Notes de lecture

Les membres de l’Afas publient régulièrement des notes de lectures. Elles sont à retrouver ici.

Hervé Lehning

(Flammarion, 2021, 352 p. 22,90€)

 
Le livre des nombres (H. Lehning, Flammarion, 2021)L'auteur, Hervé Lehning, normalien et agrégé de mathématiques, est passionné de cryptographie et vulgarisateur à succès. Il nous offre avec ce livre une plongée dans «les secrets de la plus belle invention de l’humanité», les nombres.

L'ouvrage comporte onze chapitres traitant chacun d'un aspect particulier des nombres : l'histoire de la naissance des nombres, l'écriture des nombres dans les différentes civilisations, la naissance des quatre opérations de
base, les nombres particuliers tels que le zéro, les nombres rationnels ou le nombre d'or, la notion d'infini...

Il se termine sur deux chapitres plus développés. L'avant-dernier, sur l'ère numérique, présente l'histoire de la notation binaire, la naissance de l'informatique, la codification du son et des images et les limites de l'informatique. Le dernier chapitre s'attache à recenser les dangers à se fier aveuglément aux nombres, avec des exemples parlants comme les chiffres de contagion générés par les modèles mathématiques de la pandémie de Covid-19 ou le risque d'accident nucléaire en France suite à un raisonnement statistique !

Le livre est parsemé de petits problèmes à résoudre – dont l'auteur donne heureusement les solutions ! –, et un glossaire complète avantageusement le tout.

Bien illustré, l'ouvrage est agréable à lire, même pour des lecteurs qui ne seraient pas férus de mathématiques.

Jacques Stern

(CNRS Editions, 2021, 80 p. 8€)

 
La cryptologie au cœur du numérique (J. Stern, CNRS Ed., 2021)«Je me suis modestement tourné vers les serrures, les cadenas et les clés». Avec un brin d’autodérision, Jacques Stern, mathématicien, évoque son choix, en 1987, de se consacrer à la cryptologie. Devenu aujourd’hui l’un des spécialistes mondiaux de cette «science du secret», il écrit un petit livre de vulgarisation de quatre-vingts pages : un véritable défi pour un sujet à priori assez complexe.

L’auteur plante le décor avec son parcours personnel, ses travaux et ses auteurs de référence. Puis il aborde les rapports de la cryptologie avec successivement les algorithmes, les mathématiques, les technologies, la finance et la physique quantique.

Jacques Stern a 39 ans lorsqu’il réussit à mettre en défaut un célèbre algorithme générateur d’aléas, réputé imprédictible. Il gagne ainsi son ticket d’entrée dans le monde très fermé de la cryptologie mondiale et crée un laboratoire qui deviendra le creuset de l’école française de la discipline.

Le besoin de rendre un message incompréhensible à un ennemi potentiel est aussi vieux que le commerce, la diplomatie ou la guerre. Dans un manuscrit du IXe siècle découvert récemment, le savant Al-Kindi de Bagdad expose déjà les techniques de base du chiffrement (substitution, transposition) et du déchiffrement (analyse de la fréquence des lettres, des mots probables).
L’histoire de la cryptologie est celle d’une lutte perpétuelle entre ceux qui élaborent les codes et ceux qui tentent de les percer.
L’auteur achève son parcours historique avec une star de la discipline, le Britannique Alan Turing, précurseur de l’informatique, célèbre pour avoir cassé le code des messages secrets allemands en 1942. Il utilisa, entre autres, la technique des «mots probables» d’Al-Kindi : en l’occurrence, les mots «bulletins météo» en allemand.

La révolution informatique a nécessité et permis la mise en place de techniques puissantes de cryptage, ainsi que leurs inévitables contreparties pour le décryptage. L’inaccessible graal du cryptologue est de garantir la trilogie fondamentale : intégrité, authenticité, confidentialité. L’ouvrage doit être sans cesse remis sur le métier à mesure que les puissances de calcul progressent.

L’algorithme RSA (1978) est une référence importante ; il met en jeu deux clés, dont l’une est publique pour le chiffrement et l’autre privée pour le déchiffrement. Comme dans un cadenas, la fermeture est libre ; seule l’ouverture est contrôlée. Encore largement utilisé dans Internet, ce standard exploite une propriété des nombres premiers découverte, deux siècles plus tôt, par le Suisse Leonhard Euler, un des plus grands mathématiciens de tous les temps, lequel serait surpris de voir sa découverte bénéficiant tous les jours au confort de milliards d’individus !

Dans un chapitre sur les technologies, l’auteur détaille les systèmes utilisés dans les téléphones, Internet et les cartes de crédit, que la France a été la première à doter d’une puce (1985), vingt ans avant les Etats-Unis.

