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Jean Audouze
Astrophysicien, directeur de recherche émérite au CNRS, scientifique associé au Théâtre de la Ville
Article publié avec l’aimable autorisation de l'A-Ulm, Association des anciens, élèves et amis de l'Ecole normale supérieure (in L'Archicube, n° 35, déc. 2023, pp. 9-25).
que les soleils marins teignaient de mille feux»
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal
Le mot «feu» possède deux sens, d’une part un sens «concret» : il s’agit de la production d’une flamme produite par la combustion d’un corps. Evidemment le ciel est rempli d’innombrables feux que je vais évoquer ici. Je ne me contenterai pas de faire allusion aux feux célestes «visibles». Nous savons depuis plus d’un siècle que la lumière perçue par nos yeux ne représente qu’une très faible fraction de ce que l’on appelle le rayonnement électromagnétique, qui s’étend des ondes radio jusqu’aux rayons X et gamma en passant par l’infrarouge et l’ultraviolet. Je ferai intervenir ces feux «invisibles» et pourtant, certains très énergiques. D’autre part, les philosophes présocratiques ont également conféré à ce terme un sens plus abstrait puisque dans l’Antiquité, le feu était avec l’air, l’eau et la terre, l’un des quatre éléments décrivant la matière de l’Univers. De fait, ce concept ancien s’est transformé à partir du début du XIXe siècle en celui d’énergie qui est, peut-être, le moteur essentiel du fonctionnement et de l’évolution de l’Univers à la fois globalement et dans tous ses composants, que ce soit la matière inanimée ou la matière vivante.
Les feux extraterrestres
Le feu céleste le plus proche de nous est évidemment le Soleil (fig. 1) autour duquel notre Terre orbite à une distance de 150 millions de km [1]. Le Soleil occupe une sphère dont le rayon est de 700 000 km ; sa température de surface est de 5750 K, ce qui lui confère une couleur jaune orangé [2] ; sa masse est de 2x1027 tonnes. On note que sa surface est très active : on peut y voir comme des flammes, des taches et des jets de gaz très chauds. Il est entouré d’une «couronne» à la fois ténue et très chaude (plusieurs millions de degrés) que l’on ne peut observer que lors des éclipses totales.
L’étoile la plus proche du Soleil, qui se trouve à une distance de 4,2 années-lumière [3], porte le nom de Proxima dans la constellation du Centaure. Elle est de couleur rouge (sa température de surface n’est que de 3000 K). Sa masse est 12% et son rayon 15% ceux du Soleil.
Le Soleil et Proxima du Centaure font partie des 200 à 400 milliards d’étoiles qui constituent notre Galaxie (la Voie lactée). Celle-ci a la forme d’un disque renflé en son milieu ayant une taille d’environ 100 000 années-lumière. Elle est dite «galaxie spirale» [4] car la plupart des étoiles incluses dans ce disque forment ce que l’on appelle des «bras spiraux», qui s’enroulent à partir de ce milieu. Le Soleil est situé à 26 100 années-lumière de son centre, qui est dans la direction du Sagittaire et effectue une rotation complète autour de lui en 200 millions d’années. Ces différentes étoiles se rangent dans un diagramme conçu autour de 1910 par le Danois Ejnar Hertzsprung et l’Américain Henry N. Russell, devenu l’outil le plus efficace pour étudier le fonctionnement et l’évolution des étoiles (fig. 2).
Les feux extraterrestres sont en majorité ces étoiles qui se regroupent dans les innombrables galaxies qui peuplent le ciel. Les plus brillantes d’entre elles sont bien sûr les supernovas. Ces phénomènes très spectaculaires interviennent à raison d'un à trois tous les siècles dans une galaxie donnée.
De fait, il y a dans le ciel des «feux» encore plus intenses. Il s’agit d’une part des sursauts gamma et de l’autre des quasars.
Les sursauts gamma consistent en l’apparition inopinée dans le ciel d’une bouffée intense mais très brève (quelques secondes à quelques minutes) de rayonnements gamma [5]. De fait, ce sont les satellites militaires américains Vela, chargés de repérer d’éventuels essais nucléaires qui auraient contrevenu aux traités de non-prolifération, qui furent les premiers à en découvrir en 1967. Depuis cette date on en a détecté plus de dix mille.
L’origine extragalactique de ces phénomènes très puissants est désormais avérée. On les attribue soit à l’effondrement gravitationnel d’une étoile de très grande masse, avant qu’elle se transforme en un trou noir, c'est-à-dire un objet si dense qu’il attire et emprisonne tout y compris la lumière et tous les rayonnements électromagnétiques, ou en une étoile à neutrons [6], soit à la fusion de deux étoiles à neutrons. Dans le contexte de cet article, il est amusant de noter que l’on cherche à comprendre l’origine de ces sursauts à partir de modèles dits de «boule de feu» visant à reproduire théoriquement ces bouffées inopinées de rayonnements très énergétiques. Cette boule de feu est produite par l’expulsion de matières à des vitesses proches de celle de la lumière, chauffées soit par l’attraction induite par le trou noir résultant, soit par la fusion de deux étoiles à neutrons.
Les quasars furent découverts conjointement grâce à la radioastronomie, en particulier par le Britannique Cyril Hazard, et à l’astronomie classique du visible par le Néerlandais Maarten Schmidt en 1961, six ans avant les sursauts gamma. Mais contrairement à ceux-ci qui ont des tailles «stellaires», les quasars sont des galaxies d’un genre particulier en raison de leurs gigantesques émissions électromagnétiques. Leur nom vient de la contraction de «quasi stellar objects» : en radioastronomie ils apparaissent comme des galaxies alors que dans le visible, on semble les voir comme des étoiles. Les quasars sont, de fait, les astres les plus lumineux de l’Univers ; leurs fortes émissions visibles proviennent de la matière des noyaux de ces galaxies qui est fortement accélérée par leur trou noir supermassif central [7]. La différence entre les quasars et les autres galaxies tient à l’efficacité énergétique de leur trou noir central qui parvient même à éjecter cette matière avoisinante sous forme de jets émis perpendiculairement au plan du quasar (fig. 3).

Les feux célestes, moteurs de l’évolution de l’Univers dans son ensemble et de tous ses composants
Le feu fut pendant longtemps synonyme d’énergie. L’histoire et l’évolution de l’Univers sont marquées par trois manifestations énergétiques qui ont été mises en évidence chronologiquement dans l’ordre inverse des moments de leurs apparitions.
On sait depuis 1929-1930, grâce au prêtre belge Georges Lemaître et à l’Américain Edwin Hubble, que l’Univers est en expansion. En 1998, deux groupes d’astronomes dirigés l’un par l’Américain Saul Perlmutter et l’autre par les Américains Brian P. Schmidt et Adam Riess [8] utilisant le télescope spatial Hubble démontrèrent que cette expansion, loin de se freiner en raison du contenu matériel de l’Univers, s’accélérait au contraire. La majorité des spécialistes imagine l’existence d’une forte énergie primordiale, deux fois plus importante que la matière totale de l’Univers pour expliquer cette accélération de l’expansion cosmique.
En 1965, deux physiciens américains, Arno A. Penzias et Robert W. Wilson [9] mirent en évidence un rayonnement électromagnétique «fossile» ayant une température de 2,7K qui remplit tout l’Univers : chaque centimètre cube de celui-ci contient 400 grains de lumière ou photons émis lors du passage entre un Univers complétement ionisé et celui de maintenant de nature atomique : l’Univers est apparu d’abord très dense et très chaud. C’est ainsi qu’une seconde après le Big Bang, celui-ci avait une température de l’ordre du milliard de degrés. Jusqu’à un temps d’environ 380 000 ans, la température de l’Univers était suffisamment élevée pour que le gaz qui le constituait soit complètement ionisé. Les électrons alors «libres» pouvaient absorber et émettre continument les photons, ce qui rendait l’Univers complètement opaque. Mais quand la température de l’Univers, qui diminuait du fait de son expansion, passa sous la valeur d’un gaz d’hydrogène complètement ionisé, à savoir 10 000 K environ, les électrons de «libres» devinrent «liés» aux protons devenus les noyaux des atomes d’hydrogène. Ils perdirent alors leur capacité d’interagir avec les photons et l’Univers d’opaque devint visible. Quand l’Univers eut un âge de 380 000 ans, ce passage d’un plasma ionisé à un gaz atomique porte le nom de recombinaison et fut, de fait, une véritable transition de phase, analogue, par exemple, à la transformation de l’eau liquide en glace. La libération d’un flux électromagnétique intense accompagna cette recombinaison. Le rayonnement était alors ultraviolet. A mesure que l’expansion se poursuivit ensuite, ce rayonnement devint invisible, puis infrarouge jusqu’à devenir micrométrique aujourd’hui. La poursuite de son observation d’abord au sol puis dans l’espace à partir des années quatre-vingt-dix permit de déterminer des paramètres importants relatifs à l’histoire de l’Univers, tels que son âge fixé dorénavant à 13,7 milliards d’années.
Après la période de la recombinaison, les premières générations d’étoiles vont prendre naissance et constituer globalement une source d’énergie comparable à celle véhiculée par le rayonnement fossile. L’origine de cette énergie est différente de celle des deux autres puisqu’elle est principalement nucléaire : les étoiles dont le point figuratif se trouve sur la Séquence Principale du diagramme HR rayonnent une énergie provenant de la fusion thermonucléaire de l’hydrogène en hélium. En effet, la masse d’un noyau d’hélium est plus petite que celle de quatre noyaux d’hydrogène. La différence de masse se transforme en énergie suivant la fameuse formule E=Mc2. Comme la luminosité d’une étoile est proportionnelle à la puissance quatrième de sa masse, sa «durée de vie» est inversement proportionnelle au cube de sa masse. Le point figuratif d’une étoile comme le Soleil passera 10 milliards d’années sur la Séquence Principale du diagramme HR. Celui d’une étoile dix fois plus grosse n’y séjournera que dix millions d’années. Les étoiles géantes et supergéantes (dont le point figuratif est en haut et à droite de la Séquence Principale) tirent leur énergie d’abord de la fusion de trois héliums en un noyau de carbone 12 puis ultérieurement de la fusion de deux carbones en magnésium ou sodium et de celle de deux oxygènes en silicium et aluminium. Mais à mesure que la masse atomique des noyaux impliqués augmente, les températures des régions où se produisent ces fusions augmentent et la différence de masse entre les noyaux de départ et de fin diminue : le temps passé dans ces phases ultérieures devient très court au regard de celui passé à transformer une partie de l’hydrogène d’une étoile donnée en hélium. Pour résumer les caractéristiques essentielles des étoiles de petite et de grande masse, les premières durent longtemps (des milliards d’années) mais ont une activité nucléosynthétique insignifiante alors que les étoiles de grande masse durent peu de temps (des millions d’années) mais contribuent fortement à la synthèse d’éléments chimiques de masse atomique élevée.
Pour terminer cette évocation des feux du ciel, rappelons-nous que la vie sur Terre est tributaire du rayonnement et de la chaleur qui sont procurés à notre planète par le Soleil, que ce soit directement ou via l’assimilation de la lumière solaire par la chlorophylle des végétaux. Mis à part l’énergie nucléaire, les énergies dites fossiles et renouvelables proviennent toutes directement ou de façon différée du Soleil. D’autres feux disparus depuis longtemps parce que émis par des étoiles de grande masse ont façonné la matière terrestre, donc la nôtre puisque nous sommes «poussières de ces étoiles massives» ayant terminé leur évolution avant la formation du Soleil et de son système planétaire, comme aimaient le proclamer les regrettés Carl Sagan et Hubert Reeves ; mais c’est au Soleil que nous devons l’énergie qui nous permet de vivre.
