L’encéphalite à tiques : une zoonose ancienne émergente ? Première description d’un foyer de contamination d’origine alimentaire en France

Jeanne Brugère-Picoux

Professeur honoraire de pathologie médicale du bétail et des animaux de basse-cour (Ecole nationale vétérinaire d’Alfort), membre de l’Académie nationale de médecine, présidente honoraire de l’Académie vétérinaire de France
 
encéphalite à tiques et fromages

Apparition d’un foyer d’encéphalite à tiques dans l’Ain

L’annonce, le 28 mai 2020, d’un foyer de cas d’encéphalite à tiques (EAT) confirmés (10 cas, dont un décès qui ne semble pas être directement lié à cette virose) ou probables chez 26 habitants dans l’Ain par l’Agence régionale de santé Auvergne-Rhône-Alpes et la préfecture de l’Ain a surtout surpris par le caractère exceptionnel de l’origine de l’infection : des fromages au lait cru de chèvre d’une exploitation agricole du bassin d’Oyonnax (ces produits auraient été consommés par au moins 50% des personnes malades). En effet, l’EAT est l’une des zoonoses virales les plus importantes transmises par la morsure d’une tique infectée. Elle est due à un flavivirus (Tick Borne Encephalitis virus ou TBEV). Il existe trois sous-types principaux de TBEV (européen, sibérien et extrême-oriental), le sous-type européen étant transmis principalement par la tique Ixodes ricinus (Ixodes persulcatus transmettant les autres sous-types). La transmission alimentaire par la consommation d’un lait ou d’un produit laitier non pasteurisé provenant d’un ruminant infecté, considérée comme rare, n’avait jamais été décrite en France [1] jusqu’à cette suspicion récente. Exceptionnellement, une contamination au laboratoire par piqûre ou par aérosols est également possible.

Aspects cliniques de l’encéphalite à tiques chez l’Homme

Comme dans le cas d’une autre flavivirose due à l’agent de l’encéphalomyélite ovine (ou louping ill), proche du TBEV, l’encéphalite à tiques est asymptomatique dans 75% des cas. Lorsqu’il y a des symptômes, on observe une évolution biphasique caractéristique. Après une période d’incubation d’environ 8 jours, la première phase clinique se traduit par des symptômes non spécifiques de type grippal pendant 2 à 4 jours (hyperthermie, fatigue et douleurs musculaires). Ces symptômes avaient amené les médecins à suspecter la Covid-19 dans l’Ain. Puis, après une semaine asymptomatique, des troubles nerveux peuvent apparaître chez le tiers des malades, variant d’une méningite modérée à une encéphalite sévère ou une méningo-encéphalo-myélo-radiculite. Le taux de mortalité varie de 1 à 2% avec la souche européenne de TBEV. Les séquelles neurologiques (troubles cognitifs) peuvent être observées chez près de 10% des malades.

Encéphalite à tiques : maladie en augmentation constante en Europe

De 1990 à 1994, on a pu observer une augmentation des cas d’EAT dans les pays de l’espace économique européen, peut-être du fait d’une surveillance accrue, puis de 1995 à 2009, une certaine stabilité avec 2000 à 4000 cas déclarés par an [2]. En 2012, la maladie accompagnée de troubles neurologiques est devenue à déclaration obligatoire dans l’Union européenne. Une enquête concernant l’EAT a été réalisée sur 2012 à 2016 en Europe [3] : 23 pays de l’Union européenne ont déclaré 12 500 cas d’EAT (l’Irlande et l’Espagne ne déclarant aucun cas), dont 93% ont été confirmés (11 623) et 7% probables (783). Les Pays-Bas ont déclaré des cas à partir de 2016. Deux pays (République tchèque et Lituanie) ont représenté 38,6% de tous les cas signalés, malgré un effectif ne représentant que 2,7% de la population sous surveillance. Le taux annuel de notification a fluctué entre 0,41 cas pour 100 000 habitants en 2015 et 0,65 en 2013 sans modification significative. La Lituanie, la Lettonie et l’Estonie avaient les taux de notification les plus élevés avec respectivement 15,6, 9,5 et 8,7 cas pour 100 000 habitants. Au niveau infranational, six régions avaient des taux de notification annuels moyens supérieurs à 15 cas pour 100 000 habitants, dont cinq dans les pays baltes. Environ 95% des cas ont été hospitalisés et le taux de mortalité global était de 0,5%. Sur les 11 663 cas signalés avec des informations sur le statut d’importation, 156 (1,3%) ont été déclarés importés. Moins de 2% des cas avaient reçu deux doses ou plus de vaccin contre l’EAT.