La monnaie numérique est une application inattendue de la cryptologie. Elle se doit d’avoir un mécanisme de certification crédible pour garantir l’absence de «double dépense». Dans le cas du bitcoin, celui-ci est ici assuré non par une autorité centrale mais par un collectif d’individus. Chaque transaction est authentifiée par une loterie compétitive. Les participants, appelés «mineurs» (comme des chercheurs d’or !), effectuent les recherches pour vérifier que la transaction est valide. Celles-ci demandent beaucoup de calculs et donc beaucoup d’énergie, comparable, pour le seul bitcoin, à la consommation de la Suisse ! Le concepteur de tout le processus se nomme Satoshi Nakamoto, probablement un pseudonyme. Personne ne l’a jamais vu. Un mystère qui alimente les rumeurs les plus folles !

La physique quantique constitue un espoir et une menace pour la cryptologie. L’espoir est d’utiliser une propriété quantique des photons pour échanger des informations avec une sécurité d’une nature nouvelle car basée sur la physique. Des expériences ont déjà été réalisées avec succès sur une distance de 420 km. Mais la garantie de l’authenticité reste encore un problème.
La menace vient des futurs – et encore hypothétiques – ordinateurs quantiques. Leur puissance de calcul serait telle qu’aucun des standards actuels de cryptage, type RSA, ne leur résisterait. Même si elle paraît lointaine, les cryptologues prennent la menace au sérieux et développent d’ores et déjà des clés «post-quantiques».

Le style de Jacques Stern est sobre et le texte est dense. Ne cachons pas que certains passages sont un peu obscurs pour un lecteur non aguerri à ces techniques. Certains sujets auraient mérité un peu plus de pédagogie, quitte à en écarter d’autres. Malgré cet écueil, le lecteur non spécialisé découvrira avec intérêt cet étrange monde hanté par «les serrures, les cadenas et les clés».

Hubert Krivine

(De Boeck Supérieur, 2021, 128 p. 15,90€)

 
L'IA peut-elle penser ? (H. Krivine, De Boeck Supérieur)L’intelligence artificielle (IA) vogue de succès en succès : elle reconnaît des visages, écrit sous la dictée, traduit des textes dans des centaines de langues, donne des conseils juridiques, pilote des véhicules, observe et classe les étoiles de l’Univers. Elle surpasse les dermatologues pour détecter les mélanomes, les radiologues pour les cancers du sein, les ophtalmologues pour la rétinopathie diabétique. Elle domine les champions mondiaux des jeux d’échecs et de go. L’IA est-elle donc en route pour détrôner le cerveau humain?

Pas vraiment !, répond Hubert Krivine dans un petit livre qui remet toutes ces prouesses en perspective. Celles-ci, explique-t-il, résultent principalement d’analyses de gigantesques quantités de données (big data). La machine identifie des corrélations statistiques entre des évènements, qu’elle exploitera pour prédire ces évènements. Et cela fonctionne avec une redoutable efficacité, que la corrélation soit causale ou non, expliquée ou non. Certains commentateurs estiment aujourd’hui que la recherche d’explications est devenue inutile et le travail théorique une perte de temps. En d’autres termes, c’est tout un pan de la démarche scientifique qui serait ainsi remis en question. Le titre d’un article fameux de 2008 de l’essayiste Chris Anderson est éloquent : « La fin de la théorie : le déluge de données rend la méthode scientifique obsolète ».

C’est contre cette position extrémiste, héritière de l’IA, qu’Hubert Krivine s’insurge, à plusieurs reprises, tout au long de son livre. Dans la foulée de l’excellente préface du zoologiste Guillaume Lecointre, il défend vigoureusement les bienfaits de la théorie. La corrélation entre la prise d’aspirine et la baisse de fièvre (après confirmation de la relation de causalité par des tests en double aveugle) a été suffisante pour utiliser le médicament pendant des décennies. Mais seule la compréhension, dans les années soixante-dix, du mécanisme en jeu (action sur les prostaglandines) en a permis l’amélioration. Par ailleurs, contrairement au big data, les théories permettent d’accéder à des mondes inconnus. Exemples : les ondes radio (équations de Maxwell), les lasers (mécanique quantique), le GPS (relativité générale).

L’auteur ne « s’attarde pas sur le terrain déjà bien labouré de la définition de l’intelligence ». Il décrit brièvement les types d’IA, leurs modes d’apprentissage plus ou moins autonomes. L’IA triomphe lorsqu’elle est dédiée à un problème isolé (échecs, reconnaissance d’image), mais montre ses limites dans des milieux complexes et changeants, qui, selon l’auteur, nécessiteront toujours l’assistance de l’être humain : médecine, enseignement, justice, défense, traduction. La voiture sans chauffeur est encore problématique ; elle met en jeu d’épineux problèmes d’éthique : en cas d’urgence, vaut-il mieux écraser un jeune en dehors des clous ou un vieux en règle ? Peut-être un paramétrage à faire un jour par le propriétaire de la voiture ?
Quant aux fake news et autres théories du complot, elles ont toujours existé, mais l’IA (sous le masque des réseaux sociaux) les amplifie.