[2] On peut remarquer que nos yeux sont particulièrement sensibles à cette couleur, sous l’effet vraisemblable de l’évolution darwinienne.
[3] Une année-lumière est la distance parcourue en une année (30 millions de secondes) par la lumière, dont la vitesse est égale à 300 000 km/s. Elle est égale à dix mille milliards de kilomètres.
[4] Les deux tiers des galaxies observables appartiennent à cette classe de galaxies spirales.
[5] Les rayons gamma sont les plus énergétiques de ceux produits par l’interaction électromagnétique. C’est ainsi que l’énergie des photons gamma peut être des milliers de fois plus grande que celle des photons X, eux-mêmes plus forts que les ultraviolets et a fortiori les visibles.
[6] Une étoile à neutrons constitue le résidu très dense (puisque une masse solaire est contenue dans un rayon de quelques kilomètres, soit un facteur de contraction de plus de cent mille par rapport à la sphère occupée par le Soleil) produit à l’issue d’une explosion de supernova. De tels astres ont été détectés pour la première fois sous forme de «pulsars» également en 1967 par la radioastronome britannique Jocelyn Bell.
[7] Toutes les galaxies, y compris la nôtre, ont en leur centre un trou noir supermassif. Celui de la Voie lactée a une masse de 4,6 millions de fois celle du Soleil, celui de la galaxie centrale de l’amas de la Vierge, M87, 6,3 milliards de masses solaires. Il y a même des trous noirs supermassifs dont les masses sont de l’ordre de 50 à 60 milliards de fois celle du Soleil.
[8] Prix Nobel de physique 2011.
[9] Prix Nobel de physique 1978.
J. Audouze, Les cent mots de l’astronomie, Que sais-je ?, n° 4171, Humensis, 2020.
J. Audouze et M.-C. Maurel, Du cosmos à la vie, Editions L’Archipel, 2023.
Pierre Potier
Ingénieur
Gravure par L. Vorsterman, 1646, d'après A. Van Dyck [1]
Nicolas-Claude Fabri de Peiresc a été surnommé le «prince des curieux» par son biographe et ami, l’astronome Pierre Gassendi. Cette heureuse formule capte bien l’essence de ce personnage fascinant, qui a passé sa vie à explorer, en ce début du XVIIe siècle, tous les domaines des connaissances humaines, les arts, l’histoire, les langues, les sciences.
1580 : Peiresc naît à Belgentier, près de Toulon, alors que la peste ravage Aix-en-Provence, où son père est magistrat. Son enfance est perturbée par les guerres de religion, particulièrement violentes en Provence. Brillant élève chez les jésuites, il part à dix-neuf ans faire le «voyage en Italie», passage obligé d’une éducation d’excellence. Il étudie à Padoue, parcourt le pays, fréquente l’élite intellectuelle, dont le savant Galilée et le futur pape Urbain VIII. Il assiste à Florence au mariage par procuration de Marie de Médicis et Henri IV, où il rencontre le peintre Rubens, âgé de vingt-trois ans, qui restera un ami fidèle. Après trois ans en Italie, il revient au pays et devient docteur en droit à Montpellier, puis voyage en Angleterre et dans les Flandres. A vingt-sept ans, il succède à son oncle comme conseiller au parlement de Provence à Aix, où il restera toute sa vie, en dehors d’un séjour de sept années à Paris où il est secrétaire du garde des Sceaux de Louis XIII. Il organise toute sa vie entre sa charge de magistrat, ses innombrables recherches humanistes et scientifiques, et son abondante correspondance.
L’homme de réseaux
Peiresc est un épistolier de haut vol : on lui compte dix mille lettres et cinq cents correspondants. Ce sont des gens de pouvoir comme Richelieu, le cardinal Barberini, des artistes comme le peintre Rubens, le poète Malherbe, des scientifiques comme Galilée, Gassendi, l’érudit Mersenne, les frères Dupuy, qui animent un cénacle de savants à Paris. Peiresc pouvait écrire jusqu’à quarante lettres par jour ! «Il regardait le monde entier comme sa famille», écrit Gassendi. Une famille qu’il n’a jamais eue au sens propre du terme car il ne s’est jamais marié.
Ses fonctions au parlement d’Aix amènent Peiresc à traiter avec les colonies, missions, comptoirs que la France possède en pays ottoman, les fameuses «Echelles du Levant» de François Ier. Dans ce vaste espace, Peiresc établit, à ses frais, un remarquable réseau d’agents, qui, sous ses instructions, recherchent, informent, achètent, expédient antiquités, livres, plantes, animaux. Ils sont soixante-dix-neuf, répartis dans une quinzaine de villes dont Constantinople, Alep, Damas, Jérusalem, Chypre, Alexandrie, Le Caire, Tripoli, Tunis, Alger. Ils sont missionnaires, capucins ou jésuites, consuls, marchands, capitaines de navire ou aventuriers comme Thomas d’Arcos : ce Français est capturé par des corsaires, vendu comme esclave, libéré deux ans plus tard, embauché par Peiresc à Tunis, puis converti à l’islam. C’est l’enfant terrible du groupe.
L'humaniste
Peiresc est passionné d’antiquités romaines, grecques, égyptiennes. Les statues, vases, stèles, médailles, amulettes, pièces de monnaie, poids et mesures, momies, arrivent dans sa résidence d’Aix.
Il est grand amateur de livres et de manuscrits, en particulier de la période byzantine. Il affectionne les documents multilingues permettant d’améliorer la connaissance des langues. Il connaît l’hébreu, le samaritain, le syriaque, l’arabe et le copte. Sa bibliothèque, une des plus riches d’Europe, contiendra plus de cinq mille ouvrages et une centaine de manuscrits.
Il pense, avec raison, que le déchiffrement des hiéroglyphes, qui est l’une de ses passions, passe par l’étude du copte, la langue parlée en Egypte avant la conquête des Arabes. Il forme un groupe de «coptisants», pour lesquels il acquiert des manuscrits coptes, de préférence multilingues. C’est le début d’un long chemin chaotique qui aboutira à Champollion deux siècles plus tard.
La chasse aux manuscrits demande souvent opiniâtreté et patience. Ainsi celle du «psautier hexalpe». Ce recueil de psaumes en six langues (dont le copte) a été détecté dans un monastère en Egypte. Peiresc exulte et ne veut pas manquer cette perle. Il négocie l’échange du manuscrit contre un calice et un plat en argent. Le navire qui le transporte est attaqué par des corsaires et le précieux psautier disparaît. Après quelques fausses pistes, on le localise à Tripoli et Peiresc parvient à le racheter. L’ouvrage arrive enfin à Aix, mais on découvre alors que ce n’est pas le fameux psautier ! D’autres auraient renoncé à sa place, mais Peiresc mobilise à nouveau ses équipes. Quelques années plus tard, le véritable psautier réapparaît à Malte. Peiresc l’achète (une troisième fois !)... pour l’offrir au cardinal Barberini (après l’avoir copié probablement).
Peiresc chasse aussi les manuscrits sur le terrain de sa chère Provence. Il écrit un Abrégé d’histoire de la Provence. Il se fait musicologue et collabore avec son ami Mersenne, qui écrit un monumental ouvrage sur la musique dont il financera la publication ; il lui envoie des instruments, des dessins, des partitions de Provence et d’Orient, dont un chant de galérien ! Son agent d’Arcos n’est pas tendre pour les chants turcs : «cela ressemble aux sifflets qu’usent en France les chasseurs de pourceaux».
Peiresc fustige ceux qui «se contentent de collectionner les antiquités pour la garniture de leurs armoires». A contrario, sa bibliothèque et son cabinet sont de vrais fouillis. Les livres et les manuscrits s’entassent en piles parmi les statues, bas-reliefs, momies, animaux empaillés, où déambulent ses chats ! Ce n’est pas une exposition, mais un lieu de travail. Il acquiert objets et manuscrits, non pour les exhiber, mais pour les étudier et stimuler d’autres recherches.
Peiresc vit aussi dans son temps et se révèle grand amateur d’art contemporain. Son «musée» contiendra deux cents peintures. Il est un farouche partisan du peintre Caravage.
Il convainc la reine Marie de Médicis de faire appel à son ami Rubens pour la série de vingt-et-une toiles géantes à la gloire des Médicis. Il règle les détails du contrat et discute la composition des tableaux (aujourd’hui au Louvre).
L’homme de science
A l’exception notable des mathématiques, aucun domaine scientifique n’échappe à la stupéfiante vitalité intellectuelle de notre érudit. Son champ de recherches couvre la botanique, l’anatomie, la zoologie, la météorologie, l’hydrologie, les marées, le magnétisme, la géologie, l’astronomie.
Il acclimate des dizaines de plantes exotiques dans le jardin de son château de Belgentier : le jasmin jaune d’Inde, le papyrus d’Egypte, la tulipe de Turquie (avant la tulipomanie hollandaise). Il cultive plus de soixante espèces de pommiers et vante les mérites de la pomme reinette dans une lettre à un prieur. Il crée une variété d’olives dites «cannelées». Il développe une pharmacopée provençale.
Peiresc aime les chats, de toutes races : persans, abyssins, syriens. Il introduit le chat d’Angora (ancien nom d’Ankara en Turquie) et en fait l’élevage. On raconte qu’ils sont les vrais gardiens de sa bibliothèque !
Il étudie les animaux exotiques : un forain passe à Aix avec un alzaron, une antilope de Nubie aujourd’hui disparue. Peiresc reçoit chez lui l’homme et la bête, la fait mesurer et dessiner. Il apprend le passage d’un éléphant à Toulon ; il s’y précipite, le mesure, évalue sa masse, étudie sa denture et conclut que la «dent de géant» de Tunis que cherche à lui vendre d’Arcos (encore lui) n’est autre qu’une molaire d’éléphant. Il montre que les caméléons se nourrissent en projetant la langue «à la façon d’un javelot». Il expérimente un des premiers microscopes. Il étudie les papillons et découvre que la prétendue «pluie de sang» qui s’est abattue sur Aix en 1608 n’est autre que le liquide rouge produit lors de la mue d’une chenille. Il dispose d’un laboratoire de dissection et il s’est longuement intéressé au mécanisme de la vision. Il montre le rôle des valvules cardiaques. Il détermine l’origine des fossiles, explique le fonctionnement de la fontaine de Vaucluse, travaille sur le canal Aix-Marseille. Cet inventaire époustouflant est loin d’être exhaustif. Abordons maintenant le domaine scientifique où ce «touche-à-tout» génial s’est le plus investi.
L'astronome
Peiresc installe un observatoire sur le toit de son hôtel de Callas (aujourd’hui disparu), d’où il domine toute la ville. Il anime un groupe d’une petite dizaine d’«astronomes provençaux», dont les figures de proue sont Joseph Gaultier et surtout Pierre Gassendi, évêque de Digne, l’ami proche qui vient souvent en voisin participer aux expériences et observations de Peiresc.
