Rapport de Mme Suzanne Berger sur l’innovation : analyse et commentaires

Jean-François Cervel

Commission nationale française pour l’Unesco, IGAENR
 

Le rapport de Mme Suzanne Berger : Reforms in the French Industrial Ecosystem (janvier 2016) répond à une lettre de mission adressée par le ministre de l’Economie et le secrétaire d’Etat à l’Enseignement supérieur et à la Recherche.
Plus que d’un rapport, il s’agit d’une note de réflexion très synthétique en fonction d’éléments de comparaison tirés de l’expérience internationale et notamment américaine de l’auteur.
Elle s’organise en trois grands paragraphes : les deux malentendus originels, le point de vue des acteurs du système d’innovation, les performances des institutions de transfert de technologie, et se conclut par deux remarques et neuf brèves recommandations.

Après avoir rappelé que les efforts de réforme engagés depuis des années se sont concentrés sur la création d’institutions de transfert de technologie entraînant un empilement de nouvelles institutions, Mme Berger analyse «deux malentendus originels» : «Ce que les Universités peuvent (et ne peuvent pas) faire pour l’économie» et «Un institut Fraunhofer à la française ?».
Au titre du premier, Mme Berger s’interroge sur ce que font réellement les universités étrangères réputées performantes. Estimant avec prudence qu’il n’y a pas d’études permettant une compréhension totale des processus vertueux, elle s’appuie sur l’étude de success story, sur un rapport de la LERU (League of European Research Universities) et sur un rapport du MIT (Massachusetts Institute of Technology) pour conclure que «ce qui compte c’est l’ampleur, la profondeur et la continuité des interactions à tous les niveaux entre les entreprises et les chercheurs universitaires issus de différentes disciplines. C’est l’échange durable grâce à une large interface qui engendre un impact économique».
Elle ajoute que même les grandes universités ayant tissé les liens les plus étroits avec les écosystèmes régionaux n’en tirent pas de grands profits financiers. Sauf cas exceptionnels de découvertes majeures (exemple fameux du Taxotère en France), les revenus tirés des licences sont faibles et sans commune mesure avec le coût de la recherche. Seuls 16% des bureaux de licensing des universités américaines parviennent à s’autofinancer.
Elle ajoute que, même pour les grandes entreprises (exemples de General Electric et de DuPont), l’itinéraire entre la découverte et la réalisation de bénéfices est encore extrêmement long. Hormis dans quelques secteurs, il est rare que de nouveaux produits, même les plus prometteurs, deviennent rentables en moins de dix ans.
Conclusion : la création d’un ensemble dense de connexions le long de l’interface liant les chercheurs et les entreprises est ce qui compte le plus. Les échanges essentiels sont ceux qui s’opèrent entre êtres humains. L’octroi de licences et la maturation de la recherche sont utiles lorsqu’elles s’intègrent dans ce réseau de connexions productives.
Au titre du second malentendu, Mme Berger pointe l’excessive référence française aux Instituts Fraunhofer allemands. En une vingtaine de lignes extrêmement claires, elle montre que les Instituts Fraunhofer ne sont qu’un élément d’un vaste écosystème allemand qui fait intervenir de nombreux acteurs économiques, financiers, de formation professionnelle, d’universités techniques, de comités industriels…, sur lesquels l’Etat s’appuie pour allouer des aides peu élevées sans avoir besoin d’un crédit d’impôt recherche.

Mme Berger présente ensuite un rapide panorama des points de vue des acteurs du système d’innovation tiré des 111 entretiens qu’elle a eus au cours de sa mission.
Elle met en lumière les points de consensus suivants : le rôle indispensable du crédit d’impôt recherche, le sentiment de complexité et d’incertitudes, le besoin de stabilité.
Le crédit d’impôt recherche (CIR) est unanimement plébiscité tant par les entreprises que par les chercheurs académiques. Il constitue l’élément déterminant pour le maintien sur le territoire français de départements de R&D. Un dirigeant d’entreprise affirme qu’il garde sa division R&D en France car les grandes écoles donnent d’excellents diplômés et que le CIR réduit les coûts d’embauche. Il a permis, grâce notamment au dispositif du doublement, de développer les relations entre entreprises et organismes publics de recherche.
La complexité des dispositifs : les dispositifs français sont complexes, non pérennes, instables, difficiles à comprendre pour l’entreprise. L’intervention des régions vient encore complexifier le système ainsi que les multi-tutelles sur les laboratoires, qui allongent considérablement les délais de traitement des dossiers.
Le besoin de stabilité : même si le système est très complexe, il faut peut-être le laisser s’autoréguler plutôt qu’engager de nouveaux changements.