Vient l’inévitable comparaison avec le cerveau humain. Un enfant de trois ans reconnaît un hippopotame après en avoir vu deux images, alors qu’il en faut plus de dix mille à la machine.
La force de l’intelligence humaine est de ne pas être dédiée à des problèmes particuliers et de s’adapter à des évènements imprévus. Pour que l’IA atteigne un jour les performances de l’humain, il faudrait qu’elle intègre des concepts aussi inattendus que la curiosité (le moteur pour chercher une théorie !), l’empathie, l’oubli ! Hubert Krivine cite Borges : « Penser, c’est oublier des différences, c’est généraliser, abstraire ». En conclusion, le cerveau humain sort grand vainqueur de la comparaison avec l’IA. Il est vrai qu’il bénéficie de quelques milliards d’années d’évolution de plus et, peut-être, de la bienveillance de l’arbitre qui est... un cerveau humain !

Le livre décrit bien les limites de l’IA, un peu moins bien ses potentialités. On aurait aimé approfondir davantage le rôle des corrélations sur la genèse d’une forme d’intelligence, et comment ces fameux processus d’apprentissage ont pu hisser l’IA au sommet du jeu d’échecs et du jeu de go. Et même au niveau de Copernic et de Kepler ! En effet, dans une simple note en bas de page qui laisse songeur, on découvre que l’IA est capable d’inventer l’héliocentrisme à partir des positions de la planète Mars vues de la Terre !

Miracle ou mirage de l’intelligence artificielle : c’est le sous-titre du livre. Avec un désir légitime de contrer les partisans d’une IA miraculeuse, Hubert Krivine s’est soucié d’en montrer plutôt les mirages. Ce petit livre d’une centaine de pages, assez facile à lire, conviendra bien au lecteur qui veut découvrir le sujet.

Erik Orsenna

(Fayard, 2020, 414 p. 26€)

 
Cochons. Voyage aux pays du Vivant (E. Orsenna, Fayard, 2020)Avec l'ouvrage d’Erik Orsenna Cochons. Voyage aux pays du Vivant, nous sommes invités à effectuer un grand périple autour du monde et au cœur de l'unité du Vivant, en faisant d'abord plus ample connaissance avec le cochon, qui est, de tous les animaux non primates, le plus proche de l'Homme. En chemin, nous croisons aussi beaucoup d'autres animaux. Il s’agit d’un long voyage qui va de la Bretagne à la Chine, ou du roi Louis VI au prix Nobel Jules Hoffmann.

Humains, animaux, plantes : une est la vie, une est la santé. Il existe en effet de fortes interactions entre humains, autres animaux et environnement.
« Figurez-vous que la Terre n’est pas peuplée que d’humains. D’autres êtres, tout aussi vivants que nous, partagent cette copropriété (...). De tous les animaux, le cochon nous est le plus proche. Il nous accompagne depuis toujours. Nous adorons sa viande, et comme, génétiquement parlant, il nous ressemble comme personne, nous prélevons en lui des valves pour soigner nos cœurs défaillants et de l’insuline pour guérir notre diabète ».

Dans son ouvrage (articulé autour des chapitres suivants : 1. Une histoire commune, 2. La construction d’une industrie, 3. Un médecin malgré lui, 4. Les voyages du vivant, 5. Les formes de la révolte, 6. Un monde sans animaux, 7. Une planète d’associés), Erik Orsenna dresse un panorama très complet du monde animal, du monde médical, du domaine scientifique ou de notre environnement.

Le livre relate les rencontres de l’auteur avec de nombreux acteurs, principalement le secteur porcin mais aussi celui de la recherche ou de milieux très divers, d’où une multitude d’anecdotes. Il pouvait s’agir du milieu agro-alimentaire (Henaff, la Cooperl, Pierre Oteiza, qui a permis à l’auteur de décrire l’art de la fabrication d’un véritable jambon) ou de celui de la sélection des différentes espèces porcines (porcs élevés pour leur viande ou «mini-porcs» utilisés dans les laboratoires de recherche). Le milieu vétérinaire n’a pas été oublié et, grâce aux conseils de notre confrère Jean-Luc Angot, président de l’Académie vétérinaire de France en 2020, il a parfaitement décrit la menace de la peste porcine africaine qui est à nos frontières depuis 2018.