Début 1610, coup de tonnerre dans le monde de l’astronomie : Galilée annonce avoir observé quatre satellites tournant autour de Jupiter. C’est clairement de l’eau au moulin des partisans de Copernic et de l’héliocentrisme. Peiresc s’empresse d’acquérir plusieurs exemplaires de cette lunette hollandaise que Galilée vient d’utiliser. Avec ses amis, il détecte les quatre satellites et admire la régularité de leur «ballet incessant». Il note leurs positions angulaires, six fois par jour, jusqu’en 1612 ! Il déduit leurs temps de révolution autour de Jupiter, avec une meilleure précision que Galilée. Son ami, le Flamand Wendelin, qui habite non loin de là, à Forcalquier, montrera que ses résultats respectent les lois de Kepler, ce qui donne à celles-ci une portée universelle. Peiresc eut l’idée séduisante d’utiliser la «belle horloge» des satellites de Jupiter pour mesurer la longitude en mer ; mais il doit y renoncer devant la difficulté pratique à manier une lunette astronomique sur un navire.
Il décide alors de travailler sur les mesures de longitudes des cartes de la Méditerranée, qui n’ont pas beaucoup évolué depuis Ptolémée et dont les marins se plaignent. La différence de longitudes entre deux lieux est donnée par la différence des heures locales entre ces deux lieux. Peiresc projette de se servir de l’éclipse de Lune du 27 août 1635 comme top de synchronisation, car elle sera visible simultanément sur tout le pourtour méditerranéen. En chaque lieu, au moment de l’éclipse, un observateur notera l’heure locale, en mesurant la hauteur des étoiles au-dessus de l’horizon. La différence d’heures locales entre deux points donne l’écart de longitudes entre ces deux points.
Peiresc commence la planification de cette vaste «opération longitudes» sept ans en amont. Il s’assure de l’appui de l’Eglise en la personne du cardinal Barberini, neveu du pape. Il recrute son réseau d’observateurs principalement parmi les jésuites et les capucins, des gens éduqués qu’il motive par des arguments scientifiques et religieux et quelques gratifications. Les lieux concernés sont Alep, Carthage, Malte, Tunis, Padoue, Venise, Naples, Rome, Digne, Aix. Peiresc organise une véritable école d’astronomie à Aix, où chaque observateur vient se former. Il établit un protocole expérimental strict, totalement inédit à cette époque : les instruments doivent être calibrés à l’avance, notamment pour la mesure de l’heure locale.
L’expérience, qui est une première du genre, s’avère un grand succès. Il y a certes quelques données incomplètes et même manquantes (encore d’Arcos !) mais le résultat global est spectaculaire : l’écart de longitudes de la mer Méditerranée est de 42° et non de 60° comme les cartes l’indiquaient. Conséquence : la mer Méditerranée est raccourcie de mille kilomètres !
Peiresc envisage déjà d’améliorer la précision pour la prochaine éclipse, en multipliant les mesures de l’heure locale à différents points du transit de l’ombre sur les cratères de la Lune. Il veut donc faire une carte précise de ces cratères. Il est alors loin d’imaginer qu’un de ces cratères portera son nom trois siècles plus tard ! Il engage le graveur Claude Mellan, qui met l’œil à la lunette, au sommet de la montagne Sainte-Victoire en compagnie de Peiresc et Gassendi, un soir de septembre 1636. Mellan réalise les dessins et grave, en taille-douce, trois cartes de la Lune. Le projet s’arrêtera là en raison du décès de Peiresc.
Peiresc a quelques autres «premières» à son palmarès d’observateur du ciel : une nova en 1604, la nébuleuse d’Orion en 1610, et le premier amas d’étoiles découvert à la lunette, l’amas de la Crèche, en 1611.
Peiresc a renoncé à publier ses résultats sur les satellites de Jupiter pour ne pas nuire à Galilée, ami admiré et respecté. Lorsque Galilée est condamné, Peiresc, d’abord incrédule, prend à cœur sa défense, d’autant qu’il est viscéralement opposé à l’Inquisition : «Les gens de l’Inquisition sont des bêtes indignes de l’humanité», a-t-il écrit. Il envoie plusieurs lettres au cardinal Barberini, lui demandant d’implorer son oncle, le pape Urbain VIII, de se montrer clément. Il compare la punition de Galilée à celle de Socrate. Il invoque même comme excuse une erreur de Galilée : celui-ci a voulu prouver la rotation de la Terre par une théorie des marées, qui s’avère manifestement fausse. Mais ni les arguments, ni les cadeaux n’ébranlent le cardinal. Galilée témoigne de sa reconnaissance envers Peiresc dans une lettre touchante. Avec un certain courage, celui-ci organise en Allemagne la publication d’une édition latine du Dialogue, l’ouvrage qui a fait condamner Galilée, pour en assurer la diffusion en Europe.
«Un bougre comme lui»
«Le prince des curieux» s’éteint le 24 juin 1637. Il a maintenu vivace sa flamme jusqu’à la fin : la veille de sa mort, il dicte une lettre à son frère pour lui demander de faire traduire et imprimer un manuscrit éthiopien.
Sa disparition déclenche une vague d’émotion dans toute l’Europe savante. Le livre d’éloges produit par ses amis de Rome contient des hommages en quarante langues.
Par de nombreux côtés, Peiresc a été un homme de science, rigoureux, attaché à la recherche du vrai par l’observation et l’expérience. Mais comme il était d’usage à cette époque, il suivait aussi avec intérêt, sans les rejeter, les histoires de sorcières, de monstres marins et autres croyances moyenâgeuses. La révolution scientifique ne faisait que commencer et il en était un des pionniers.
Il a été chercheur prolifique, mais aussi inspirateur, organisateur, mécène.
Il n’a jamais rien publié et on ne sait pas pourquoi. Les quarante mille pages de ses notes personnelles et ses milliers de lettres (du moins celles qui n’ont pas été perdues par des héritiers négligents), encore largement inexplorées, peuvent donner de nouvelles clés sur cet homme exceptionnel et son époque. Sa prodigieuse activité intellectuelle et sa personnalité ont été et seront encore une source d’inspiration, comme ce fut le cas pour Paul Cézanne, un autre Aixois : «Ça revigore de se rappeler, quand la besogne flanche, qu’il y a à côté de vous, dans la même ville, un bougre comme lui».
[2] BnF. Département des Manuscrits. Français 12772
[3] Original: lynxxxDerivative: باسم, Public domain, via Wikimedia Commons
[4] BnF. Département des Manuscrits. Copte 16
[5] Matt Biddulph, CC BY-SA 2.0, via Wikimedia Commons.
[6] Avec l'aimable autorisation des Amis du planétarium d'Aix-en-Provence (APAP).
[7] Jan Sandberg, Attribution, via Wikimedia Commons.
[8] Hieronymus Verrazano, Public domain, via Wikimedia Commons.
[9] The MET (New York), Public Domain.
Cheny A.-M., Une bibliothèque byzantine : Nicolas-Claude Fabri de Peiresc et la fabrique du savoir, Champ Vallon Editions, 2015.
Georgelin Y., Arzano S., Les astronomes érudits en Provence: Peiresc et Gassendi Conférence des Amis de Peiresc
J. Tolbert, divers articles.
Mersenne, Correspondances
Denis Monod-Broca
Ingénieur et architecte, secrétaire général de l'Afas
Le dernier rapport du GIEC est sorti récemment. Tout le monde en parle. Qui l’a lu ? Qui en a lu quoi ? Je me suis lancé à l’assaut de la montagne...
Quelques rappels
Le GIEC (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat), ou IPCC (Intergovernmental Panel on Climate Change) en anglais, a été fondé en 1988.
Il n’est pas un organisme de recherche, ni même un organisme scientifique. Ses membres sont des experts (certains scientifiques, d’autres non) et des représentants des Etats. Ses rapports s’appuient sur les plus récents travaux scientifiques (mesures, modèles, hypothèses, projections, etc.) et composent, bien obligé, avec les préoccupations politiques des Etats.
Il a eu sa 58e session à Interlaken, en Suisse, du 13 au 17 mars 2023.
A cette occasion, qui concluait son sixième cycle d’évaluation, a été validé le rapport de synthèse des six rapports de ce sixième cycle.
Contenu du rapport de synthèse
Ce rapport de synthèse synthétise les rapports des trois groupes de travail :
- Groupe 1 : les sciences physiques du changement climatique
- Groupe 2 : les impacts, l’adaptation et la vulnérabilité
- Groupe 3 : atténuation du changement climatique (solutions envisageables, options politiques, mesures de réduction des émissions de gaz à effet de serre, coûts socio-économiques de ces options)
Il intègre les résultats-clés de trois rapports spéciaux :
- Réchauffement à +1,5°C
- Climat et terres
- Océans et cryosphère
Cela est récapitulé par le graphe ci-dessous.
Et il contient les chapitres suivants :
- Un résumé pour les dirigeants politiques
- Le rapport proprement dit (85 p.)
- Les principales constatations
- Le communiqué de presse
- Un document de présentation
Aucun de ces documents n’est disponible en français sur Internet, sauf le communiqué de presse.
Voici le lien vers le résumé pour les dirigeants politiques :
https://report.ipcc.ch/ar6syr/pdf/IPCC_AR6_SYR_SPM.pdf.
Et le lien vers la version française du communiqué de presse :
https://www.ipcc.ch/report/ar6/syr/downloads/press/IPCC_AR6_SYR_PressRelease_fr.pdf
On trouve aussi, en français, bien sûr, sur divers sites, quelques paragraphes inspirés du résumé pour dirigeants politique et/ou du communiqué de presse. Autrement dit, les simples citoyens (ainsi que la plupart des journalistes et hommes politiques sans doute) ont facilement accès au digest de l’abrégé du résumé d’une synthèse...
Quel fantastique travail est fourni par ces innombrables scientifiques et autres experts ! Or qu’en reste-t-il ? quelques formules et slogans. J’ai voulu montrer cette disproportion.
Elle interpelle, comme on dit.
Commentaire (tout personnel)
Voulons-nous vraiment voir la réalité des choses et notre responsabilité en l’affaire ?
J’ai lu avec attention le communiqué de presse.
Il mélange de façon étonnante optimisme et pessimisme.
Les premiers paragraphes sont optimistes :
- «Nous disposons de plusieurs solutions réalistes et efficaces pour réduire les émissions de gaz à effet de serre et pour nous adapter au changement climatique d'origine humaine – et ces solutions sont aujourd’hui à portée de main.»
- «Une action climatique équitable et efficace portée à l’échelle planétaire réduira non seulement les pertes et les dommages infligés à la nature et aux populations, mais nous apportera aussi d’autres avantages.»
Mais la tonalité générale est pessimiste :
- «Des mesures plus ambitieuses s'imposent de toute urgence.»
- «Cinq ans plus tard, ce défi a pris encore plus d’ampleur du fait de l'augmentation continue des émissions de gaz à effet de serre.»
- «Tout réchauffement supplémentaire aggrave rapidement [...]»
- «Sur tous les continents, des personnes meurent par suite de chaleurs extrêmes.»
Il est pétri de bonnes intentions :
- «L’instauration d’une justice climatique est essentielle, car les populations qui contribuent le moins au changement climatique en subissent des conséquences disproportionnées.»
- «Au cours de cette décennie, nous devons renforcer de toute urgence les mesures d'adaptation au changement climatique pour qu'elles puissent enfin répondre aux besoins.»
- «Il faut instaurer un développement résilient au changement climatique.»
- «Pour porter leurs fruits, ces choix doivent s'ancrer dans nos diverses valeurs, perspectives et connaissances, qui comportent les connaissances scientifiques, les connaissances autochtones et les connaissances locales.»
- «Si nous mettons en commun nos technologies, notre savoir-faire et nos mesures politiques les plus pertinentes, si nous dégageons suffisamment de ressources dès à présent, toutes les populations pourront réduire ou supprimer leur consommation à forte intensité de carbone.»
