La dioxine de Seveso : une si jolie molécule à l’étrange toxicité

Alain Delacroix

Professeur honoraire, chaire « Chimie industrielle – Génie des procédés » du Conservatoire national des arts et métiers
 
dioxine de Seveso
 
Nous sommes en juillet 1976 dans l’usine ICMESA de la société suisse Givaudan, qui fait partie du sérieux groupe Hoffman Laroche. On y fabrique du 2,4,5 trichlorophénol, matière première pour la synthèse d’herbicides et d’antiseptiques. Pour cela, on part du tétrachlorobenzène qui est hydrolysé par la soude entre 140 et 170 °C dans de l’éthylène glycol. Le réacteur de 10 m3 est chauffé par de la vapeur et l’on ne peut dépasser 180 °C. Il est possible de refroidir très vite en cas d’élévation de température et le réacteur possède un réfrigérant efficace. Pour éviter l’éventuelle explosion du réacteur, un disque de rupture est taré à 3,8 bars. Malheureusement, le refroidissement n’est pas automatisé.

1,2,4,5 tétrachhlorobenzène          2,4,5 trichlorophénol

      1,2,4,5 tétrachlorobenzène               2,4,5 trichlorophenol

Le 9 juillet 1976, la réaction est démarrée mais on prend du retard et le samedi matin, le processus est stoppé avant la fin. L’agitation est arrêtée, le réacteur ramené à la pression atmosphérique, et les opérateurs partent en week-end. A 12h30, le disque de rupture éclate en raison d’une augmentation de température et en conséquence, de pression. Une partie de son contenu est éjecté par la cheminée de l’usine. A ce stade, il s’agit d’un incident banal.

Pourtant le lendemain, des enfants présentent des troubles et des petits animaux commencent à mourir. L’usine prévient alors les autorités qu’un nuage d’herbicide a été rejeté dans l’atmosphère. Plusieurs jours plus tard, des enfants présentent des brûlures de la peau et doivent être hospitalisés mais les médecins, qui ne connaissent pas la cause, ne peuvent les soigner.

Seulement dix jours plus tard, le groupe chimique informe de la présence de dioxine dans le nuage qui s’est échappé. En fait, dans le réacteur non agité, une réaction parasite exothermique s’est produite et a fait monter la température. Or on savait qu’au-dessus de 180 °C, le trichlorophénol réagit sur lui-même pour conduire à la 2,3,7,8 tétrachlorodibenzodioxine, dite maintenant dioxine de Seveso, et qui est la molécule la plus toxique de toutes ses congénères.

         trichlorophénol          +       trichlorophénol          →          dioxine de Seveso

dioxine de Seveso

Après 14 jours, on décide d’évacuer certaines zones et on interdit la consommation des aliments produits dans la région atteinte. La population inquiète est révoltée car des personnes sont atteintes maintenant de chloracnée et de nombreux petits animaux sont morts. A cette époque, la toxicité de la dioxine est mal connue mais on en sait assez pour savoir qu’elle est dangereuse.

Le bilan est dramatique : deux mille hectares sont pollués, 3300 petits animaux sont morts et presque 80 000 sont abattus. Quelques avortements sont autorisés. Dans les trois zones les plus contaminées, 37 000 habitants ont été exposés. Le coût des indemnisations sera de 240 millions de dollars.
Heureusement, les effets à long terme sur la santé des personnes sont beaucoup moins importants que ce qu’on avait imaginé. Les études semblent contradictoires et on note dans certaines une augmentation du risque de cancers du sein et de cancers thyroïdiens. Curieusement, l’action œstrogène de la molécule a augmenté le nombre de naissance de filles : 48 filles sont nées pour 26 garçons dans la zone la plus contaminée. Une seule victime directement liée à l’accident est à déplorer : le directeur de production de l’usine a été assassiné par les Brigades rouges.

La décontamination va durer cinq ans. La terre, les animaux euthanasiés et les gravats sont placés dans des cuves étanches de 200 000 m3. La partie la plus contaminée de l’usine est placée dans 41 fûts en 1982 pour rejoindre l’usine CIBA de Bâle, dont l’incinérateur est apte à traiter la dioxine. Bizarrement, ceux-ci seront retrouvés en mai 1983 dans une entreprise désaffectée à Anguilcourt-le-Sart dans l’Aisne. Ils seront finalement incinérés en 1985. A la place de l’usine, il y a maintenant un complexe sportif et autour, on trouve une forêt constituant un parc naturel.

Au moment de l’accident de Seveso, on connaissait mal la toxicité de la dioxine et il se trouve que celle produite est la plus toxique. Elle est 10 000 fois plus toxique pour les êtres vivants que le cyanure de sodium mais 30 000 fois moins que la toxine botulique. Le hamster est beaucoup moins sensible que le cochon d’Inde d’un facteur de plusieurs milliers. Maintenant qu’on sait la détecter, on en trouve partout car des divers types de dioxines se forment dans toute combustion où sont présents du carbone et du chlore. Il s’en produit dans les volcans, dans les incendies, dans les anciens incinérateurs d’ordures ménagères, les barbecues… Solubles dans les graisses et très stables, ces molécules sont maintenant particulièrement surveillées dans les aliments.

L’accident de Seveso, au départ relativement banal, a conduit à une catastrophe écologique et financière qui a montré de graves manquements dans la sécurité du procédé chimique mais aussi dans celle de la gestion de la crise par les autorités. Cela a conduit aux directives Seveso conçues pour éviter les accidents chimiques mais aussi pour limiter leurs conséquences si par malheur ils surviennent.