Visiblement l’auteur était aussi très proche des préoccupations d’actualité lors de la préparation de son ouvrage et on ne retrouve pas toujours uniquement l’espèce porcine dans certaines parties du livre. Les sujets sont foisonnants, qu’il s’agisse du problème des pandémies grippales ou de «la violence des poiriers et la rentabilité des hévéas». Le sujet de la Covid-19 fait l’objet de plusieurs pages et l’auteur passe ainsi facilement de l’espèce porcine à celle de la chauve-souris. Erik Orsenna dans sa «Petite contribution au portrait du mal français» dénonce le «scandale» de la lourdeur administrative, particulièrement du ministère de la Santé, refusant pendant plusieurs semaines l’aide proposée, dès mars 2020, par les laboratoires vétérinaires départementaux prêts à aider au diagnostic de la Covid-19.

Ecrit avec érudition, dans un style alerte et foisonnant caractéristique d’Erik Orsenna, cet ouvrage est passionnant et représente une véritable ode au Vivant.
Amoureux de la vie et particulièrement attaché aux plaisirs de la table, Erik Orsenna rend ici un bel hommage au cochon et aux êtres vivants en général et nous réconcilie avec un élevage parfois dénigré par certains du fait de son aspect souvent intensif.

Gérald Bronner

(PUF, 2021, 396 p. 19€)

 
Apocalypse cognitive (G. Bronner, PUF, 2021)La question que souhaite traiter l'auteur est clairement posée dans l'introduction : «La situation inédite dont nous sommes les témoins est donc celle de la rencontre de notre cerveau ancestral avec la concurrence généralisée des objets de contemplation mentale, associée à une libération inconnue jusqu’alors du temps de cerveau disponible», «Ce temps de cerveau libéré qu’allons-nous en faire ?». La déclaration optimiste de Jean Perrin, en 1930 : «[...] les hommes, libérés par la science, vivront joyeux et sains, développés jusqu’aux limites de ce que peut donner leur cerveau» est-elle encore d’actualité aujourd’hui ?

Dans une première partie, «Le plus précieux de tous les trésors», l’auteur parcourt l’histoire de l’humanité jusqu’à la date clé du 11 mai 1997, jour où une machine a battu un champion mondial humain dans une partie de jeu d’échecs. Il montre que cette évolution a conduit à une libération croissante du temps de cerveau humain, accélérée au cours des deux derniers siècles (multiplication par huit depuis 1800). Il rappelle que ce temps a notamment été utilisé pour l’éducation mais que depuis peu, il est de plus en plus monopolisé par les écrans, notamment dans une logique de visibilité sociale.

Dans une deuxième partie, «Tant de cerveaux disponibles !», il analyse les phénomènes d’attention, à travers «l’effet cocktail» mondial. Il montre l’énorme croissance de l’information (depuis 2013, la masse d’informations disponibles dans le monde double tous les deux ans) et la manière dont notre attention est captée, dans cet énorme flux, par la sexualité et par la peur. La peur s’est emparée d’une partie non négligeable de notre disponibilité mentale dans un contexte «d’éditorialisation du monde par la peur». Il en est de même pour la colère et la conflictualité, Internet permettant la désinhibition numérique, la «lutte des clash», la haine en ligne et les informations égocentrées. L’éditorialisation du monde est régie par les mécanismes de la dérégulation du marché cognitif, dans lequel l’offre s’indexe de plus en plus sur la demande supposée.
L’alliance entre le fonctionnement ancestral de notre cerveau et l’hypermodernité du marché cognitif risque de conduire à une apocalypse cognitive. La vérité ne se défend pas toute seule et la démocratie des crédules peut l’emporter.

Dans une troisième partie, «L’avenir ne dure pas si longtemps», il s’interroge sur les interprétations et les exploitations possibles de ces constats d’apocalypse cognitive.
Nous ne sommes pas «des foules sentimentales» éprises d’idéal comme le montre clairement la réalité des choix de consommation télévisuelle, des recherches sur Google ou la peopolisation du monde politique.
Il dénonce l’interprétation par la thèse de «l’homme dénaturé» et les auteurs qui l’ont développée, Marcuse, Adorno, Gramsci, Chomski, et l’idée de construire un «homme nouveau», à l’origine de nombre d’utopies qui ont toutes échoué. «Il ne peut y avoir de projet d’éducation libertaire qui ne tienne compte de l’existence des grands invariants qui nous caractérisent.»
Mais il dénonce parallèlement l’exploitation par les néopopulistes, avec sa démagogie cognitive et ses théories du complot bien incarnées par Donald Trump et sa désintermédiation politique, ou par Didier Raoult dans un contexte rendu plus complexe par l’interpénétration entre fiction et réel.