- «Les transformations de fond ont plus de chances de porter leurs fruits lorsque règne la confiance, lorsque tout le monde collabore pour se concentrer sur la réduction des risques, et lorsque les avantages et les charges se répartissent équitablement.»
- «Il s'agit d'intégrer les mesures d'adaptation au changement climatique et les mesures permettant de réduire ou d'éviter les émissions de gaz à effet de serre, en optant pour des méthodes qui nous offrent d’autres avantages.»
Mais que propose-t-il ?
Soit des mesurettes :
- «De même […] que les déplacements à pied, à bicyclette et en transport public assainissent l'air, améliorent la santé, créent des emplois et favorisent l'équité»
Soit l’appel, bien sûr, et forcément massif, au capital :
- «Nous disposons de suffisamment de capitaux sur la planète pour diminuer rapidement les émissions de gaz à effet de serre.»
- «Il nous faut investir davantage de ressources au profit du climat pour atteindre les objectifs climatiques planétaires.»
Oubliant donc de façon manifeste ce qui pourtant transparaît entre les lignes tout au long de ce texte, à savoir que l’investissement, c’est de l’activité économique, que l’activité économique, c’est de l’énergie transformée, et donc que l’investissement, c’est d’abord (même si c’est pour les diminuer à terme) plus d’émissions de gaz à effet de serre. Depuis 1988 et la création du GIEC et malgré les mesures supposément prises pour limiter les dégâts depuis toutes ces années, la situation ne fait que s’aggraver :
- «Nous devons renforcer de toute urgence les mesures d'adaptation au changement climatique pour qu'elles puissent enfin répondre aux besoins» (c’est moi qui souligne).
Une phrase dit même l’essentiel sans guère d’ambiguïté :
- «De plus, une meilleure compréhension des conséquences de la surconsommation peut contribuer à des choix plus éclairés» (c’est encore moi qui souligne).
Car nous la connaissons, la réalité : nous pays riches, nous consommons trop ; nous sommes obèses, au propre et au figuré ; nous sommes drogués à la surconsommation ; nous faisons peser le poids et les risques de notre addiction au reste du monde. Cela est, sinon dit en ces termes, au moins sous-entendu à chaque ligne de ce communiqué de presse (voir citations ci-dessus).
Faut-il autant de rapports aussi épais pour rappeler cela ?
Le mot magique, qui figurait dans une précédente publication du GIEC, n’apparaît pourtant pas dans ce document : «sobriété».
Ni les scientifiques ni la science ne sont en cause ici.
Mais où est la volonté ?
Où est la volonté de mettre les actions en accord avec les intentions ?
Même si le débat n’est pas clos avec les climato-sceptiques, climato-réalistes et autres climato-ralentistes, il n’est pas niable que notre actuel mode de vie n’est pas tenable.
Rien n’est plus difficile, lorsqu’on est alcoolique ou toxico, que d’être sobre.
Ne nous voilons pas la face, l’obstacle est considérable !
Ne nous cachons pas derrière des montagnes de rapports, affrontons l’obstacle !
L’esprit scientifique commande de ne pas se payer de mots.
Denis Monod-Broca
Ingénieur et architecte, secrétaire général de l'Afas
Le 12 août 1876, quatre ans donc après la création de l’Afas, à l’occasion de son 5e congrès annuel qui, cette année-là, se tenait à Clermont-Ferrand, ville natale de Blaise Pascal, Claude Bernard écrit ceci à sa grande amie Marie Raffalovich [1] :
«J'aurais été bien mal inspiré si j'étais venu me reposer de mes fatigues au Congrès de Clermont. Depuis que je suis arrivé j'ai été constamment en scène bien malgré moi, mais j'ai fini par accepter mon rôle. Je n'ai pu arriver ici que vendredi et dès samedi j'ai fait une conférence impromptue sur la sensibilité des plantes. Hier nous sommes allés faire une excursion à Vichy. Une autre surprise m'y attendait. A la gare, le maire, le conseil municipal, les pompiers, les Orphéons nous ont reçus. Comme j'étais un des plus vieux et des plus en vue de la bande, j'ai dû m'improviser président de l'excursion. On nous a offert un banquet de 100 couverts. Il a fallu toaster, ce qui est en général, hors de mes moyens. Néanmoins je m'en suis tiré puisqu'il n'y avait pas moyen de faire autrement. Le hasard a voulu qu'il y ait à Vichy Lord Haughton, le vice-président de l'association anglaise pour l'avancement des sciences. On l'avait invité, et sa présence a fourni tout naturellement matière à des rapprochements entre les deux associations...
«L'aimable Lord a trouvé des mots et des pensées très heureuses. Il a dit qu'il fallait unir les sciences et les lettres et qu'un congrès qui venait s'établir dans le pays de celui qui a laissé ses pensées immortelles, les Lettres Provinciales, et qui a fait des expériences de la pesanteur de l'air dans le Puy de Dôme ne pouvait pas avoir d'autre but ».
Que ce lord, vice-président de l’Association anglaise pour l’avancement des sciences, est bien inspiré de suggérer cette union des sciences et des lettres sous l’égide de Blaise Pascal !
Pascal distingue trois ordres : l’ordre du corps, l’ordre de l’esprit et l’ordre du cœur. Il tient pour essentiel de ne surtout pas les confondre, chaque ordre étant ordre dans le domaine qui est le sien.
Or nous les mélangeons à qui mieux mieux. La science, qui est de l’ordre de l’esprit, c’est-à-dire de la connaissance, de l’objectivité, et la technique, qui est de l’ordre du corps, c’est-à-dire de la chair, de la vie matérielle, de la violence, se confondent aujourd’hui complètement.
Inventeur de la pascaline, la première machine à calculer, c’est-à-dire la première machine capable de concurrencer l’homme dans sa faculté unique, la pensée consciente, Pascal avait pressenti ce qui pouvait en résulter, la confusion entre les machines et les êtres vivants, entre l’ordre du corps et celui de l’esprit.
Extrait des Pensées à propos de la pascaline : «La machine d’arithmétique fait des effets qui approchent plus de la pensée que tout ce que font les animaux ; mais elle ne fait rien qui puisse faire dire qu’elle a de la volonté comme les animaux.»
Autrement dit, ne confondons pas !
A l’heure où même Elon Musk alerte sur les risques de l’IA et de ses excès, il est bon de rappeler cette grande leçon prophétique de Pascal. Cette lettre de Claude Bernard, premier président de l’Afas, à son amie Marie Raffalovich, est une bonne occasion de le faire, au moins sommairement.
Huile sur toile, 11,5 x 9 cm. Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne. Acquisition, 1908. Inv. 1951-067.
© Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne
Marie Raffalovich (1832-1921) était une femme étonnante. Russe, scientifique, polyglotte, issue d’une famille juive de banquiers ayant fui, au milieu du XIXe siècle, Odessa, la Russie tsariste et les persécutions contre les juifs, mariée à son oncle Hermann, banquier lui aussi, installé à Paris, elle était mère de trois enfants, tenait salon et connaissait le tout-Paris intellectuel, politique et artistique.
Elle entretint une très abondante correspondance. On lui connaît près d’une centaine de correspondants, connus ou non, certains célèbres ou très célèbres, parmi lesquels Jean Jaurès, Jules Ferry, Alexandre Millerand, Paul Doumer, Edgar Quinet, Henri Bergson, Ernest Lavisse, Marcelin Berthelot, Hector Malot.
Fréquentant les cours du Collège du France, elle y fit la connaissance de Claude Bernard, se lia d’amitié avec lui, lui servit de traductrice et d’assistante, entretint avec lui une très abondante et très régulière correspondance.
Les lettres de Marie Raffalovich à Claude Bernard ont disparu. Mais 488 de ses lettres à lui, écrites entre 1869 et 1878, sont conservées à la bibliothèque de l’Institut. La lettre citée ci-dessus est l’une d’entre elles. Elle nous touche particulièrement puisqu’il y est question de l’Afas et puisque, en cette année du quatrième centenaire de sa naissance, il y est question de Blaise Pascal.
Pierre Potier
Ingénieur
(Public domain, via Wikimedia Common)
A l’heure où l’on célèbre les 400 ans de la naissance de Blaise Pascal, découvrons un personnage qui fut l’un de ses proches, Gilles de Roberval, connu pour sa fameuse balance, mais aussi grand savant : il est l’un de ces scientifiques du XVIIe siècle qui, dans le sillage de Galilée, pensent que l’expérimentation doit désormais primer sur les dogmes de la tradition scolastique.
Autodidacte, professeur et académicien
Gilles Personne, qui plus tard prendra le nom de Gilles Personne de Roberval, serait né en 1602 dans un champ de Picardie, alors que sa mère travaillait aux moissons. Le jeune Gilles reçoit du curé une solide instruction en latin et en mathématiques. Jeune homme, il part faire un tour de France, à la fois étudiant et maître d’école itinérant. A 26 ans, il se fixe à Paris et se lie d’amitié avec Marin Mersenne, religieux de l’ordre des Minimes et animateur passionné d’un groupe de scientifiques.
Roberval enseigne dans un collège puis décroche, à 32 ans, une chaire de mathématiques au prestigieux Collège Royal, au terme d’une compétition publique.
Le père Mersenne fonde son Académie en 1636 et Roberval en fait partie, de même qu’Etienne Pascal, le père du jeune Blaise, alors âgé de 12 ans. Mersenne et ses amis se réunissent tous les jeudis. Au menu, les grands sujets de l’époque : le vide, l’atomisme, la chute des corps, le son, la lumière, le pendule, les cordes vibrantes, la cycloïde, la parabole, les nombres. Ils correspondent avec Descartes, Beckmann, Hobbes, Torricelli, Fermat et toute une pléiade de scientifiques amateurs répartis sur le territoire français.
En 1655, Roberval obtient à vie la chaire du défunt Pierre Gassendi. Il y enseigne l’arithmétique, la géométrie, l’astronomie, l’optique, la mécanique, la géographie et la musique.
Lorsque Colbert fonde l’Académie des sciences (1666), Roberval en sera l’un des sept membres fondateurs.
Sans fortune personnelle, le «professeur royal» se devait de réussir, tous les trois ans, le concours de renouvellement de son poste de 1634 à 1655. Chaque candidat devait défier ses concurrents avec un problème à résoudre. Roberval réservait ses découvertes mathématiques à ces concours. C’est pourquoi il n’a publié que deux ouvrages durant sa vie. L’Académie des sciences publiera ses manuscrits, à titre posthume, en 1693, soit une cinquantaine d’années après leur rédaction. De ce fait, l’apport de Roberval à la science a été sous-estimé.
Un des grands mathématiciens du XVIIe siècle
Roberval a inventé la «méthode des indivisibles», préfigurant le calcul intégral de Newton : par la sommation de nombres infiniment petits, on peut calculer la surface délimitée par une courbe ou le volume généré par sa rotation. L’invention sera attribuée à l’Italien Cavalieri, faute de publication de Roberval.
En réponse à un défi lancé par Mersenne, Roberval calcule la surface délimitée par une cycloïde, courbe mythique, appelée «roulette» à cette époque (1634). C’est la trajectoire d’un clou sur une roue en mouvement (courbe rouge ci-dessous).
Beaucoup plus tard, Pascal lance un concours : il pose six énigmes à propos de la roulette, ignorant que quatre d’entre elles ont déjà été résolues par Roberval vingt ans auparavant ! Il écrira, sous un pseudonyme, une histoire de la roulette, où il donnera le beau rôle à Roberval.