Le dernier rapport du Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (ECDC, 2019) [4] annonce les premiers cas d’EAT décrits au Danemark et 3212 cas d’EAT en Europe en 2018, dont 96,3% ont été confirmés (25 en France). Une recherche du TBEV et du virus de l’encéphalomyélite ovine (Louping ill virus ou LIV) réalisée entre 2018 et 2019 sur 1309 cervidés en Angleterre et en Ecosse a permis de démontrer que le TBEV était aussi présent au Royaume-Uni [5].

Les pays les plus touchés ont été la Lituanie, la Slovénie et la République tchèque avec respectivement 13,6, 7,4 et 6,7 cas pour 100 000 habitants, alors que la moyenne européenne était de 0,6 pour 100 000 comme dans les trois années précédentes. En comparant avec les données de 2017, le nombre de cas déclarés a doublé en Slovaquie et a augmenté de 22,4% en Allemagne. Dans les régions endémiques, la vaccination a permis d’observer une diminution du nombre des cas (de 23,2% en Lituanie en 2018).

Plusieurs pays avaient signalé l’augmentation des cas d’EAT sur leur territoire, notamment la Suisse qui, de 100 cas annuels déclarés ces cinq dernières années a notifié 251 cas à la fin du mois d’octobre 2019 [6].

En France, depuis 1968 avec la description du premier cas humain, on a surtout observé une dizaine de cas par an en région alsacienne puis, à partir de 2003 un ou deux cas en Haute-Savoie et, en 2006, un premier cas dans le Sud-Ouest (soit 1 cas pour 100 000 habitants). Une augmentation marquée des cas d’EAT en France a été observée en 2016 [7] : 54 cas, dont 46 avec des troubles neurologiques (9 malades ont gardé des séquelles pendant les 15 jours à 8 mois suivants) et une enquête sérologique montrant 5,89% de séropositifs sur 1643 échantillons sanguins. La région alsacienne est ainsi passée de 0,5 cas à 1,33 cas pour 100 000 habitants.

Aspects épidémiologiques de l’encéphalite à tiques

Plusieurs facteurs interviennent pour favoriser l’apparition d’une EAT. Le plus souvent, il s’agit des mêmes risques connus pour la maladie de Lyme (morsure de tique) mais l’origine alimentaire d’une EAT a peut-être été sous-estimée ces dernières années.

Région géographique

La surveillance de l’EAT a permis de définir des régions fortement endémiques (plus de 5 cas pour 100 000 habitants par an). La République tchèque, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie et la Slovénie ont des zones fortement endémiques (incidence supérieure à 10 pour 100 000 habitants). L’EAT est également un problème important en Pologne, en Slovaquie et en Hongrie. Les taux d’incidence de l’EAT varient considérablement, non seulement entre les pays mais aussi au sein des régions comme en Suède, en Finlande, en Autriche, dans le nord de la Suisse ou le sud de l’Allemagne.
 

Fig. 1 : Distribution des cas d’encéphalites à tiques déclarés par 100 000 habitants dans les pays européens ou de l’espace économique européen (ECDC, 2019).

encéphalite à tiques

Saison, régions, risque professionnel ou occasionnel

Les cas d’EAT apparaissent pendant la période d’activité des tiques à savoir la saison chaude à partir d’avril jusqu’en novembre, avec un pic d’activité en plaine (avril à juin) et en montagne (mai-juillet). Du fait de la présence des tiques dans les haies, les forêts et les jardins, le risque pour l’Homme peut être professionnel (forestiers, jardiniers…) ou être lié à des activités de loisirs en plein air (camping, parcs, randonnées…).

Age et genre des personnes infectées

La plupart des personnes infectées sont âgées de 45 à 64 ans (36%, soit 0,8 cas pour 100 000 personnes), les hommes étant plus souvent atteints que les femmes.
 

Fig. 2 : Distribution des cas d’encéphalites à tiques déclarés par 100 000 habitants par âge et genre dans les pays européens ou de l’espace économique européen européen (ECDC, 2019).

encéphalite à tiques

Cas importés

Parfois, les cas peuvent être importés : 65, soit 2,2% en 2018 en Europe.

Immunisation

Sur les 881 cas d’EAT observés en 2018 en Europe et pour lesquels on connaissait l’administration ou non d’un vaccin, 856 personnes (97%) n’avaient pas été vaccinées.