«Le mythe de l’homme dénaturé tout autant que les mots d’ordre néopopulistes enserrent le débat public et les possibilités d’intelligibilité du monde» et remettent en cause la rationalité portée par la philosophie des Lumières.
En partant du paradoxe de Fermi, il s’interroge en conclusion sur notre capacité à franchir le plafond civilisationnel.
«L’extrême complexité de notre cerveau est notre meilleure arme face à l’adversité.» «Ce que nous pouvons faire de mieux est d’organiser les conditions pour chacun de sa déclaration d’indépendance mentale.»
«Nous sommes la seule espèce à être capable de penser notre destin avec une telle profondeur temporelle, la seule à pouvoir prendre en compte les conséquences primaires et secondaires de nos actions. Il nous reste seulement à réaliser toute notre potentialité.»

L’ouvrage est très riche, très développé et très stimulant pour la réflexion sur notre relation aux évolutions du monde contemporain.

Jean de Kervasdoué

(Albin Michel, 2021, 208 p. 18,90€)

 
Les écolos nous mentent (J. de Kervasdoué, Albin Michel, 2021), Le ton est donné d’emblée, et par le titre et par le bandeau que l’éditeur ajoute à la couverture, «Le véritable état des lieux de la planète». Il s’agit de dénoncer la «philosophie écologico-malthusienne».

Pour ce faire, l’auteur reprend, dans une première partie intitulée «Dérives écologiques», divers sujets d’actualité : la question de l’eau (qui a dit qu’on allait manquer d’eau ?), la question des incendies (des incendies très politiques), la question de la biodiversité (la biodiversité a la vie dure), les abeilles (les abeilles adeptes de Darwin), la surpêche (la surpêche, terrible réalité), la forêt (la forêt, autre victime de l’ignorance ambiante), en dénonçant les discours simplistes sur chacun de ces thèmes.

Puis, dans une deuxième partie, il identifie des «procès d’intention» en revenant, dans plusieurs chapitres, sur le sujet de l’alimentation. Il dénonce les critiques de la consommation de viande rouge, relativise les bienfaits de l’agriculture «biologique» et présente les «indéniables progrès apportés par les OGM».

Dans la troisième et dernière partie, «Paradoxes», après avoir affirmé dans un premier chapitre que «le nucléaire c’est l’avenir», il ouvre plus largement le débat en abordant la relation entre science et droit, notamment après la décision d’introduire le principe de précaution, et en rappelant la valeur de la méthode expérimentale (avec l’exemple du diesel). Il attaque enfin «le retour de la pensée magique» (exemple de la «biodynamie») et les «ruses du mensonge» en critiquant notamment la convention citoyenne sur le climat. «La nouvelle religion, l’écologisme, excommunie les mal-pensants.»

L'intitulé de l'introduction «Vrais problèmes, fausses solutions» laissait envisager une analyse balancée de l'ensemble des questions environnementales. Mais c'est plutôt d'un pamphlet qu'il s'agit. Rapidement écrit, il apporte des arguments intéressants sur de nombreux sujets faisant débat, même si c’est parfois sur un mode sommaire. Attaché avant tout à mettre en évidence des fausses pistes, l’auteur ne délivre pas de véritable synthèse ni de propositions toutes faites concernant le sujet global du réchauffement climatique. Il invite à plus d’objectivité et de réflexion.

Cédric Grimoult

(Ellipses, 2020, 384 p. 26€)

 
Lamarck (C. Grimoult, Ellipses, 2020)Le cou de la girafe l’a rendu célèbre, mais il reste inconnu. Jean-Baptiste Lamarck, ce «célèbre inconnu», est le sujet du dernier livre de Cédric Grimoult, historien des sciences et spécialiste de l’évolution.

Lamarck est d’abord un naturaliste exceptionnel : il classe l’ensemble de la flore française, soit 6000 plantes, dont la moitié d’espèces nouvelles. Buffon lui ouvre l’Académie des sciences. Il est nommé «botaniste du Roi» en 1788.

Le savant touche à diverses disciplines, avec plus ou moins de bonheur. Il récuse la nouvelle chimie de Lavoisier. Il affirme que tous les minéraux sont d’origine organique ! «Mes preuves à ce sujet sont trop évidentes, et ne me paraissent pas permettre le moindre doute.» Déclaration consternante qu’il révisera plus tard.

Il est l’un des premiers à publier ses prévisions météorologiques, forcément approximatives, ce qui lui vaudra une rude semonce en public de Napoléon pour son «absurde météorologie», qui l’aurait laissé en pleurs selon Arago.