Mme Berger analyse enfin les performances des institutions de transfert de technologie.
Des multiples évaluations intervenues au cours des années récentes et de ses entretiens, Mme Berger tire une conclusion simple : il n’y a aucune réussite éclatante parmi tous les dispositifs mis en place.
Les appréciations portées par les acteurs concernant tant les IRT (instituts de recherche technologique) que les SATT (sociétés d’accélération du transfert de technologies) sont dubitatives voire carrément négatives.
Elle en conclut que, dans un souci d’efficacité à court terme, il faut soutenir les projets les plus utiles qu’elle a observés au cours de sa mission à savoir les PRRT (plateformes régionales de transfert de technologie) du CEA.

De ces analyses, Mme Berger tire deux remarques et neuf brèves propositions.
Les deux remarques concernent d’une part le constat d’une diversité d’évolution des dispositifs selon les régions et les écosystèmes et, d’autre part, le besoin de mettre en place des expérimentations évaluables, avec des financements à résultats quantifiables, conduisant à des modèles non identiques selon les lieux et selon les secteurs économiques.
Les neuf propositions :

  • identifier trois à cinq universités d’excellence (IDEX) pour y développer un large éventail d’activités contribuant à la relation monde académique-monde économique ;
  • donner aux établissements l’objectif de diffuser les résultats de la recherche et non de financer leurs coûts ;
  • mieux articuler les IRT et ITE (instituts pour la transition énergétique) avec les laboratoires et les établissements ;
  • distinguer les niveaux d’horizons temporels visés ; court terme, moyen terme, long terme ;
  • établir des contacts réels entre chercheurs et directions des entreprises ;
  • simplifier la cartographie du système d’innovation ; clarifier le rôle et les missions de France Brevets ;
  • avoir un mandataire de gestion unique pour chaque laboratoire ;
  • orienter les actions des agences de transfert autant vers les entreprises en voie d’expansion que vers les start-up ;
  • mettre les clients au cœur du système, pas les technologies.

Discussion

L’analyse et les propositions, même si elles sont assez sommaires, sont plutôt frappées au coin du bon sens. Elles montrent bien qu’il ne faut pas faire de contre-sens tant sur les objectifs que sur les effets des politiques conduites en matière de relations entre les institutions de recherche et les entreprises.
J’en retiens pour ma part quelques éléments principaux qui rejoignent ceux que j’ai présentés dans mon texte publié par NTE (News Tank Education) le 9 février dernier.
Les situations sont différentes selon les écosystèmes et selon les secteurs économiques ; les réponses doivent donc être différenciées.
Un sujet clé est celui de la qualité des ressources humaines ; il faut donc conforter les filières de formation supérieure répondant aux besoins des entreprises et notamment les formations d’ingénieurs ; j’y ajoute pour ma part qu’il ne faut ne pas négliger les actions développées en formation continue qui sont un bon outil de transfert des connaissances et qui doivent faciliter la circulation et les échanges des personnes entre les établissements et les entreprises.
C’est à l’échelle des établissements que doivent se conduire les actions ; il faut leur laisser toute liberté pour utiliser la palette des outils utiles pour multiplier les occasions d’interfaces avec les entreprises.
Dans cette logique, il faut se décider à soutenir clairement la montée en puissance de quelques universités de recherche et quelques universités de technologie qui doivent être les acteurs moteurs, en articulation avec les organismes de recherche et notamment ceux spécialisés dans les domaines technologiques (CEA, INRIA, ONERA…).
Il faut veiller à ne pas casser les dispositifs qui marchent sous peine de départ des centres de recherche des entreprises en d’autres lieux du monde. Le crédit d’impôt recherche, les contrats CIFRE (conventions industrielles de formation par la recherche) mais aussi les centres techniques industriels doivent être ainsi clairement confortés.