Dans sa «méthode par les tangentes», Roberval détermine les composantes de la vitesse d’un point en mouvement le long d’une courbe. Il est considéré comme le père de la géométrie cinématique et (encore) précurseur de Newton.
Il associe algèbre et géométrie. Dans son traité sur les orgues, Mersenne détermine les longueurs des tuyaux en utilisant la méthode géométrique de Roberval («notre géomètre»), pour calculer la «moyenne proportionnelle» entre deux nombres.
Au soir de sa vie, Roberval entreprend le projet ambitieux de réécrire les Eléments d’Euclide, la bible des mathématiciens. Un retour aux sources qu’il n’aura pas le temps de mener à bien.
Théoricien de la mécanique et artisan de la fameuse balance
(Frédéric Bisson, CC BY 2.0, via Wikimedia Commons)
Roberval est le premier à définir clairement la force et à calculer la résultante de plusieurs forces.
Il applique ces principes à la conception de sa balance, qu’il présente en latin devant l’Académie des sciences, le 21 août 1669 ! Sa particularité : les plateaux sont situés au-dessus des fléaux. La pesée est indépendante de l’endroit du plateau où l’on pose l’objet, grâce à un parallélogramme articulé composé des fléaux et contre-fléaux. La balance fut d’abord fabriquée en Angleterre sous le nom de «balance française». En 1804, blocus continental oblige, la fabrication passe en France sous le nom de «balance anglaise». On finit par la nommer «balance Roberval» et sa production en grande série est lancée (1850). Elle est encore fabriquée aujourd’hui, en quantité très limitée.
Un astronome de terrain
Roberval partage avec son ami Gassendi la passion de l’observation astronomique, qui fera l’objet de treize manuscrits. Il définit une méthode de mesure de la parallaxe du Soleil ; il mesure l’élévation de l’étoile polaire, six mois durant ; il observe une éclipse de Vénus par la Lune. Il entretient de longs échanges avec Huygens sur les anneaux de Saturne.
Physicien et expérimentateur hors-pair dans la «querelle du vide»
Le Florentin Torricelli réalise une expérience fondamentale en 1644. Un tube rempli de mercure est retourné dans un bac rempli du même liquide (voir figure ci-contre : Baromètre à mercure de Torricelli, Ruben Castelnuovo (Ub), Public domain, via Wikimedia Commons). La colonne de mercure descend de A et s’immobilise en C, à une hauteur de 76 cm au-dessus du bac. Deux questions vont faire l’objet de débats passionnés : que contient la chambre AC ? comment tient la colonne BC ? Selon Torricelli, la chambre ne contient que du vide et c’est le poids de l’air pressant la surface du bac qui tient le mercure en suspension dans le tube.
Des précurseurs ont déjà démontré la pesanteur de l’air et même sa raréfaction avec l’altitude, dans les années 1630. C’est le cas de Jean Rey, médecin périgourdin et correspondant de Mersenne.
L’expérience de Torricelli déclenche, en France, la «querelle du vide». Pour les scolastiques, Torricelli a tout faux car le vide n’existe pas et l’air n’a pas de poids. Pour les cartésiens, la chambre est pleine de la «matière subtile» de Descartes. Quant aux «modernes» du groupe de Mersenne, Pascal père et fils, Roberval, Auzout, Petit, Gassendi, leurs avis évoluent en fonction des expériences qu’ils font : à Rouen, le jeune Pascal met en œuvre des tubes de 10 m de haut et des fluides variés : mercure, eau, huile, vin ! Roberval teste des variantes ingénieuses : le tube incliné, le tube chauffé, l’introduction d’une bulle d’air, d’une goutte d’eau. Dans la chambre, on enferme une mouche (qui survit), un oiseau (qui périt). Mersenne a même envisagé (sans le faire !) d’y placer un être humain, muni d’un marteau d’urgence. Aucune de toutes ces expériences ne fut vraiment concluante.
Roberval réalise alors l’expérience dite de «la vessie de carpe». On place celle-ci, bouchée, dans la chambre : à la surprise générale, elle gonfle ! Roberval déduit que l’air occupe spontanément tout l’espace disponible (pas évident à l’époque) et qu’il y a un vide, au moins partiel, dans la chambre. Il a reproduit cette expérience spectaculaire une centaine de fois en public.
Roberval réalise l’expérience cruciale dite «du vide dans le vide» qui permet, par un montage ingénieux, de faire varier et même annuler la pression de l’air sur la surface du bac et de confirmer sans équivoque la thèse de Torricelli. Auzout, et peut-être Pascal, auraient aussi réalisé séparément cette expérience (il y a débat sur la question). Quelques mois plus tard, l’expérience du Puy-de-Dôme de Pascal confirmera ces résultats.
L’Aristarque français
En 1644, paraît un petit volume présenté comme un traité traduit en latin du philosophe grec Aristarque de Samos (270 av.J.-C.), complété par des commentaires de Roberval. En réalité, il s’agit d’un canular et c’est Roberval qui a tout écrit. Le vrai Aristarque avait défendu la thèse de l’héliocentrisme, que, dans sa préface, Roberval privilégie comme «le plus simple et le plus conforme aux lois de la nature». Une dizaine d’années après la condamnation de Galilée, cette adhésion publique de Roberval au modèle copernicien, et plus encore la réédition de l’ouvrage par le père Mersenne en 1647, ne manquent pas de panache.
Précurseur de la loi d’attraction universelle
Roberval est remarquablement en avance sur son temps, et précurseur de Newton, en ce qui concerne la gravitation et la pesanteur. «Une attraction mutuelle ou un désir naturel que les corps ont de s’unir ensemble», écrit-il à Fermat. «L’attraction képlérienne est la cause du poids des corps». Newton n’aurait pas dit mieux. Il affirme aussi avec raison que le fil à plomb est dévié par une montagne proche. Descartes, qui explique tout par un système de tourbillons, qualifie d’absurde l’action à distance. Idée reprise par Huygens dans un long débat avec Roberval à l’Académie, sous la forme de vingt pages de mémoires échangés d’août à octobre 1669.
Penseur sur le rôle de la science
Roberval se montre modeste et pragmatique dans sa vision de la science. La science ne cherche pas à accéder à l’essence des choses. Elle observe les phénomènes, en note les régularités et formule les lois mathématiques qui les régissent. Il n’est pas nécessaire de connaître la nature de la lumière pour en décrire les lois. La métaphysique n’est de nul secours. Ce à quoi Descartes s’oppose, naturellement.
«Un homme fier, ardent et contentieux» (Leibnitz)
Le caractère entier et querelleur de Roberval n’est pas toujours apprécié : «Le plus grand géomètre de Paris est l'homme le plus désagréable dans la conversation» (Arnault). «Toute la compagnie trouva fort étranges la rusticité et la pédanterie de Monsieur de Roberval» (Boulliau).
S’il ne séduit pas dans les salons parisiens, Roberval est un professeur très populaire, donnant ses cours en latin ou en français dans des salles bondées de cent élèves. Ses conférences publiques sont très prisées. Il sait expliquer les choses dans un langage simple et se targue de se faire comprendre par des gens peu instruits.
Il n’est pas marié, a toujours habité au même domicile, dans le collège de ses débuts. Il semble avoir mené une vie simple, dédiée à l’enseignement et à la recherche.
Il a la confiance de Colbert. Il est l’ami de Mersenne, Gassendi et Etienne Pascal. Il a probablement donné des cours au jeune Blaise. Celui-ci fera de lui le dépositaire et le «vendeur agréé» de sa machine à calculer (qu’il va présenter à Descartes !). Les Pascal et Roberval ont beaucoup coopéré durant les expériences sur le vide.
Le conflit entre Descartes et Roberval est caricatural. Descartes est hautain et péremptoire. Roberval est plutôt prudent et habité par le doute, sauf lorsqu’il s’agit de ferrailler avec Descartes, son ennemi préféré ! Ils se sont opposés sur presque tout : le vide, l’atomisme, la gravitation, l’attraction des corps, le pendule, la métaphysique. Mersenne, leur ami commun, tentera, en vain, de les réconcilier. Sur les points importants de désaccord, l’avenir donnera raison à Roberval.
Pionnier de la science moderne
Roberval est un homme de science complet, capable tout à la fois de réfléchir à la gravitation, de calculer la surface de la cycloïde, d’observer les anneaux de Saturne, de concevoir et réaliser des expériences décisives sur la dilatation et la pesanteur de l’air, de construire une balance qui sera appréciée durant trois siècles. Acteur majeur de ce que l’on a appelé la révolution scientifique du XVIIe siècle, il est l’un des pionniers de notre science moderne.
Jacques Attali, Blaise Pascal ou le génie français, 2000.
Léon Auger, Gilles Personne de Roberval, 1962.
Louis Rougier, De Torriccelli à Pascal, 1925.
Vincent Jullien, Divers articles sur Roberval.
Jeanne Brugère-Picoux
Professeur honoraire de pathologie médicale du bétail et des animaux de basse-cour (Ecole nationale vétérinaire d’Alfort), membre de l’Académie nationale de médecine, présidente honoraire de l’Académie vétérinaire de France
Introduction
Depuis 2020, les virus du clade 2.3.4.4b de l'influenza aviaire hautement pathogène ou IAHP (H5N1) ont pour origine des virus influenza A (H5Nx) qui se sont propagés principalement via des oiseaux migrateurs dans de nombreuses régions d'Afrique, d'Asie et d'Europe [1]. La persistance inhabituelle de ces virus dans l’avifaune sauvage est à l’origine d’une panzootie désastreuse, comme nous l’avons vu en Europe, notamment en France en 2022, en Amérique du Nord dès février 2022 et en Amérique du Sud à l'automne 2022 [2]. Parallèlement, on a pu observer une augmentation des cas sporadiques de contamination des prédateurs par les oiseaux sauvages infectés et, plus récemment, l’infection d’un élevage de visons en Espagne.
Ces virus IAHP (H5Nx) du clade 2.3.4.4b reconnaissent pour origine le virus asiatique isolé dans le sud de la Chine chez l’oie en 1996 (lignée H5Nx Gs/GD), responsable de l’épizootie qui a provoqué le désastre économique que nous avons connu sur plusieurs continents, notamment en Europe à partir de 2005.
Contaminations de mammifères par le virus de la peste aviaire
Une contamination des mammifères par ce virus asiatique n’est pas une nouveauté car lors de l’épizootie de peste aviaire due à ce virus, une contamination de grands félins avait été notée dans des zoos de Thaïlande en 2004 ou chez le chat dans l’île de Rügen en Allemagne en 2006. Le chat français contaminé récemment représente le premier cas en France et non dans le monde.
C’est à partir de 2020 que l’on signale des cas sporadiques de contamination avec ce virus asiatique chez des mammifères sauvages, notamment dans des centres de soins : virus IAHP (H5N8) chez de jeunes phoques et un renard roux contaminés par des cygnes au Royaume-Uni [3], puis virus IAHP (H5N1) chez deux jeunes renards roux présentant des signes neurologiques aux Pays-Bas [4]. Les auteurs hollandais avaient alors souligné, dès novembre 2021, la nécessité de faire prendre conscience que les virus du clade 2.3.4.4b de l’IAHP (H5N1) pouvaient se transmettre sporadiquement des oiseaux aux mammifères, avec l’apparition de signes respiratoires ou nerveux, en suggérant que les humains pourraient être aussi concernés [4]. Par la suite, progressivement, les contaminations de mammifères par des virus IAHP (H5Nx) ont été signalées dans différents pays européens et américains entre 2021 et 2023 [1]. Il s’agissait principalement en Europe de phoques, de furets, de loutres, de ratons laveur, de putois, de visons, de blaireaux, de lynx ou de marsouins. Aux États-Unis, de nombreuses espèces ont été atteintes (fig. 1), soit cent-dix cas signalés d'avril 2022 au 6 janvier 2023 [2].