En bon historien des sciences, Cédric Grimoult ne s’érige pas en juge du haut de son savoir du XXIe siècle. Mais il pointe les (nombreuses) incohérences de Lamarck avec les faits connus à la fin du XVIIIe siècle. Celui-ci se révèle un savant déductif, à l’ancienne, qui proclame des principes sans se soucier des faits. Eduqué chez les jésuites (à Amiens), il est dans la lignée de Descartes. Il écoute peu ses collègues. Il ne les cite jamais. Il se présente en victime marginalisée.

En 1793, il est en charge des insectes, des vers et autres animaux microscopiques au Muséum d’histoire naturelle. Il s’attaque à leur classification : il crée la catégorie (et le mot) des Invertébrés. Ce travail est salué dans toute l’Europe (7000 espèces, dont plus de 1000 genres).

Grimoult présente sur cinquante pages un passionnant panorama des innombrables théories de l’évolution depuis Lucrèce jusqu’à 1800. Quelques exemples : Vanini, brûlé en 1619, pense que «l’homme vient de la semence des guenons et des singes». Maupertuis (sous un nom d’emprunt) croit, comme beaucoup d’autres, en l’hérédité de l’acquis : la race noire provient de la race blanche qui s’est acclimatée au soleil (1744). Buffon est contraint de se rétracter pour sa Théorie de la Terre (1751). Voltaire ne croit pas au transformisme. Diderot croit à la génération spontanée. Erasmus Darwin (grand-père de Charles) et Goethe sont adeptes de la transformation des espèces (1794). Les romans de Rétif de la Bretonne s’approprient toutes ces thématiques (1796).

En 1800, Lamarck présente ce qui est considéré comme la première théorie globale de l’évolution, qu’il affinera durant vingt ans. Grimoult procède à une analyse détaillée de ses trois grands ouvrages de 1802, 1809 et 1820. Lamarck adhère au transformisme. La nature est une puissance dynamique, où Dieu n’a pas sa part. Il croit au progrès général de la nature, tout en pressentant que «l’homme est destiné à s’exterminer lui-même après avoir rendu le globe inhabitable». Le monde est déterministe ; le libre arbitre n’existe pas. La fonction crée l’organe. Pour le héron, vouloir pêcher sans se mouiller entraîne un allongement de son cou (une variante de l’exemple de la girafe). Il s’agit de l’argument le plus original de sa théorie, et le plus controversé.

Le meilleur ennemi de Lamarck est Georges Cuvier, paléontologue des Vertébrés, fixiste et créationniste. Cuvier lui lance des défis et le poursuit de ses «sanglantes épigrammes» ridiculisant sa théorie («C’est en se mouchant que l’homme a fait son nez»).

Dans ses dernières années, Lamarck milite pour réduire les inégalités sociales. Il critique l’injustice du suffrage censitaire établi sous la Restauration. Il se présente lui-même comme un savant désintéressé ; il reçoit certes un salaire honorable, mais quatre fois inférieur à celui de Cuvier !
Lamarck est mort à 85 ans (1829). Odieux, Cuvier écrit un Eloge funèbre raillant le défunt.

En 1859, Charles Darwin publie L’Origine des espèces et introduit le concept fondamental de «sélection naturelle». On prouve ensuite que les caractères acquis ne sont pas héréditaires, ce qui réfute la thèse de Lamarck. L’auteur montre que la récente «épigénétique» ne vient pas corriger cette conclusion.

Le débat Darwin - Lamarck s’est poursuivi pendant un siècle, parasité par des querelles idéologiques, où la position de chacun est caricaturée. En France, Lamarck a été et reste encore «l’étendard de ceux qui ne sont pas satisfaits du mécanisme de sélection».

Ce livre lève un voile, sans complaisance, sur un personnage énigmatique, à la fois déplaisant et attachant. Il nous fait découvrir en détails la première théorie complète de l’évolution, nous guide dans l’enchevêtrement des théories concurrentes de ses précurseurs, et de sa postérité. Une pierre fondamentale dans l’histoire des sciences et des idées.

Laurent Palka

(Quae, 2020, 176 p. 24,50€)

 
Le peuple microbien (L. Palka, Quae, 2020)La collection «Carnets de sciences» des éditions Quae confirme une certaine originalité des livres scientifiques publiés. Avec Le peuple microbien de Laurent Palka, maître de conférences au Muséum national d’histoire naturelle à Paris, c’est un voyage particulier auquel nous sommes conviés.

L’auteur est accompagné d’une vingtaine de spécialistes, professeur au Muséum, directeur de recherche à l’Institut Pasteur, ingénieur de recherche au CNRS, technicien biologiste, pour les sujets étudiés. Chacun a participé en rédigeant des fiches, en proposant des illustrations, en rendant cet ouvrage vivant.