Consommation de lait ou d’un produit laitier non pasteurisé

Une étude en République tchèque (zone endémique d’EAT) a montré que près de 1% des cas d’EAT (où la personne non vaccinée n’avait pas le souvenir d’avoir été mordue par une tique) étaient d’origine alimentaire, essentiellement du lait de chèvre non pasteurisé, les enfants présentant un risque un risque 2,5 fois plus élevé d’infection que les adultes [8] Plus récemment, une enquête en Slovaquie [9] a confirmé le risque lié au lait de chèvre dans les zones endémiques.
La transmission de l’EAT par des produits laitiers non pasteurisés semble augmenter ces dernières années en Europe. Une étude norvégienne récente [10] concernant 112 prélèvements de lait de vache analysés par RT-PCR a permis de noter la présence du TBEV dans 5,4% des échantillons (des études ultérieures sont nécessaires pour vérifier si ces laits peuvent être infectants), les vaches correspondant à ces échantillons positifs étant négatives lors de la recherche d’anticorps sériques neutralisants alors que 15 vaches sur 17 testées dans la région d’Arendal ont été positives pour cette recherche d’anticorps (mais négatives pour leur lait). La région d’Arendal est aussi celle où les taux d’EAT notifiés sont les plus importants.
Ce risque lié au produits laitiers non pasteurisés dans les régions infestées par les tiques et où des cas d’EAT sont signalés démontrent qu’une évaluation du risque alimentaire est nécessaire pour définir éventuellement des mesures de prévention. Cela concerne en particulier les personnes atteintes d’EAT et n’ayant pas le souvenir d’avoir été mordues par une tique (alors qu’une morsure de tique a pu effectivement avoir lieu).

Moyens de lutte contre l’encéphalite à tiques

Vaccination

Celle-ci est recommandée pour tous à partir de l’âge d’un an dans les zones endémiques (au moins 5 cas pour 100 000 habitants), ce qui n’est pas le cas de la France. On ne peut recommander cette vaccination que pour les Français destinés à voyager dans les zones à risque important. Elle peut être aussi recommandée pour le personnel manipulant le TBEV en laboratoire.

Mesures de précautions dans les zones riches en tiques

Ces précautions sont celles habituellement recommandées pour prévenir les maladies transmises par les tiques, notamment la maladie de Lyme.

  • réduire la probabilité d’être mordu par des tiques ;
  • rester sur les sentiers et marcher au centre de ceux-ci ;
  • porter des vêtements de protection à manches longues et un pantalon rentré dans les chaussettes ;
  • porter des vêtements traités par insecticide. Le port de vêtements imprégnés pendant une courte durée (semaines ou mois) est sûr et est probablement sûr aussi en cas d’utilisation de longue durée ;
  • application de répulsifs à insectes sur la peau nue.

Si l’inspection du corps après des activités en plein air permet de retirer les tiques éventuelles à l’aide d’une pince, elle ne protège pas contre l’EAT. Mais cette mesure est importante si elle est précoce car les tiques peuvent héberger d’autres agents pathogènes.

Mesures de précaution supplémentaires dans les pays à risque endémique

Il faut éviter la consommation de lait et de produits laitiers non pasteurisés (provenant de chèvres, brebis ou vaches) dans les zones à risque.

 

Nous remercions La Dépêche vétérinaire de nous avoir autorisés à publier cet article (parution : samedi 13 juin 2020).
 
 
[1] Encéphalite à tiques. Note de Santé Publique France du 20 mai 2019.
[2] Deviatkin A A et al. Tick-borne Encephalitis Virus: an Emerging Ancient Zoonosis? Viruses, 2020, 12(2), 247. https://doi.org/10.3390/v12020247.
[3] Beauté J et al. Tick-borne Encephalitis in Europe, 2012 to 2016. Euro Surveill, 2018, 23(45):pii=1800201. https://www.eurosurveillance.org/content/10.2807/1560-7917.ES.2018.23.45.1800201.
[4] Tick-borne Encephalitis. Annual Epidemiological Report for 2018. European Centre for disease prevention and control (ECDC), décembre 2019.
[5] Holding M et al. Tick-borne Encephalitis Virus, United Kingdom. Emerging Infectious Diseases, 2020, 26, 90-96. DOI: https://doi.org/10.3201/eid2601.191085.
[6] http://www.medecinedesvoyages.net/medvoyages/news/14748-forte-incidence-des-cas-d-encephalite-a-tiques-en-2019-en-suisse.
[7] Aurélie Velay A. A New Hot Spot for Tick-borne Encephalitis (TBE): a Marked Increase of TBE Cases in France in 2016. Ticks and Tick-borne Diseases, 2018, 9, 120–125. http://dx.doi.org/10.1016/j.ttbdis.2017.09.015.
[8] Kritz B et al. Alimentary Transmission of Tick-borne Encephalitis in the Czech Republic (1997-2008). Epidemiologie, Mikrobiologie, 2009,58, 98-103.
[9] Kerlik J et al. Slovakia Reports Highest Occurrence of Alimentary Tick-borne Encephalitis in Europe: Analysis of Tick-borne Encephalitis Outbreaks in Slovakia during 2007-2016. Travel Medicine and Infectious Disease, 2018, 26, 37-42. https://doi.org/10.1016/j.tmaid.2018.07.001.
[10] Paulsen K et al. Tick-borne Encephalitis Virus in Cows and Unpasteurized Cow Milk in Norway. Zoonoses Public Health, 2019, 66, 216-222. DOI:10.1111/zph.12554.