On peut remarquer que les études réalisées sur trois phoques atteints en Allemagne par un virus IAHP (H5N8) ont montré des charges virales surtout importantes dans le tissu cérébral et non dans l’appareil respiratoire, sans transmission à d’autres phoques [5]. Pour les auteurs, la maladie n’était pas contagieuse, l’infection étant probablement la conséquence de l’ingestion d’une eau contaminée, de fèces ou d'oiseaux infectés, avec une atteinte cérébrale par la voie nerveuse (nerf vague) à partir de l’intestin.
L’augmentation de ces contaminations sporadiques de mammifères sauvages par le virus asiatique de la peste aviaire peut s’expliquer par le fait qu’il s’agit de prédateurs ayant ingéré des oiseaux malades ou trouvés morts (ou leur environnement) en raison de la forte expansion du virus dans l’avifaune sauvage sans qu’ils soient contagieux pour leurs congénères. Une surveillance accrue de la faune sauvage peut être aussi une explication supplémentaire.
Cas particulier de l’élevage du vison en Galice
Un rapport d’Eurosurveillance du 19 janvier 2023 décrit l’infection par ce virus asiatique H5N1 clade 2.3.4.4.b dans un élevage de près de 52 000 visons d’Amérique (Neovison vison) en Galice [6]. Au début, ce fut une augmentation rapide du taux de mortalité (0,77%) début octobre 2022 qui alerta les vétérinaires, qui suspectèrent tout d’abord la Covid-19. L’autopsie des animaux atteints a permis de noter une pneumonie hémorragique ou une hépatisation pulmonaire. Deux semaines plus tard, les visons présentèrent un taux de mortalité de 4,3% avec des symptômes neurologiques et un jetage nasal hémorragique. Des prélèvements supplémentaires ont permis de démontrer qu’il s’agissait en fait d’une contamination par le virus de la peste aviaire qui avait sévi dans la sauvagine dans la région avant octobre. Les bâtiments de l’élevage ouverts partiellement ont pu permettre un contact des visons avec des oiseaux infectés (ou leurs fientes), attirés par la nourriture distribuée à base de de poisson ou de poulet. Cependant, à partir des premières cages contaminées, les auteurs ont constaté une contamination ultérieure d’autres cages, laissant supposer une transmission du virus entre les visons. Il s’agirait alors de la première observation d’une transmission inter-espèce du virus de la peste aviaire chez un mammifère. Le séquençage génétique de la souche virale isolée a montré que les animaux ont été infectés par une nouvelle variante du virus IAHP (H5N1) qui comprend le matériel génétique d'une souche trouvée chez les goélands, ainsi qu'un changement génétique [mutation (T271A) sur PB2] connu pour augmenter la capacité de certains virus influenza à se reproduire chez les mammifères.
C’est pourquoi, très rapidement, les autorités espagnoles ont décidé d’euthanasier l’ensemble des visons et de mettre en place les mesures de biosécurité pour éviter tout risque de diffusion éventuelle de ce virus aviaire à l’Homme. Il faut cependant noter que les onze membres du personnel de l’élevage en contact avec les visons se sont tous révélés négatifs, peut-être en raison du port du masque obligatoire depuis les cas de Covid-19 observés dans les élevages de vison.
Risque pour l’Homme du clade 2.3.4.4b
L’épidémie de peste aviaire liée au clade 2.3.4.4.b dans l’élevage de visons a suscité une certaine inquiétude concernant un risque éventuel pour l’Homme [7]. On connaissait la notification à l’OMS de six cas humains de grippe A (H5N1) appartenant à ce clade en Chine (un cas), en Espagne (deux cas), au Royaume-Uni (un cas) et au Vietnam (un cas), qui ont justifié une analyse de risque pour la santé humaine [8]. En fait, les quatre cas européens se sont révélés asymptomatiques ou bénins par comparaison avec les deux cas asiatiques, dont le cas chinois qui s’est révélé mortel. Tous ces cas étaient liés à des interventions dans des élevages atteints de peste aviaire ou des contacts avec des volailles vivantes (marchés, basse-cour).
Conclusion
En conclusion, les détections actuelles des virus IAHP (H5Nx) clade 2.3.4.4b chez des oiseaux sauvages, des volailles, des mammifères sauvages ou l’élevage de visons espagnols ne modifient pas le risque pour la santé du grand public, que l’on peut considérer comme très faible du fait d’une barrière d’espèce importante entre l’Homme et les volailles. Une vaccination contre la grippe humaine des personnes travaillant dans les élevages porcins et aviaires peut être recommandée.
Par mesure de précaution, la surveillance des élevages porcins peut être aussi recommandée. Lors de l’épizootie en Europe du virus IAHP (H5N8) clade 2.3.4.4b pendant l’automne-hiver 2016-2017, une surveillance renforcée a été réalisée dans des élevages mixtes porcins-volailles en France [9]. Seul un porc proche d’un élevage de canards s’est révélé séropositif sans avoir présenté de signes cliniques, comme dans le cas des contaminations humaines.
Mais il convient d’être vigilant pour surveiller l’évolution de ces virus de la peste aviaire et leur potentiel zoonotique éventuel du fait d’éventuelles mutations ou réassortiments, même si l’hypothèse d’une pandémie liée à un tel virus est heureusement loin d’être démontrée. Cette surveillance à l’interface animal/Homme des cas de grippe zoonotique est recommandée par l’OMS et l’ECDC, Santé publique France, l’Anses et le CNR Virus des infections respiratoires. Si, actuellement, la surveillance des grippes zoonotiques en France est essentiellement passive, une réflexion est en cours pour mettre en place un dispositif de surveillance active des professionnels exposés aux foyers d’IAHP comme plusieurs pays l’ont mis en place depuis 2021 (ou sont en train de le mettre en place).
Nous assistons surtout actuellement à une panzootie touchant gravement la filière avicole et les oiseaux sauvages, l’atteinte explosive actuelle de ces derniers expliquant d’une part les contaminations possibles de leurs prédateurs sauvages (sans contagiosité ultérieure dans ces espèces) et d’autre part les difficultés rencontrées pour limiter l’extension de cette virose.
[1] European Food Safety Authority, European Centre for Disease Prevention and Control, European Union Reference Laboratory for Avian Influenza, Adlhoch C, Fusaro A, Gonzales JL, Kuiken T, Marangon S, et al. Avian influenza overview September-December 2022. EFSA [Internet]. janv 2023 [cité 31 janv 2023];21(1). Disponible sur: https://data.europa.eu/doi/10.2903/j.efsa.2023.7786
[2] Schnirring Lisa. USDA reports more H5N1 avian flu in mammals, including bears. CIDRAP-University of Minnesota; 2023.
[3] Floyd T, Banyard AC, Lean FZX, Byrne AMP, Fullick E, Whittard E, et al. Encephalitis and Death in Wild Mammals at a Rehabilitation Center after Infection with Highly Pathogenic Avian Influenza A(H5N8) Virus, United Kingdom. Emerg Infect Dis. nov 2021;27(11):2856‑63.
[4] Rijks JM, Hesselink H, Lollinga P, Wesselman R, Prins P, Weesendorp E, et al. Highly Pathogenic Avian Influenza A(H5N1) Virus in Wild Red Foxes, the Netherlands, 2021. Emerg Infect Dis. nov 2021;27(11):2960‑2.
[5] Bordes L, Vreman S, Heutink R, Roose M, Venema S, Pritz-Verschuren SBE, et al. Highly Pathogenic Avian Influenza H5N1 Virus Infections in Wild Red Foxes (Vulpes vulpes) Show Neurotropism and Adaptive Virus Mutations. Richard M, éditeur. Microbiol Spectr. 23 janv 2023;e02867-22.
[6] Agüero M, Monne I, Sánchez A, Zecchin B, Fusaro A, Ruano MJ, et al. Highly pathogenic avian influenza A(H5N1) virus infection in farmed minks, Spain, October 2022. Eurosurveillance [Internet]. 19 janv 2023 [cité 31 janv 2023];28(3). Disponible sur: https://www.eurosurveillance.org/content/10.2807/1560-7917.ES.2023.28.3.2300001.
[7] Sidik SM. Bird flu outbreak in mink sparks concern about spread in people. Nature. 2 févr 2023;614(7946):17‑17.
[8] OMS. Assessment of risk associated with recent influenza A(H5N1) clade 2.3.4.4b viruses. OMS; 2022.
[9] Hervé S, Schmitz A, Briand FX, Gorin S, Quéguiner S, Niqueux É, et al. Serological Evidence of Backyard Pig Exposure to Highly Pathogenic Avian Influenza H5N8 Virus during 2016–2017 Epizootic in France. Pathogens. 18 mai 2021;10(5):621.
Jeanne Brugère-Picoux
Professeur honoraire de pathologie médicale du bétail et des animaux de basse-cour (Ecole nationale vétérinaire d’Alfort), membre de l’Académie nationale de médecine, présidente honoraire de l’Académie vétérinaire de France
L'étude «Une enquête sérologique à grande échelle chez les animaux de compagnie d'octobre 2020 à juin 2021 en France montre une exposition significativement plus élevée au Sras-CoV-2 chez les chats» [1] correspond à un projet de recherche ANR CoVet. Elle a été conduite et dirigée par trois vétérinaires, dont deux appartenant à l’Académie nationale de médecine (Eric Leroy et Serge Rosolen) et la troisième à l’Académie vétérinaire de France (Alexandra Briend-Marchal).
Il s’agit de la même équipe qui avait publié dans One Health [2] une enquête réalisée avec le CHRU de Besançon regroupant médecins, vétérinaires et chercheurs. Ils avaient alors démontré, dès 2020, l’importance d’une contamination des animaux par leur propriétaires infectés. Ils avaient aussi noté la plus forte prévalence de l’infection par le Sars-CoV-2 chez le chat (vingt chats positifs sur trente-quatre, soit 58,8%) par comparaison avec le chien (cinq chiens séropositifs sur treize, soit 38,5%).
Enfin signalons que deux des auteurs qui ont piloté cette enquête sont membres actifs de la veille informationnelle mise à jour deux fois par mois sur le site de l’Académie nationale de médecine.
De nombreuses études avaient montré, après les deux cas observés chez des chiens à Hong Kong en 2020, que l’agent de la Covid-19 (Sars-CoV-2) pouvait infecter de nombreux animaux. Ce fut surtout le cas des animaux de compagnie. Cependant, il s’agissait le plus souvent d’un nombre limité d’animaux étudiés et ce, pendant une période limitée. Ceci peut expliquer la disparité des résultats obtenus : de 0 à 14,5% chez les chiens et de 0 à 21,7% chez les chats.
Une vaste enquête sérologique réalisée d’octobre 2020 à juin 2021 (pendant les deuxième et troisième vagues de l’épidémie) chez 2036 chats et 3577 chiens prélevés lors de consultations en clinique vétérinaire a permis une évaluation plus précise de la séroprévalence en France de l’infection par le Sars-CoV-2.