Vivant il le faut, car il s’agit du monde vivant, acellulaire, procaryote, eucaryote, qui vit dans des milieux variés comme le corps humain ou animal, les sols, le désert, les eaux chaudes...

Le guide de lecture en pages 9-13 est appréciable, avec des définitions sur la cellule, les bactéries, les archées, les protistes, les virus à la limite du monde vivant. Il permet aussi de comprendre comment les illustrations sont obtenues, à partir du microscope photonique, du microscope électronique à transmission ou à balayage.

Il faut découvrir les six chapitres de ce livre comme un voyage permettrait de le faire, sans suivre forcément l’ordre établi dans le livre. Un conseil toutefois, commencer par situer les êtres vivants sur l’arbre phylogénétique (réalisé à partir de l'ARN ribosomique), comme il est proposé en page 18, selon la théorie de l’ancêtre commun, archées et eucaryotes. Il restera à ajouter les virus, hors de cet arbre, mais inclus dans le monde du vivant ; il est question très souvent dans cet ouvrage de virus animaux, végétaux et de bactériophages.

J’ai particulièrement apprécié le chapitre «Aux limites de la vie» sur les microbes extrêmophiles, obligatoires ou tolérants ; ils habitent des milieux les plus hostiles et, comme le dit l’auteur, «plus on les cherche, plus on les trouve». Le vivant est présent dans des milieux sans eau, sans oxygène, saturés en sel, très acides, à des températures ou très basses ou très élevées. L’auteur nous explique les techniques adaptatives développées par certains pour vivre ou survivre.

Un livre qui nous fait voyager et réfléchir aux limites du vivant.

Jerry A. Coyne

(Markus Haller, 2021, 394 p. 25€)

 
Evolution - Les preuves (J.A. Coyne, Markus Haller)J’avais déjà eu le très grand plaisir de lire en 2010 la version originale de cet ouvrage (Why Evolution is True) et sa traduction française est fidèle au contenu et à l’esprit du texte original ; on peut seulement regretter qu’elle n’arrive qu’aujourd’hui.

Jerry Coyne s’est toujours fortement engagé par ses recherches, ses enseignements et ses livres dans une défense adroite de la théorie de l’évolution qui, il faut s’en rappeler, était à l’époque en butte aux arguments des créationnistes qui avaient l’oreille de George W. Bush. Il le fait cependant en privilégiant une approche différente de celle des grands ténors comme Richard Dawkins (dont il faut remarquer qu’il s’était félicité de la parution de Why Evolution is True) ou du regretté Stephen Jay Gould. Sans jamais se départir de toute la rigueur nécessaire, il reste plus accessible à des lecteurs curieux voulant s’informer sans pour autant désirer être au fait de tous les arcanes de la théorie de l’évolution.

Coyne a en effet compris qu’afin de justifier leurs convictions, les tenants de la «conception intelligente» mettent en exergue — en en détournant la signification — les moindres désaccords scientifiques sur les mécanismes exacts de l’évolution par la sélection naturelle. Or ces points d’achoppement ne reflètent que les doutes honnêtes et la marche normale de la science. Pour scientifiquement fondamentales qu’elles soient, ces divergences ne sont somme toute que locales et mineures au regard de l’énorme corpus scientifique qui valide la théorie de l’évolution. Coyne, n’a donc pas voulu se livrer à un combat frontal, sans doute justifié mais perdu d’avance, avec les créationnistes les plus pernicieux. Il a plutôt choisi de s’appuyer sur un faisceau d’exemples probants et de données irréfutables apportés par la géologie, la génétique, les mécanismes du développement fœtal, etc., afin de démontrer sans ambiguïté et sans aucune polémique pourquoi la science moderne reconnaît que la théorie de l’évolution est vraie. Il met là à profit, avec logique et clarté, dans un style élégant, joyeux et enthousiaste, bien rendu par le traducteur, toute la richesse de son expérience pédagogique acquise au département d'écologie et d'évolution de l'université de Chicago, où il délivre des cours interdisciplinaires en génétique et en biologie évolutive.

