L’ouroboros ou les chimistes plus forts que les serpents

Alain Delacroix

Ancien professeur titulaire de la chaire « Chimie industrielle – Génie des procédés » du Conservatoire national des arts et métiers
 

L’ouroboros, représenté par un serpent qui se mord la queue, est un symbole présent déjà en Egypte seize siècles avant notre ère. Il représente le cycle du temps, ou la résurrection ou encore l’autodestruction. Pour les alchimistes, il est le cycle de vie avec la naissance et la mort.
Zozime, le célèbre alchimiste, a dit cette phrase non moins célèbre : « Un [est] le Tout ; et si l’Un ne contient pas le Tout, le Tout n’est rien… ». Sachant que Un est l’ouroboros, la signification devient claire ! Quant à Kékulé, il semble que sa structure du benzène lui aurait été inspirée par l’ouroboros.

Les chimistes, comme le mythe, ont réussi à cycliser des molécules de tailles moyennes en utilisant deux sites réactifs, l’un étant la tête et l’autre la queue. En faisant cela, ils se sont rendu compte que très rarement et au hasard, deux cycles pouvaient s’imbriquer l’un dans l’autre. Cette méthode dite statistique a un très mauvais rendement, mais on peut penser que cette structure moléculaire étrange devrait avoir de nouvelles propriétés très intéressantes. Alors pour augmenter ce rendement, on a utilisé des techniques très sophistiquées utilisant des préorganisations moléculaires à l’aide d’interactions de type hydrogène ou coulombienne ou encore à l’aide d’un métal de transition. Maintenant, les rendements peuvent atteindre 90%.

Ces cycles imbriqués s’appellent des caténanes et c’est Pierre Sauvage, de l’université de Strasbourg, notre nouveau prix Nobel, qui a initié ces recherches dans les années quatre-vingt. Il est possible de créer maintenant des structures en formes de bretzel ou de menottes. On a même réussi à faire l’olympiadane, basé sur cinq cycles ayant globalement la forme des anneaux olympiques.

Ces nouveaux assemblages moléculaires sont susceptibles de tourner les uns dans les autres, et en utilisant divers sites actifs, on peut à volonté faire tourner ou arrêter la rotation. On réalise alors un interrupteur moléculaire. Avec les mêmes techniques, on peut fabriquer des rotaxanes. Dans ce cas, une molécule linéaire passe au travers d’un cycle, et pour qu’elle ne s’en échappe pas, on lui fixe à chaque extrémité une « grosseur » de taille supérieure à celle du cycle. La partie centrale ressemble à un haltère et le cycle peut tourner autour ou aller d’un bout à l’autre. Ceci permet là encore de créer un interrupteur moléculaire ou même de construire une réplique de fibre musculaire. Une autre application est celle des colorants à longue durée de vie car la partie centrale de l’haltère est protégée par le cycle et ne peut pas être attaquée par des réactifs extérieurs risquant de la détruire. Ces drôles d’assemblages moléculaires sont susceptibles d’avoir des propriétés encore insoupçonnables mais on peut penser à eux en tant que vecteurs pour amener des médicaments exactement sur le lieu de leur cible.

Les deux autres lauréats du prix Nobel, Bernard Féringer, de l’université de Groninge aux Pays-Bas, et James Fraser Stoddart, de la Northwestern University aux Etats-Unis, ont quant à eux réalisé respectivement le rotaxane et des systèmes avec des pales tournant dans le même sens ainsi que l’olympiadane.