommandation de l’Unesco sur la condition du chercheur scientifique.