La seule difficulté que je prévois avec ce livre est qu’il sera difficile de le refermer avant de l’avoir terminé…

sous la direction de Laurence Honnorat

(Belin, 2021, 278 p. 18€)

 
Pourquoi moi ? Le hasard dans tous ses états (Belin, 2021)«Il est silencieux, omniprésent et ambigu, d’une irrépressible et inextricable influence». C’est ainsi que Laurence Honnorat qualifie le hasard, thème central de l’ouvrage collectif qu’elle a conçu avec pas moins de trente auteurs !
Ceux-ci sont principalement des scientifiques (physique, astrophysique, mathématiques, informatique, sciences cognitives, climatologie, paléontologie, botanique), mais aussi astronaute, aviateur, psychologue, philosophe, historien, artiste.
Chaque auteur présente un article autour du concept du hasard. Le livre se découpe en trente chapitres d’une dizaine de pages, juxtaposés dans un ordre aléatoire, sans coordination apparente, ni classement. Quelques morceaux choisis de cet ensemble inévitablement hétéroclite :

Les rapports entre l’homme et le hasard font l’objet de six articles, et du titre du livre : Pourquoi moi ?, la question que l’on se pose parfois lorsqu’un malheur nous accable.
Comment des êtres rationnels refusent-ils le hasard pour lui préférer l’hypothèse des complots ou de la main du destin ? A cette question très actuelle, Jean-Louis Dessalles, chercheur en sciences cognitives, répond avec la théorie dite de la «simplicité anormale». Supposons que la série 1, 2, 3, 4, 5, 6 soit tirée au loto. Ce résultat sera considéré comme remarquable. Pourtant sa probabilité est la même que celle de tous les autres tirages possibles. L’être humain tend à penser qu’une situation anormalement simple, comme une série de coïncidences, ne peut pas être le fruit du hasard. Les théories sur la fameuse coïncidence des présidents Lincoln et Kennedy en témoignent. Ce schéma de pensée serait câblé dans nos cerveaux. Peut-être forgé par l’évolution ?

En 1920, Ernest Rutherford écoute les clics de son compteur Geiger qui enregistre les désintégrations radioactives d’un bloc de thorium. Les clics sont irréguliers : une impression de pur hasard. Rutherford est en train de vivre un moment capital de l’histoire des sciences : on prend conscience que certains phénomènes sont naturellement aléatoires. La physique quantique, née en 1900, intégrera cette découverte et deviendra, en partie, probabiliste. Aujourd’hui, elle règne sur le monde des particules avec une précision extraordinaire (huit décimales !).

La cosmologie fait l’objet de sept chapitres et constitue le domaine le plus approfondi du livre.
Le réglage des paramètres cosmologiques tient-il du hasard ? Certains, comme la distance Terre-Soleil, ne peuvent être différents, sans quoi la vie n’existerait pas. Ce n’est pas le cas de la distance Terre-Lune, écrit Jean-Philippe Uzan dans son article passionnant sur les grandes questions de la cosmologie. On y apprend qu'en raison de l’expansion, dans 100 milliards d’années, notre ciel sera vide d’étoiles : «Nous devrions chérir de vivre dans cette petite frange de temps pendant laquelle l’Univers est compréhensible». A méditer en effet.
Ces fameux paramètres dérivent-ils d’une intelligence créatrice comme l’affirme Jean-Dominique Michel dans son article ? Marc Lachièze-Rey fustige cette position, qui se trouve d’ailleurs en dehors du champ de la science.
Au cœur des étoiles, selon la physique quantique, certains noyaux d’hydrogène parviennent à franchir le barrage des forces de répulsion électrique pour fusionner entre eux, ce qui engendre de l’énergie et des noyaux d’atomes de plus en plus lourds, qui seront in fine rejetés dans l’espace à la mort de l’étoile. Ainsi le fer de l’hémoglobine de notre sang provient de ces lointaines explosions d’étoiles ! Fabuleux parcours, semé de multiples hasards, remarquablement raconté par Roland Lehoucq.
Selon Hubert Reeves, le hasard est l’élément-clé qui donne à la nature sa diversité. Par le jeu combiné des lois et du hasard, la nature exprime son «évolution créatrice» (selon la formule de Bergson) et sa complexité croissante, de la particule à la galaxie et l’être humain.

La liste des autres sujets traités illustre bien l’ubiquité du hasard : la tolérance (faible) au monde aléatoire, la reproduction des organismes vivants (une série de hasards qui nous rend uniques), la sélection naturelle (elle trie ce que le hasard propose), les extinctions d’espèces (le hasard des volcans et des météorites), le climat (aucune chance que le hasard ne nous aide), les missions spatiales («les dinosaures ont disparu car ils n’avaient pas de programme spatial»), la voltige aérienne, aléa et liberté, le rôle (trompeur) de l’intuition, l’intelligence artificielle, la métrologie, la fabrication de hasard, les pratiques divinatoires, les essais cliniques du Dr Raoult, le surréalisme, l’espérance de vie, la perception du hasard par les enfants.

Dans son introduction, Laurence Honnorat évoque «cette cogitation à laquelle vous êtes conviés». Promesse tenue. Ce livre, dont la lecture est plaisante, suscite une saine réflexion «à bâtons rompus» sur quelques-unes des innombrables facettes du hasard.