Jean-Gabriel Ganascia
Professeur d’informatique à la faculté des sciences de Sorbonne Université

L’utilisation des grands modèles de langage affecte-t-elle nos facultés cognitives? Et, comment? Les optimistes espèrent que les générateurs automatiques de textes comme ChatGPT nous soulageront d’un fardeau inutile, celui de la rédaction, qu’ils allègeront notre charge cognitive et qu’ainsi libérés, nos esprits en deviendront plus mobiles, plus imaginatifs, plus libres et qu’ils poursuivront plus avant dans leur quête de savoirs nouveaux. Les grincheux craignent au contraire qu’ils n’incitent à la paresse et diminuent nos capacités critiques, ce qui provoquerait une forme d’atrophie cognitive. Comment départager entre eux?
Un travail conduit par huit chercheurs de Cambridge (Massachusetts), aux États-Unis, dont six membres du très prestigieux MIT (Massachusetts Institute of Technology) tente d’asseoir les réponses que nous apportons à ces questions sur la foi d’expérimentations scientifiques rigoureuses et pas uniquement d’intuitions vagues. Un article copieux — plus de 200 pages — et intitulé Your Brain on ChatGPT: Accumulation of Cognitive Debt when Using an AI Assistant for Essay Writing Task (en français « Votre cerveau sur ChatGPT : Accumulation de la dette cognitive lors de l’utilisation d’un assistant IA pour la rédaction d’un essai ») fait le point sur ces recherches1. Il a été récemment diffusé sur les réseaux sociaux, à partir de la mi-juin 2025, sans attendre les retours des rapporteurs chargés de l’évaluer pour le compte de la revue scientifique à laquelle il a été soumis. Nous nous proposons ici de résumer brièvement la teneur de cet article pour donner un avant-goût de la démarche suivie et des résultats obtenus.
Le protocole est parfaitement défini: trois groupes de 18 sujets chacun ont été constitués par tirage aléatoire sur un ensemble de 54 étudiants volontaires. Des électrodes placées sur leur crânes enregistrent les signaux électromagnétiques, à savoir leur EEG, au cours des activités auxquelles on les soumet. Il leur est demandé d’écrire trois textes durant trois périodes de 20 minutes espacées de quelques jours. Le premier groupe utilise chatGPT, le second fait appel à un moteur de recherche comme Google, sans recourir à des techniques d’IA générative, et le troisième fait appel au seul cerveau des individus. Pour chacune de ces rédactions, les étudiants ont le choix entre trois sujets différents et identiques pour tous, ce qui fait neuf sujets en tout. Enfin, au cours d’une quatrième session, on demande à 9 étudiants volontaires du premier groupe, celui des étudiants qui ont utilisés un LLM, d’écrire sans dispositif d’assistance, tandis que l’ont demande à 9 étudiants du troisième groupe, à savoir ceux qui ont écrit juste avec leur cerveau, d’écrire avec un LLM.
L’article porte sur l’analyse et la comparaison des textes produits au cours de ces différentes sessions, sur la mémorisation qu’ont les étudiants de leurs propres productions et sur leur activité cérébrale au cours de ces différentes tâches.
Il apparaît que les textes écrits sans l’aide de ChatGPT sont plus courts et qu’ils contiennent moins de références à des entités nommées, à savoir moins d’informations factuelles. Les professeurs chargés de les évaluer les trouvent toutefois plus synthétiques et plus clairs. En revanche, les étudiants ayant utilisé ChatGPT se souviennent assez peu des sujets qu’ils ont traités et sont incapables de citer des fragments de leurs propres productions, contrairement aux autres, à savoir, ceux qui ont utilisé un moteur de recherche et ceux qui ont uniquement recouru à leur propre cerveau. Qui plus est, lors de la phase 4, les étudiants ayant, dans les trois premières phases, écrit seuls, ont avec les LLMs de meilleurs performances que les autres que ce soit dans les phases initiales, où ils ont écrit uniquement avec les LLMs, ou après, lorsqu’ils écrivent sans le secours de ces dispositifs. Enfin, les EEG révèlent une bien meilleure connectivité cérébrale chez les sujets qui n’utilisent pas ChatGPT que chez les autres.
Cette étude est préliminaire. Elle ne porte que sur 54 sujets soumis à une tâche très particulière, l’écriture d’essais en temps limité. Elle demande à être poursuivie. De plus, nous attendons avec impatience les rapports des évaluateurs pour savoir si la démarche est considérée comme pleinement valide au regard des critères scientifiques en vigueur. Il n’empêche que les premiers résultats mettent en évidence deux points: les risques de perte de mémoire lorsque les tâches sont effectuées automatiquement, et en même temps, les bénéfices de l’augmentation, lorsque cette augmentation ne fait pas suite à une substitution de l’humain par la machine…
- Kosmyna, N., “Your Brain on ChatGPT: Accumulation of Cognitive Debt when Using an AI Assistant for Essay Writing Task”, Art. no. arXiv:2506.08872, 2025. https://arxiv.org/abs/2506.08872 ↩︎