Jusqu’où peut-on modifier l’homme ?

Patrice Debré

Professeur émérite d’immunologie à Sorbonne Université, membre de l’Académie nationale de médecine
 
Jusqu'où peut-on modifier l'homme ?
 
Nous avons le sentiment de vivre une période charnière. Les nouvelles techniques génétiques ont des pouvoirs inouïs. Elles peuvent être utilisées pour modifier les cellules du corps, mais également les cellules reproductrices – spermatozoïdes et ovules –, ainsi même que les cellules présentes aux premiers stades de l’embryon.

De telles recherches sont encadrées, mais failles ou imprécisions subsistent. Ainsi, concernant les cellules souches somatiques – celles du corps –, le Code de la santé publique, qui entoure ces recherches, ne les autorise qu’à la condition qu’elles soient de nature à « étendre la connaissance scientifique de l’être humain et les moyens susceptibles d’améliorer sa condition ». Améliorer ? Dans améliorer il y a modifier. Ce terme autorise à modifier l’homme pour accroître les capacités de l’organisme, telle une meilleure acuité visuelle ou une plus grande résistance à l’effort. Où sont les « droits de l’homme » en la matière, jusqu’où vont-ils ? Où est la frontière entre ce qu’il nous est (et nous sera) désormais possible de faire et ce que nous devons (et devrons) nous interdire de faire ?

Concernant les cellules germinales, il est écrit qu’« aucune transformation ne peut être apportée aux caractères génétiques dans le but de modifier la descendance de la personne » et que « la conception in vitro d’embryon ou la constitution par clonage d’embryons humain à des fins de recherche ou la création d’embryons transgéniques ou chimériques est interdite ». La possibilité d’utiliser ces techniques sur des cellules germinales à des fins de recherche se heurte ainsi à l’interdiction d’en valider les conséquences.

En revanche, le législateur n’a pas souhaité limiter la création d’embryons chimériques. Il est en effet possible et autorisé d’introduire des cellules souches humaines pour les développer dans des embryons animaux (et vice versa d’ailleurs). Or les interdictions qui pèsent sur ces pratiques sont variables d’un pays à l’autre. Ainsi le 1er mars 2019, la création de chimères homme-animal a été autorisée au Japon et le ministère des Sciences et Technologies donnait son feu vert, le 24 juillet, à un projet d’étude visant à développer un pancréas étranger chez des rongeurs en utilisant des cellules souches humaines. De tels embryons de rats ou de souris pourraient ainsi produire un organe humain, par la suite utilisable pour une greffe. Ces expériences ouvrent bien évidemment d’incroyables perspectives ! Celles-ci soulèvent aussi de nombreuses questions. Certes, les animaux d’expérience restent actuellement limités aux rongeurs et leur taille donne peu de chances, aujourd’hui, à une utilisation en transplantation humaine. Mais des expériences de cet ordre pourraient se faire chez le porc, la chèvre, ou même chez des primates non humains. Sans attendre la création et l’exploitation d’une telle ménagerie, que se passerait-il si quelques cellules souches, lors de ces expériences japonaises, migraient inopportunément dans le cerveau de ces petits rongeurs ou au niveau du visage. Va-t-on les laisser avoir une (mini) conscience humaine ? Verra-t-on des animaux à face humaine ?

Autant de questions plus délicates les unes que les autres.

La loi ne peut pas répondre à toutes.

Il y va aussi de la responsabilité de chacun. Comment la mobiliser mieux que par la connaissance et la réflexion ? C’est l’un des aspects essentiels de la mission que s’est donnée l’AFAS, participer à la diffusion de la connaissance et aider à la réflexion. Pour plus de responsabilité individuelle et collective.
 

Texte publié en éditorial du N° 2019-5 d’AFAS Infos (sept.-oct. 2019).