Cette étude a permis de noter que les chats étaient plus souvent séropositifs que les chiens (9,3% et 5,9% respectivement). Rappelons qu'à la différence des chiens, les chats sont plus sensibles à l’infection par le Sras-CoV-2 et qu’ils peuvent se transmettre la maladie.
Comparée aux résultats observés en Europe (de 0 à 6,4%) la plus forte prévalence chez les chats français dans cette étude peut s’expliquer par le fait que les prélèvements européens ont eu lieu principalement lors de la première vague, où le virus circulait moins. Cependant il n’y a pas eu une augmentation de la séroprévalence au cours des huit mois de l’étude comme les auteurs pouvaient le penser avec la persistance des anticorps dans l’organisme. Cela pourrait s’expliquer par la persistance limitée des anticorps (deux études réalisées chez sept chiens et quatre chats infectés naturellement ont montré une persistance des anticorps variant de trois à dix mois). Si c’est le cas, cette étude sérologique réalisée sur huit mois ne refléterait pas la proportion réelle de chats infectés, avec une sous-estimation du nombre réel de chats infectés
Par ailleurs cette étude a permis de noter qu’il n’y avait pas de différence selon le sexe des animaux prélevés. Au contraire, les auteurs ont pu noter une séroprévalence plus faible chez les animaux plus âgés. Cette plus forte séroprévalence chez les jeunes animaux âgés de moins de trois ans peut s’expliquer par un plus important contact avec leur propriétaire à cette période mais aussi à une diminution plus rapide des taux d’anticorps chez l’animal âgé comme cela a été observé chez l’Homme.
Cette étude souligne l'importance d'une approche en «santé globale» face à la pandémie de Covid-19 et pose la question de la vaccination des animaux de compagnie en contact étroit avec l'Homme. En effet, on ne peut exclure un risque de recombinaison virale chez l’animal avec un risque de transmission en retour du virus vers l’Homme (rappelons la récente transmission du Sars-CoV-2 d’un chat à une vétérinaire en Thaïlande).
Bien que les animaux de compagnie ne semblent pas actuellement jouer un rôle dans la pandémie en cours, ces résultats soulignent que l'ampleur de l'infection par le Sras-CoV-2 chez les animaux de compagnie n'est pas anodine. En raison de l’importante population de chats et de chiens domestiques en contact étroit avec leurs propriétaires, les auteurs soulignent l'importance de collecter davantage de données sur la transmissibilité et la pathogénicité du Sars-CoV-2 chez les animaux de compagnie, notamment avec la surveillance des souches virales isolées (RT-qPCR, suivi par séquençage du génome entier pour identifier une éventuelle mutation). Il importe aussi de rappeler les recommandations en santé publique à mettre en œuvre pour permettre de prévenir la transmission de l'Homme.
[1] Fritz M, Elguero E, Becquart P, de Riols de Fonclare D, Garcia D, Beurlet S, Denolly S, Boson B, Rosolen SG, Cosset FL, Briend-Marchal A, Legros V, Leroy EM. A large-scale serological survey in pets from October 2020 through June 2021 in France shows significantly higher exposure to SARS-CoV-2 in cats (bioRxiv preprint doi: https://doi.org/10.1101/2022.12.23.521567), 26 décembre 2022.
[2] Fritz M, Rosolen B, Kraft E, E, Becquart P, Elguero E, Vratskikh O, Denolly S, Boson B, Vanhomwegen J, Ar Gouilh M, Kodjo A, Chirouze C, Rosolen SG, Legros V, Leroy EM. High prevalence of SARS-CoV-2 antibodies in pets from COVID-19+ households, One Health, 11 (2020), 100192 (https://doi.org/10.1016/j.onehlt.2020.100192)
Alain Delacroix
Professeur honoraire, chaire «Chimie industrielle - Génie des procédés» du Conservatoire national des arts et métiers
Le 26 septembre 1887, au congrès de l’Association française pour l’avancement des sciences, un «électricien, ingénieur à Paris» présente plusieurs appareils liés à la fée électricité : des polyscopes cliniques, une lampe de sécurité, un photophore, une lampe sous-marine et un nouvel interrupteur. Mais ce qui étonne le plus les participants, c’est l’utilisation de l’auxanoscope électrique quand ils voient projetés sur un écran les portraits de Chevreuil, de Pasteur et de divers objets.
Qui est ce Géo Trouvetout français ? Il s’agit de Gustave Trouvé qui, avec l’initiale de son prénom, a un patronyme prédestiné – G. (j'ai) trouvé ! Né en 1839 à La Haye-Descartes en Indre-et-Loire, il est le fils d’un marchand de bétail. Après des études au collège de Chinon, il apprend la serrurerie et commence en 1855 des études à l’Ecole des arts et métiers d’Angers, qu’il ne terminera pas. Il part alors à Paris et travaille chez un horloger. A partir de 1865, il habite 5 rue Montesquieu et y produit son premier brevet : une pile minuscule portative permettant l’animation des bijoux et divers objets d’art. En 1866, il déménage au 6 rue Thérèse et c’est là qu’il enregistre sa marque de fabrique Eureka – «j'ai trouvé» en grec ancien, ce qui correspond à l’initiale de son prénom et à son nom. Il va alors produire un nombre considérable d’inventions. Il aide, entre autres, Léon Foucault à résoudre le problème de la durée de rotation de son gyroscope en y installant un système électro-moteur. C'est Henri Tresca, sous-directeur au Conservatoire des arts et métiers, qui a suggéré à Foucault de rencontrer Gustave Trouvé, de vingt ans son cadet.
En 1867, il expose un fusil électrique à l’Exposition universelle de Paris, qui est très apprécié par l’empereur Napoléon III. En 1869, il présente un explorateur extracteur électrique de corps étrangers ayant pénétré dans les tissus organiques, qui sera très utile lors de la guerre de 1870. En 1873, il produit le polyscope qui sert à explorer le corps humain.
Le 1er juillet 1878, il s’installe au 14 rue Vivienne et y installe son atelier et y poursuit ses inventions : un moteur électrique, un tricycle électrique qui est le premier véhicule de ce type au monde, un bateau à propulsion électrique, une machine à coudre électrique, le polyscope et le photophore qui servent d’éclairage électrique pour l’usage des médecins mais aussi pour les spectacles, une lampe de sécurité, l’auxanoscope qui est l’ancêtre des projecteurs, etc.
En 1902, en travaillant sur un appareil utilisant la lumière ultraviolette pour traiter les maladies de peau, il se blesse, sa plaie s’infecte et il meurt de septicémie à l’hôpital Saint-Louis le 27 juillet. Gustave Trouvé n’ayant pas de descendants et ses archives à la mairie de La Haye-Descartes ayant brûlé en 1980, il tombe dans l’oubli. Même ses restes seront jetés dans la fosse commune lorsque la concession de sa tombe sera arrivée à échéance.
Pourtant on doit à Gustave Trouvé plus de soixante-dix inventions liées à l’électricité. Grâce à un historien anglais, Kevin Desmond, qui a écrit sa biographie, on commence à le réhabiliter et plusieurs plaques ont été déposées aux endroits où il a habité. Le musée national des techniques du Conservatoire national des Arts et Métiers possède dix-neuf objets construits par Gustave Trouvé, mais à ce jour, aucun n’est exposé.
Alain Delacroix
Professeur honoraire, chaire "Chimie industrielle - Génie des procédés" du Conservatoire national des arts et métiers
Au XIXe siècle, la banane est pratiquement inconnue en France car son transport par bateau est trop long et les fruits arrivent inconsommables. C’est seulement en 1900 que l’on commence à voir des bananes à la vente à Paris. Le propriétaire d’une bananeraie à Madère fait venir les fruits verts et les fait mûrir dans une mûrisserie boulevard de Rochechouart. Moyennant quoi les bananes sont très chères. Néanmoins la consommation de ce fruit augmente rapidement à Paris et en 1904, une société anglo-américaine, Fyffes, capte le marché. Cette société existe encore en 2022 et est la plus vieille entreprise liée au commerce de la banane. Après les années trente, la Martinique et la Guadeloupe vont largement augmenter leur production et en 1939, la flotte française de bananier était la quatrième flotte mondiale.
Depuis le début, le transport des bananes depuis des régions lointaines posait des problèmes car les fruits mûrissaient de façon intempestive au cours d’un voyage trop long. Elles étaient transportées vertes dans des cales autour de 12 °C avec ventilation, puis on les réchauffait dans des mûrisseries. Le chauffage était réalisé par combustion du gaz de ville. Il semblerait qu’un jour, un propriétaire de mûrisserie moderniste a voulu chauffer avec l’électricité et que les bananes ne mûrissaient plus correctement. Cela semblait prouver que ce n'était pas la chaleur uniquement qui provoquait le mûrissement des fruits.
Indépendamment de cela, on s’était rendu compte au XIXe siècle que les arbres situés à côté de lampadaires à gaz perdaient leurs feuilles plus vite que les autres. En 1901, on s’est aperçu que les semis de pois noirs présentent d’étranges symptômes quand ils sont cultivés dans une salle utilisant du gaz de charbon. En 1910, on a observé que les émanations d’oranges provoquent la maturation accélérée des bananes et enfin en 1934, on a découvert que l’éthylène est une hormone végétale. A partir de ce moment, on s’est rendu compte que c’était la très faible concentration en éthylène liée à la combustion du gaz de ville qui favorisait le mûrissement des bananes.
L’éthylène se révélant être une hormone végétale, on a voulu en trouver de nombreuses applications sur les cultures. Le problème est que l’éthylène est un gaz qui, agissant en faible concentration, ne peut être utilisé dans les champs. On a donc recherché un produit liquide ou soluble dans l’eau, susceptible de se décomposer en éthylène. Celui qui a été retenu est l’éthéphon, Cl-CH2-CH2-PO3H2, qui se décompose en éthylène, acide chlorhydrique et acide phosphorique (chlorures et phosphates). Outre l’éthylène, ses produits de décomposition aux concentrations utilisées sont inoffensifs. Quant à l’éthéphon lui-même, il a une très faible toxicité avec une LD 50 (dose létale médiane) de l’ordre de 3000 mg/kg pour le rat. Toutefois il faut prendre des précautions particulières quand il est concentré. L’éthéphon est présent dans de très nombreux produits commerciaux dont l’Ethrel. En tant que régulateur de croissance des plantes, il est très utilisé. On peut citer quelques effets :
- il prévient la verse des céréales,
- c’est une substance de croissance du riz, du blé, du coton, du café, des bananes, du tabac, etc.,
- il favorise l’éclaircissage des pommes et favorise la formation des bourgeons floraux pour l’année suivante.
Ce produit, très utilisé et aux multiples avantages, vient d’être cité dans les médias et est à l’origine d’un probable «scandale» dont ceux-ci sont friands. L’éthéphon aurait été utilisé dans des bananeraies pour faire jaunir des bananes plantain alors qu’il est interdit en Martinique dans la culture des bananes. En revanche, il est autorisé dans la culture des ananas. On en a alors profité pour le relier aux problèmes liés au chlordécone. Ces deux molécules n’ont pourtant aucun rapport. L’une est un régulateur de croissance des plantes, soluble dans l’eau et rapidement dégradée, alors que l’autre est un pesticide donc biocide, très peu soluble dans l’eau et très stable donc persistant dans l’environnement.
Il est dommage qu’une molécule aussi utile ne soit décrite dans les médias qu’à l’occasion d’un éventuel «scandale», sans donner d’informations sur ses bienfaits. Cela participe à la méfiance du public envers la chimie, et les sciences en général, ce qui n’est pas très rassurant pour l’avenir.
