L’IA peut-elle penser ?

Hubert Krivine

(De Boeck Supérieur, 2021, 128 p. 15,90€)

 
L'IA peut-elle penser ? (H. Krivine, De Boeck Supérieur)L’intelligence artificielle (IA) vogue de succès en succès : elle reconnaît des visages, écrit sous la dictée, traduit des textes dans des centaines de langues, donne des conseils juridiques, pilote des véhicules, observe et classe les étoiles de l’Univers. Elle surpasse les dermatologues pour détecter les mélanomes, les radiologues pour les cancers du sein, les ophtalmologues pour la rétinopathie diabétique. Elle domine les champions mondiaux des jeux d’échecs et de go. L’IA est-elle donc en route pour détrôner le cerveau humain?

Pas vraiment !, répond Hubert Krivine dans un petit livre qui remet toutes ces prouesses en perspective. Celles-ci, explique-t-il, résultent principalement d’analyses de gigantesques quantités de données (big data). La machine identifie des corrélations statistiques entre des évènements, qu’elle exploitera pour prédire ces évènements. Et cela fonctionne avec une redoutable efficacité, que la corrélation soit causale ou non, expliquée ou non. Certains commentateurs estiment aujourd’hui que la recherche d’explications est devenue inutile et le travail théorique une perte de temps. En d’autres termes, c’est tout un pan de la démarche scientifique qui serait ainsi remis en question. Le titre d’un article fameux de 2008 de l’essayiste Chris Anderson est éloquent : « La fin de la théorie : le déluge de données rend la méthode scientifique obsolète ».

C’est contre cette position extrémiste, héritière de l’IA, qu’Hubert Krivine s’insurge, à plusieurs reprises, tout au long de son livre. Dans la foulée de l’excellente préface du zoologiste Guillaume Lecointre, il défend vigoureusement les bienfaits de la théorie. La corrélation entre la prise d’aspirine et la baisse de fièvre (après confirmation de la relation de causalité par des tests en double aveugle) a été suffisante pour utiliser le médicament pendant des décennies. Mais seule la compréhension, dans les années soixante-dix, du mécanisme en jeu (action sur les prostaglandines) en a permis l’amélioration. Par ailleurs, contrairement au big data, les théories permettent d’accéder à des mondes inconnus. Exemples : les ondes radio (équations de Maxwell), les lasers (mécanique quantique), le GPS (relativité générale).

L’auteur ne « s’attarde pas sur le terrain déjà bien labouré de la définition de l’intelligence ». Il décrit brièvement les types d’IA, leurs modes d’apprentissage plus ou moins autonomes. L’IA triomphe lorsqu’elle est dédiée à un problème isolé (échecs, reconnaissance d’image), mais montre ses limites dans des milieux complexes et changeants, qui, selon l’auteur, nécessiteront toujours l’assistance de l’être humain : médecine, enseignement, justice, défense, traduction. La voiture sans chauffeur est encore problématique ; elle met en jeu d’épineux problèmes d’éthique : en cas d’urgence, vaut-il mieux écraser un jeune en dehors des clous ou un vieux en règle ? Peut-être un paramétrage à faire un jour par le propriétaire de la voiture ?
Quant aux fake news et autres théories du complot, elles ont toujours existé, mais l’IA (sous le masque des réseaux sociaux) les amplifie.

Vient l’inévitable comparaison avec le cerveau humain. Un enfant de trois ans reconnaît un hippopotame après en avoir vu deux images, alors qu’il en faut plus de dix mille à la machine.
La force de l’intelligence humaine est de ne pas être dédiée à des problèmes particuliers et de s’adapter à des évènements imprévus. Pour que l’IA atteigne un jour les performances de l’humain, il faudrait qu’elle intègre des concepts aussi inattendus que la curiosité (le moteur pour chercher une théorie !), l’empathie, l’oubli ! Hubert Krivine cite Borges : « Penser, c’est oublier des différences, c’est généraliser, abstraire ». En conclusion, le cerveau humain sort grand vainqueur de la comparaison avec l’IA. Il est vrai qu’il bénéficie de quelques milliards d’années d’évolution de plus et, peut-être, de la bienveillance de l’arbitre qui est… un cerveau humain !

Le livre décrit bien les limites de l’IA, un peu moins bien ses potentialités. On aurait aimé approfondir davantage le rôle des corrélations sur la genèse d’une forme d’intelligence, et comment ces fameux processus d’apprentissage ont pu hisser l’IA au sommet du jeu d’échecs et du jeu de go. Et même au niveau de Copernic et de Kepler ! En effet, dans une simple note en bas de page qui laisse songeur, on découvre que l’IA est capable d’inventer l’héliocentrisme à partir des positions de la planète Mars vues de la Terre !

Miracle ou mirage de l’intelligence artificielle : c’est le sous-titre du livre. Avec un désir légitime de contrer les partisans d’une IA miraculeuse, Hubert Krivine s’est soucié d’en montrer plutôt les mirages. Ce petit livre d’une centaine de pages, assez facile à lire, conviendra bien au lecteur qui veut découvrir le sujet.

Une réflexion au sujet de « L’IA peut-elle penser ? »

Les commentaires sont fermés.