Lost in maths. Comment la beauté égare la physique

Sabine Hossenfelder

(Les Belles Lettres, 2019, 348 p. 19,50€)

 
Lost in maths. Comment la beauté égare la physique (S. Hossenfelder, Les Belles Lettres, 2019)La physique théorique est en crise, et c’est la «beauté» qui en est responsable ! C’est un véritable pavé dans la mare que lance Sabine Hossenfelder, physicienne allemande de 43 ans, avec ce livre iconoclaste.

On parle ici de la physique fondamentale, celle qui traite des particules, de la mécanique quantique, de la gravité, et de la cosmologie. Le développement dans les années soixante du «modèle standard», avec ses 25 particules et les équations qui les guident, a été le dernier grand succès des théoriciens, couronné par la confirmation récente de l’existence du boson de Higgs. Mais depuis 30 ans, les nouvelles théories abondent et aucune n’a encore reçu la moindre confirmation expérimentale.

Le problème, assure l’auteure, est que les physiciens sélectionnent leurs théories en fonction de leur beauté ! Une théorie est dite «belle» si elle est simple (peu de postulats) et naturelle (constantes calculées, proches de l’unité). L’auteure s’insurge avec force, et souvent avec une ironie mordante, contre ce critère non scientifique, qui génère des comportements pervers : on cherche à remplacer des théories laides qui fonctionnent par des théories, prétendues «trop belles pour être fausses», mais non vérifiées par l’expérience !

Ainsi on veut remplacer le modèle standard (laid parce que la masse du boson de Higgs n’est pas naturelle) par SuSy, une théorie de la supersymétrie, en vogue depuis 30 ans. Des milliers de personnes y travaillent. Il y a un congrès mondial SuSy chaque année. Et l’on n’a toujours pas la moindre preuve expérimentale de SuSy. «J’admire les mille et une façons d’expliquer pourquoi personne ne voit les particules que nous inventons», ironise l’auteure.
Elle fait des constats analogues avec la théorie des cordes (embauchez deux théoriciens des cordes, et vous avez créé un laboratoire de physique fondamentale à bon marché), les particules WIMPs, (belles mais introuvables), la constante cosmologique (qui est laide et donc ne peut expliquer l’énergie noire !).

Les physiciens peinent à abandonner des théories qu’ils trouvent belles, quitte à enjoliver un peu leur demande de financement : «Tous les scientifiques vivent secrètement un conflit d’intérêt entre financement et honnêteté». Certains vont jusqu’à mettre en veilleuse le besoin de vérification expérimentale. L’auteure sonne l’alerte sur ces dérives qui peuvent faire le jeu des ennemis de la science. «Nous, les physiciens des fondations, nous sommes comme le canari dans la mine de charbon… Les constructivistes sociaux [qui réfutent le caractère spécifique de la science] nous ont à l’œil, impatients de nous autopsier.»

Sabine Hossenfelder ne se contente pas de présenter sa thèse avec brio, rigueur et humour. Elle va, en plus, crânement interroger, aux quatre coins du monde, une dizaine de grands physiciens, dont deux prix Nobel. Nous avons ainsi droit à des échanges passionnants sur la beauté, dont chacun ou presque reconnaît le rôle de guide, sur le caractère «non naturel» des orbites de nos planètes, sur les bizarreries des probabilités au poker, mais aussi sur les grandes énigmes de la physique théorique, et le statut de la science. Ces entretiens complètent et parfois tempèrent les thèses de l’auteure.

Sabine Hossenfelder n’hésite pas à donner plusieurs contre-exemples relativisant sa thèse. Dans l’histoire des sciences, la beauté a souvent été un guide utile : Copernic a opté pour l’héliocentrisme pour des raisons purement esthétiques. La mécanique quantique, bien que laide, est bien établie. Et les générations futures pourraient d’ailleurs la trouver belle. «La science progresse obsèques après obsèques», se console l’auteure avec humour, paraphrasant Planck.

En conclusion, Sabine Hossenfelder appelle le monde de la physique fondamentale, chercheurs et décideurs, à se ressaisir, à retrouver une démarche plus conforme aux critères de la science et mettre la beauté au rancart. Et elle se veut confiante : «La physique va réaliser une nouvelle percée durant ce siècle. Et elle sera belle.»

En dépit de sa conclusion positive, certains reprocheront sans doute à Sabine Hossenfelder ses critiques acerbes à l’égard de ses pairs. «Plusieurs amis, bien intentionnés, ont tenté de me dissuader d’écrire ce livre», confie-t-elle. Ce livre est pourtant constructif et a toute sa place dans le débat sur l’évolution de la physique théorique et ses futurs dispositifs d’expérimentation, dont les coûts sont potentiellement énormes.

Ajoutons que Sabine Hossenfelder prend la peine d’expliquer longuement les concepts les plus ardus de la physique fondamentale, et elle le fait avec un talent de vulgarisatrice hors pair.
Ce volet pédagogique représente une part importante de ce livre passionnant, à l’argumentation brillante et solide, au langage simple et accessible, le tout agrémenté d’une bonne dose d’humour et d’autodérision.
Un livre rafraîchissant !