Jeanne Brugère-Picoux
Professeur honoraire de pathologie médicale du bétail et des animaux de basse-cour (Ecole nationale vétérinaire d’Alfort), membre de l’Académie nationale de médecine, présidente honoraire de l’Académie vétérinaire de France
Un article paru dans The Lancet le 10 août 2022 rapporte l’observation en France d’un premier cas mondial de transmission du virus de la variole du singe de l’Homme au chien [1]. Le chien contaminé appartenait à deux hommes ayant consulté à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière le 10 juin et présentant les lésions classiques de la maladie signalées depuis début mai dans leur communauté homosexuelle : asthénie, céphalées, hyperthermie, ulcérations anales et, chez l’un d’eux, éruption vésiculo-pustuleuse sur le visage, les oreilles et les jambes. L’infection virale a été confirmée par PCR sur les prélèvements réalisés chez les deux patients (peau et oropharynx pour l’un, anus et oropharynx pour l’autre). Douze jours après l’apparition de ces symptômes, leur chien lévrier mâle âgé de quatre ans, sans antécédent de maladie, a présenté des lésions cutanéo-muqueuses (pustules sur l’abdomen et fine ulcération anale). Par PCR, le virus de la variole du chien a été identifié sur divers prélèvements (pustules cutanées, anus, cavité buccale). Il était identique à celui des propriétaires (et au clade hMPXV-1, lignée B.1 répandu depuis avril 2022 dans les régions non endémiques). Les propriétaires ont signalé qu’ils dormaient avec le chien dans leur chambre tout en ayant évité tout contact de ce chien avec d’autres animaux ou des personnes dès l’apparition de leurs premiers symptômes (soit 13 jours avant les troubles cutanés chez le chien).
Le risque lié à la présence d’un chien ou d’un chat dans la chambre de son maître n’est pas nouveau. Il peut même paraître surprenant de constater le nombre de personnes acceptant de laisser leur animal dormir dans leur lit. Une enquête publiée en 2011 et réalisée de 1974 à 2010 aux Etats-Unis, aux Pays-Bas, en France et au Royaume-Uni a permis de noter que 14 à 62% des propriétaires dorment avec leur chat ou leur chien (cf. tableau). On oublie combien cette habitude peut favoriser la transmission de diverses maladies (bartonellose ou maladie des griffes du chat ; Capnocytophaga canimorsus, bactérie présente dans la salive du chien et pouvant provoquer une septicémie mortelle ; pasteurellose ; staphylococcies ; parasitoses) [2]. Dans le cas de la Covid-19, une enquête canadienne a montré que le temps passé avec un contact entre le chien et son maître n’avait pas joué un rôle dans la contamination de l’animal mais qu’il n’en était pas de même pour les chats qui étaient plus à risque d’être contaminés s’ils dormaient dans le lit de leur maître [3].
Dans cette enquête, les poxvirus n’étaient pas cités. Alors que la variole a été la première maladie pouvant être prévenue par la vaccination et ainsi la première à être éradiquée, les autres infections à poxvirus ont souvent été sous-estimées alors que certaines sont zoonotiques. En premier lieu, il faut souligner que ces poxviroses zoonotiques sont souvent bénignes, sauf chez les personnes immunodéprimées. C’est pourquoi l’infection humaine reste une zoonose sous-estimée car peu fréquente et de ce fait rarement reconnue immédiatement par le clinicien (cela a pu être aussi le cas pour la variole du singe, qui a pu ainsi se propager pendant un certain temps sans être détectée avant mai 2022 en dehors de l’Afrique du fait de son mode particulier de propagation par des relations sexuelles dans la communauté homosexuelle masculine). Les poxvirus les plus souvent rencontrés chez l’Homme sont le cowpox (orthopoxvirus) et l’ecthyma contagieux (parapoxvirus), très connu chez les petits ruminants mais beaucoup moins des particuliers propriétaires de moutons ou de chèvres «tondeuses». Dans le cas du cowpox, des cas graves exceptionnels ont cependant pu être observés. Bien que l’infection par le cowpox soit sporadique, le virus est endémique en Europe du Nord, avec une augmentation du nombre de cas depuis une vingtaine d’années, peut-être du fait de l’arrêt de la vaccination contre la variole [4]. Le réservoir de ce poxvirus est constitué par des petits rongeurs sauvages, notamment le rat d’égout ou surmulot (Rattus norvegicus), espèce dont dérive le rat domestique d’élevage, facile à apprivoiser comme rat de laboratoire ou nouvel animal de compagnie (NAC). C’est ainsi qu’en Europe nous avons connu en 2009 une épidémie humaine avec des rats importés de Hongrie en tant que NAC [5]. Le rat peut infecter l’Homme et de nombreuses espèces animales, le plus souvent par morsure (chiens, chats, bovins, chevaux, singes, lamas, éléphants…). Si les cas sont rares chez le chien (infecté par morsure de la truffe), ils sont plus fréquents chez le chat du fait de son comportement de chasseur (le premier cas félin de cowpox a été décrit en 1978). Ce contact étroit du chat avec les rongeurs explique qu’il soit la source la plus importante des infections humaines.
Dans le cas de l’orthopoxvirus de la variole du singe, en dehors des singes utilisés dans des laboratoires à partir desquels le virus fut isolé pour la première fois en 1958 (d’où la dénomination de ce virus), on ne connaît pas l’espèce hôte réservoir de ce virus. On a souvent considéré en République démocratique du Congo (RDC), où la maladie est endémique, que l’infection humaine résultait d'un contact avec un animal sylvestre infecté, bien que l’espèce hôte réservoir soit actuellement inconnue. Diverses espèces sont suspectées, qu’il s’agisse d’animaux sauvages devenus familiers ou chassés pour leur consommation (viande de brousse) : le Cricetomys gambianus (rat de Gambie), le Cercopithecus ascanius (singe à queue rousse) et les écureuils africains, en particulier les genres Funisciurus et Heliosciurus rufobrachium (écureuil soleil à pattes rouges) [6,7]. Le seul MPXV isolé d'un mammifère sauvage a été obtenu à partir d'un écureuil à cordes moribond (Funisciurus anerythrus) collecté lors d'une enquête sur une épidémie en RDC [8,9].
L’exemple de l’épidémie de variole du singe observée en mai 2003 dans le Midwest américain est significatif pour plusieurs raisons :
- elle a confirmé l’origine zoonotique suspectée en Afrique de cette poxvirose par l’importation du Ghana de rats de Gambie (ou cricétomes des savanes) [10], ces rats africains d’origine sauvage apparemment sains étant vendus comme nouveaux animaux de compagnie (NAC) ;
- ces rats de Gambie ont joué le rôle de réservoir asymptomatique comme dans le cowpox avec le rat d’égout (ou de compagnie) en contaminant dans l’animalerie des chiens de prairie (Cynomys ludovicianus), autres rongeurs NAC autochtones de la famille des Sciuridae ;
- les chiens de prairie furent malades mais aussi les vecteurs secondaires d’une contamination humaine avec 71 cas, dont plusieurs enfants ;
- les huit premiers cas humains n’ont pas été reconnus (comme ce fut le cas pour les premiers patients atteints par la nouvelle épidémie de variole du singe qui présentaient des lésions génitales) et il a fallu plus d’une semaine pour que ces cas soient signalés aux autorités de santé publique [11] ;
- ce fut la seule importante épidémie de variole simienne observée dans un pays non africain et due à des animaux de compagnie.
La contamination d’un chien par ses propriétaires faisant partie de la communauté homosexuelle, contaminée dans plus de 95% des cas observés depuis mai 2022* dans la pandémie actuelle, ajoute une nouvelle espèce sensible au MPXV. Cet agent pathogène réémergent ne se limite plus aux régions endémiques africaines et présente le risque mondial d’occuper la niche écologique laissée vacante par la variole. Le problème sera de savoir si le MPXV s’établira plus dans un réservoir animal que dans la population humaine s’il continue à se propager.
Connaissant le grand nombre d’espèces animales sensibles à un autre orthopoxvirus zoonotique (cowpox), on ne peut exclure dans ce cas la possibilité d’autres espèces sensibles au MPXV, en particulier parmi les animaux de compagnie, et le risque de rongeurs porteurs asymptomatiques. C’est pourquoi nous soulignerons à nouveau la recommandation de l’Académie nationale de médecine, dans son communiqué du 8 juillet 2022, «d’éviter le contact entre les cas et les animaux pendant la maladie jusqu’à la chute des croûtes» [13]. Une épidémiosurveillance concernant le risque d’une contamination zoonotique par le MPXV de l’Homme vers l’animal ou de l’animal vers l’Homme et l’application stricte des mesures de biosécurité préconisées pendant la période d’isolement de 21 jours dans les cas humains s’avère nécessaire.
En conclusion, nous ne pouvons que reprendre celle de notre confrère Alexis Lécu, responsable du zoo de Vincennes, à propos du Sars-CoV-2 [14] : «Les tribulations de ce virus chez l’animal nous enseignent finalement la même leçon que son apparition en 2019 : nous devons rapidement remettre de la distance avec l’animal, pour notre bien à tous».
[1] Seang S, Burrel S, Todesco E, Leducq V, Monsel G, Le Pluart D, et al. Evidence of human-to-dog transmission of monkeypox virus. The Lancet. août 2022;S0140673622014878.
[2] Chomel BB, Sun B. Zoonoses in the Bedroom. Emerg Infect Dis. févr 2011;17(2):167‑72.
[3] Bienzle D. Cats may catch Covid-19 from sleeping on their owner’s bed. EurekAlert. European Congress of Clinical Microbiology & Infectious Diseases (ECCMID, 30-Jun-2021); 2021.
[4] Rosone F, Sala MG, Cardeti G, Rombolà P, Cittadini M, Carnio A, et al. Sero-Epidemiological Survey of Orthopoxvirus in Stray Cats and in Different Domestic, Wild and Exotic Animal Species of Central Italy. Viruses. 19 oct 2021;13(10):2105.
[5] Campe H, Zimmermann P, Glos K, Bayer M, Bergemann H, Dreweck C, et al. Cowpox Virus Transmission from Pet Rats to Humans, Germany. Emerg Infect Dis. mai 2009;15(5):777‑80.
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[8] Reynolds MG, Carroll DS, Olson VA et al. C. A Silent Enzootic of an Orthopoxvirus in Ghana, West Africa: Evidence for Multi-Species Involvement in the Absence of Widespread Human Disease. The American Journal of Tropical Medicine and Hygiene. 1 avr 2010;82(4):746‑54.
[9] Jezek Z, Grab B, Szczeniowski MV, Paluku KM, Mutombo M. Human monkeypox: secondary attack rates. Bull World Health Organ. 1988;66(4):465‑70.
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[12] CDC. 2022 Monkeypox Outbreak Global Map [Internet]. 2022 [cité 16 août 2022]. Disponible sur: https://www.cdc.gov/poxvirus/monkeypox/response/2022/world-map.html.
[13] Académie nationale de médecine. Variole du singe: zoonose et infection sexuellement transmissible (IST) [Internet]. Communiqué; 2022. Disponible sur: https://www.academie-medecine.fr/variole-du-singe-zoonose-et-infection-sexuellement-transmissible-ist/.
[14] Lécu A. Covid : retour sur 30 mois de tribulations d’un virus humain chez l’animal [Internet]. The Conversation. [cité 27 juill 2022]. Disponible sur: http://theconversation.com/covid-retour-sur-30-mois-de-tribulations-dun-virus-humain-chez-lanimal-187552