Gerbert d’Aurillac. Mathématicien et pape de l’an mil

Alain Schärlig

(EPFL Press, 2022, 208 p. 18,90€)

 
L’addition, la soustraction, la multiplication, la division nous paraissent aujourd’hui bien triviales. Elles ne l’étaient pas en l’an mil, loin s’en faut. Nous le découvrons avec Alain Schärlig, spécialiste de l’histoire du calcul, qui consacre son dernier livre à un acteur-clé de cette histoire, Gerbert d’Aurillac.

Né vers 950 dans le Cantal, Gerbert est «offert» par ses parents au monastère d’Aurillac, qui se charge de son éducation. Jeune homme, il poursuit ses études à Vich, sous la protection du comte de Barcelone, dans cette zone du Nord de l’Espagne reconquise par Charlemagne, après un siècle d’occupation arabe. Dans les bibliothèques abondent les traductions latines de textes arabes, eux-mêmes parfois traduits du sanskrit ou du persan. Gerbert y acquiert une culture scientifique inégalée chez les chrétiens d’Occident. On le retrouve à Rome, où il est précepteur et ami du fils de l’empereur germanique Othon. Le roi de France Lothaire le fait venir à Reims : il devient «écolâtre», ou professeur à l’école cathédrale, sorte d’université avant la lettre. Sa renommée se répand «à travers les Gaules et l’Italie». Homme politique de talent, artisan de l’accession d’Hugues Capet au trône, Gerbert devient archevêque de Reims et deuxième personnage de France. Il sera finalement pape en 999, sous le nom de Sylvestre II. Il meurt à 53 ans en 1003.

L’astronomie est son domaine scientifique favori. Durant ses années d’enseignement, il fabrique à des fins pédagogiques des sphères, en bois plein ou armillaires. Il maîtrise l’art de construire le cadran solaire et son équivalent nocturne, le nocturlabe, dont il est un des pionniers, ainsi que l’astrolabe, qui mesure la position des étoiles.

Pour ses calculs d’astronomie, Gerbert a besoin d’outils nouveaux, l’équivalent d’une nouvelle calculette. Nous voici au cœur du sujet ! A cette époque, dans le monde chrétien, on utilise encore les chiffres romains, écrits en minuscules liées. Ainsi, le nombre 3867 s’écrit mmmdccclxvii. Il est impossible de faire un calcul écrit avec cette notation. D’où l’usage d’abaques, hérités des Grecs et des Romains : on place des cailloux ou des jetons dans des colonnes, chacune correspondant à une valeur, par exemple 1, 10, 100. On réalise additions et soustractions en déplaçant les jetons. Multiplications et divisions sont quasi impossibles C’est pour réaliser ces deux opérations que Gerbert développe un nouvel abaque. Il utilise des jetons qui sont marqués d’une valeur de 1 à 9. Alain Schärlig en explique le fonctionnement. Il procède par étapes et s’appuie sur de nombreux dessins explicatifs. Le nouvel «abaque de Gerbert» donnera un nouvel élan aux calculs en astronomie.

Au même moment, dans le monde arabe, les techniques de calcul sont beaucoup plus avancées. Dès le IXe siècle, à partir de techniques venues d’Inde, les savants de Bagdad mettent au point un système de neuf chiffres. Puis ils adoptent le zéro. Dès lors, c’est la position du chiffre dans le nombre qui indique sa valeur. Ainsi, 305 signifie 3 centaines, 0 dizaine et 5 unités. Avec cette numération par position, colonnes et abaques ne sont plus nécessaires. On passe au calcul écrit, beaucoup plus efficace.

L’influence arabe sur Gerbert est indéniable. Il utilise, par exemple, les chiffres arabes pour marquer ses jetons. Il est d’ailleurs le premier chrétien connu à le faire. Mais il n’adopte pas le zéro, manquant ainsi l’occasion de faire entrer l’Occident, dès l’an mil, dans le monde merveilleux du calcul écrit. Est-ce par ignorance ? ou par autocensure, de peur d’être associé au zéro et donc perçu comme diabolique par l’Eglise ? Schärlig analyse les arguments de chaque hypothèse et juge plus vraisemblable celle de l’autocensure. Incroyablement, l’Europe chrétienne attendra encore deux siècles avant l’introduction (très lente) du zéro, de la numération de position et du calcul écrit !

Gerbert n’a pas échappé au soupçon de lien avec le diable. «Gerbert, ce petit paysan, ne pouvait avoir été pape et éminent savant qu’avec l’appui du diable», résume un biographe. A l’ouverture de son tombeau en 1648, on demande s’il n’a pas les pieds fourchus ! Dans son Histoire de France (1833), Michelet décrit la mort de Sylvestre II : «le diable se présente et réclame le pape».

Ce petit livre se lit facilement. Le lecteur tentera de faire abstraction de ses propres connaissances modernes pour bien apprécier les performances de ces abaques d’un autre âge.
On découvre quelques aspects de la vie de cette fin de millénaire comme les jeux politiques, les débats contradictoires, l’enseignement universitaire, la surprenante diversification des chiffres arabes, l’acheminement du courrier (assuré par les moines), les itinéraires Reims-Rome (durée : 2 mois) et le choix des cols alpins !
Un livre pour les passionnés d’histoire des sciences et les curieux.