Denis Monod-Broca
Ingénieur et architecte, secrétaire général de l’Afas

© Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne
Il a déjà été question en ces pages de cette femme étonnante que fut Marie Raffalovich (1832-1921)
Russe, scientifique, polyglotte, issue d’une famille juive de banquiers d’Odessa, ayant fui, au milieu du XIXe siècle, la Russie tsariste et les persécutions contre les Juifs, mariée à son oncle Hermann, banquier lui aussi, installé à Paris, elle était mère de trois enfants, tenait salon, connaissait le tout-Paris scientifique, politique et artistique, et elle était la correspondante, bénévole, à Paris, du Journal de Saint-Pétersbourg.

En septembre 1909, elle y rend compte du discours prononcé par le professeur Landouzy, doyen de la faculté de médecine de Paris et président de l’Afas, lors de l’inauguration du congrès de l’Afas qui se tenait cette année-là à Lille.
Le « Journal de St.-Pétersbourg politique et littéraire » était publié en langue française, à Saint-Pétersbourg, il paraissait de une à trois fois par semaine, et il exista de 1825 à 1914, avec quelques interruptions. Il est présenté en outre par wikipedia comme ayant été un journal officieux du ministère des Affaires étrangères de la Russie.
Dans cet article Marie Raffalovich, sans que le lecteur fasse toujours la part entre ce qu’elle exprime de sa propre opinion et ce qui ressort de l’exposé de Landousy, s’étend avec enthousiasme sur les progrès de la médecine, c’est-à-dire sur les progrès tout à la fois de l’hygiène, de la prévention, de la vaccination, de la lutte contre la souffrance, de l’usage du microscope, des examens de laboratoire et donc des diagnostics, et sur ce que tous ces progrès doivent à l’introduction de la démarche scientifique, qui transforme cet art ancestral qu’est la médecine en une « science de la vie ».
On y apprend, curieusement, au passage, qu’on croyait à l’époque en une substance appelée Alexine :
« Nos humeurs renferment normalement une substance protectrice nommée Alexine ; elle est indispensable pour nous garantir contre la toxine ; mais tout en étant nécessaire elle n’est pas suffisante ; elle a besoin d’être associée à une autre substance, développée au milieu même des tissus infectés. Extraite, traitée par la méthode pasteurienne, et mélangée à l’Alexine, elle devient un antidote spécifique contre l’infection au milieu de laquelle on avait retiré la substance auxiliaire. »
Nouvelle preuve, s’il en était besoin, que le progrès des connaissances ne se fait pas, pas toujours, en ligne droite. Nouvelle preuve aussi qu’il n’est jamais facile de mettre en mots, de s’imaginer, de se représenter mentalement, des mécanismes naturels récemment découverts.

Article du Journal de St-Pétersbourg
Marie Raffalovich conclut ainsi son l’article :
« L’ambition [de M. Landouzy], – non pas personnelle – et d’autant plus noble et désintéressée, est d’imprimer à la thérapeutique un caractère sociologique, d’organiser la médecine biologique en science de la nature vivante en vue d’une application générale, mais, tout en étant ami d’une orientation nouvelle, il ne méconnait pas les ʺmerveilleuses observations de la Médecine traditionnelleʺ. Les intuitions de l’Empirisme ont devancé souvent les résultats acquis de la science.
S’il y a peu de maladies guérissables, il en est beaucoup qui sont évitables. Souhaitons longue vie à ceux qui travaillent à atténuer les maux dont ils ne peuvent nous délivrer : c’est autant de pris sur l’ennemi. »
C’était il y a 115 ans, beaucoup de maladies désormais sont guérissables. Mais ces quelques lignes contiennent cependant un enseignement : l’humilité sied à la démarche scientifique. Ce qui renvoie à l’introduction de l’article : « La médecine n’est pas une science de la mort ; elle ne peut pas l’empêcher ; elle n’essaie même pas de la combattre ; elle reconnait son inéluctable puissance ; elle sait que la matière organique doit fatalement faire retour au monde minéral […] ; entre le moment de la naissance, de l’éveil même à la vie embryonnaire, et la mort, entre ces deux limites extrêmes, la médecine a établi son siège. »
À l’heure des efforts du transhumanisme pour vaincre la mort, ces mots gardent une grande pertinence.
Merci à Catherine Guillaumat, descendante de Marie Raffalovich, pour la copie de l’article du Journal de St-Pétersbourg et pour l’idée du présent billet.