Le hasard et la nécessité à la lumière de la Covid-19

Denis Monod-Broca

Ingénieur et architecte
 

Jacques Monod (1910-1976), Fonds Monod

Jacques Monod

«A lui de choisir entre le Royaume et les ténèbres» est la phrase par laquelle Jacques Monod achève son très fameux ouvrage Le hasard et la nécessité. «Lui» y est l’homme : à l’homme donc, nous dit Jacques Monod dans cette formule à la tonalité si curieusement religieuse, de choisir entre le Royaume et les ténèbres. Le Royaume cependant n’y est pas le Royaume de Dieu naturellement. Fondé sur le postulat d’objectivité, ce Royaume-ci est le «Royaume transcendant des idées, de la connaissance, de la création».

Peut-on se passer de transcendance ?

Louis Pasteur, lui, disait : «Celui qui proclame l’existence de l’infini, et personne ne peut y échapper, accumule dans cette affirmation plus de surnaturel qu’il n’y en a dans tous les miracles de toutes les religions ; car la notion de l’infini a ce double caractère de s’imposer et d’être incompréhensible. Quand cette notion s’empare de l’entendement, il n’y a qu’à se prosterner.»

Et Georges Canguilhem, nous ramenant sur terre : «Nous soupçonnons que, pour faire des mathématiques, il nous suffirait d’être des anges, mais pour faire de la biologie, même avec l’intelligence, nous avons besoin de nous sentir bêtes.»

Ange ou bête ? Faut-il être ange pour se pencher sur la bête qui est en nous ? Le biologiste se penche sur la vie, l’anthropologue se penche sur l’homme. Autrement dit, le sujet se penche sur l’objet, mais que reste-t-il de l’indispensable objectivité quand le sujet est aussi l’objet de l’observation ?

L’animé se distingue de l’inanimé : il naît, vit, se reproduit, meurt. Il est animé, mais qu’est-ce qui l’anime ? Il y faut un «projet». Monod, comme à contrecœur, le concède : «L’objectivité oblige à reconnaître le caractère téléonomique des êtres vivants, à admettre que dans leurs structure et performances, ils réalisent et poursuivent un projet.».

Comme l’animé se distingue de l’inanimé, l’homme se distingue des autres êtres animés : il parle, pense, se penche sur lui-même.

La réflexivité est-elle dans le «projet» ? A quoi nous mène-t-elle ?

Narcisse, penché sur sa propre image, meurt de ne pas pouvoir la saisir. Le devin Tirésias, interrogé sur la question de savoir si Narcisse atteindrait le grand âge, avait répondu : «Il l’atteindra s’il ne se connaît pas.» Chercher à se connaître, quel danger ! Drôle de leçon qui nous vient de la mythologie grecque.

Le Royaume (Monod), l’infini (Pasteur), l’ange (Canguilhem)… sont des artefacts spirituels qui donnent un point d’appui et nous ouvrent ainsi l’observation de nous-mêmes. Il n’en reste pas moins qu’il y a une part irréductible d’impossibilité dans la connaissance que chacun peut avoir de lui-même, dans la connaissance que l’homme peut avoir de l’homme, dans la connaissance que le biologiste, aussi éminent soit-il, et fut-il transhumaniste, peut avoir de la vie.

Dans la routine des jours, ce genre de considérations est en sommeil. Quand un minuscule virus bouscule nos vies, il n’en va plus de même.

Hasard, l’apparition du virus. Nécessité, celle de faire face, pour survivre, comme depuis que le monde est monde, comme depuis que la vie est apparue, mais quelle part devait être laissée aux défenses naturelles de nos organismes et de nos sociétés et quelle part devait être prise par les mesures prophylactiques et les techniques biomédicales ?

Pas sûr que, pris par l’urgence, nous y ayons assez réfléchi.

Le virus Sars-CoV-2 a-t-il un «projet» ? Non. Ou plutôt si, le plus sommaire qui soit : se répliquer. Nos cellules, nos personnes, nos sociétés en ont un aussi : survivre, se perpétuer. Laissées à elles-mêmes, auraient-elles trouvé une issue ? Très probablement.

Nous ne pouvions pas faire cela, ne rien faire du tout, laisser faire, c’était impensable évidemment, mais n’avons-nous pas par trop sacralisé la vie, par trop idéalisé la technique, comme s’il nous était possible, et que nous nous étions fait un devoir, par la technique, de maîtriser complétement la vie ? En contradiction donc avec les appels à la circonspection de Canguilhem, Pasteur, Monod. Et de Tirésias…

Dans son dernier chapitre, Jacques Monod s’interroge sur une hypothétique «théorie de l’évolution des idées» qui prolongerait, pour cet animal si particulier qu’est Homo sapiens sapiens, humain se sachant sachant, la théorie de l’évolution. Mais, dans une telle hypothèse, comment l’inévitable sélection se ferait-elle, comment les idées seraient-elle départagées, sur quel critère ? «On voit bien, écrit-il, que les idées douées du plus haut pouvoir d’invasion sont celles qui expliquent l’homme en lui assignant sa place dans une destinée immanente, au sein de laquelle se dissout son angoisse», et on voit bien aussi que ces idées-là ne sont pas les meilleures, pas les plus rationnelles, pas les plus objectives, pas les plus porteuses d’avenir. A côté de ces idées, religieuses ou philosophiques ou idéologiques, qui expliquent et rassurent, mensongèrement, il y a l’«idée froide et austère» de la connaissance objective, seule source de vérité. Par «son prodigieux pouvoir de performance» au cours des trois derniers siècles, cette idée-là a, malgré sa «puritaine arrogance», gagné sa place dans la société. Oui, mais voilà… nous n’avons pas renoncé pour autant à ces idées mensongères d’antan qui expliquent et rassurent, nous avons même fait de la science elle-même, via le scientisme, une idée mensongère mais qui, ainsi trahie, ne rassure ni n’explique plus guère. D’où ce «mal à l’âme moderne» que diagnostique Monod.

Quel remède à ce mal ?

Monod en appelle à l’authenticité pour réconcilier éthique et connaissance. «Le discours authentique à son tour fonde la science, et remet aux mains des hommes les immenses pouvoirs qui, aujourd’hui, l’enrichissent et le menacent, le libèrent mais aussi pourraient l’asservir. Les sociétés modernes, tissées par la science, vivant de ses produits, en sont devenues dépendantes comme un intoxiqué de sa drogue. Elles doivent leur puissance matérielle à cette éthique fondatrice de la connaissance et leur faiblesse morale aux systèmes de valeurs, ruinés par la connaissance elle-même […] L’éthique de la connaissance, créatrice du monde moderne, est la seule compatible avec lui, la seule capable, une fois comprise et acceptée, de guider son évolution.»

On ne saurait mieux dire. Et constatons, après presque dix-huit mois de vie sous Covid, que nous avons encore des progrès à faire vers cette éthique de la connaissance.