Marie Calmet et François Sarano
(Éditions Actes Sud, 2025, 12€)

Impossible d’oublier la page 39: « Si, après avoir écrasé votre chien, un chauffard proposait de vous dédommager en vous achetant un autre chien, la proposition vous paraîtrait aberrante, voire choquante, car votre relation avec votre chien était unique, singulière, irremplaçable. Ce chien n’est pas une chose fongible ».
Fongible, le terme décrit « les choses qui peuvent être remplacées par n’importe quelle autre chose du même genre », rappelle l’avocate Marine Calmet1, autrice avec l’océanographe et plongeur François Sarano2 du livre « Justice pour l’étoile de mer » (éd. Actes Sud). Est-ce à dire que n’importe quelle étoile de mer peut en remplacer une autre, n’importe quel poisson un autre poisson, n’importe quel dauphin un autre dauphin ? Peut-on faire fi des écosystèmes, à l’instar de la pêche industrielle… Les êtres vivants marins sont-ils fongibles ? Et n’avons-nous finalement pour eux « pas plus de considération que pour les grains de sable du désert » (page 14) ?
Le titre, aussi intrigant soit-il, donne la clé du propos : droit et science ici sont intriqués. Et ce, dans un plaidoyer vibrant des deux auteurs pour l’Océan, aujourd’hui « pillé et empoisonné ». Vite, il faut saisir toute l’importance de ces invisibles sous la surface, tous ces êtres vivants « que nous ne croiserons jamais, tous ceux dont nous ignorons jusqu’à l’existence » qui font de l’Océan « le cœur battant de notre planète ».
Les propos de Sarano et Calmet entrent en résonance. La biologie d’abord : « Le scientifique naturaliste ne hiérarchise pas », rappelle le plongeur océanographe. A quelles espèces faudrait-il sinon accorder notre considération ? Aux cachalots ?3 […] A l’éponge (Monorhaphis chuni) qui peut vivre onze mille ans ? » Et de poursuivre son questionnement : « Où placer l’étoile de mer dont on ne connaît presque rien ? ». Faisons du juridique, ensuite : « Les animaux sauvages, sur terre comme en mer, ont le statut de ‘’res nullius’’, c’est-à-dire de ‘’choses sans maître’’ », explique l’avocate. Mais une fois hissée sur le pont d’un bateau, une étoile de mer, par exemple, « passe du statut de ‘’res nullius’’ au statut de ‘’bien’’ ». Et là, celui qui l’a attrapée a le droit d’en disposer comme bon lui semble (sauf si statut d’espèce protégée). Qu’elle soit rejetée à la mer, morte ou vive, et elle redevient une chose sans statut juridique.
Le témoignage de François Sarano qui fit une thèse sur les merlus à bord d’un chalutier a de quoi bouleverser. Car il constate aujourd’hui, à son grand désespoir, voire sa grande honte (?), qu’il n’a jadis pris aucune note sur « les autres vivants. Les oursins, les poulpes, les éponges, les coquillages, les crabes, l’étoile de mer… » qui furent coincés dans le chalut, vus comme des détritus. « Leur existence et leur mort ne seront jamais prises en considération ». Et de constater avec la juriste qu’« il y a des béances dans notre droit qui s’accordent mal avec la complexité du vivant ». Alors que « nous sommes, que nous le voulions ou non, cousins de l’étoile de mer ».
Aucune sensiblerie ici, et foin de tous ceux que les termes de biodiversité et écosystèmes continuent d’insupporter. C’est tellement plus grave, alertent les auteurs qui dénoncent « la surexploitation halieutique, la course écocidaire pour l’exploitation des fonds marins ». C’est notre survie à nous humains qui est aussi en jeu. « L’absence d’égards [envers les êtres vivants marins] n’est plus uniquement un problème éthique regrettable mais un réel obstacle à la fois biologique, pour notre survie en tant qu’espèce, et ontologique, en tant que civilisations », estiment-ils. On ne pourra pas dire qu’on ne savait pas.
Dominique Leglu
- Elle est fondatrice et présidente de l’association Wild Legal engagée pour la reconnaissance des droits de la Nature ↩︎
- Conseiller du commandant Cousteau et de Jacques Perrin, il est cofondateur de l’association Longitude 181 ↩︎
- Les admirateurs de François Sarano connaissent sa passion pour les cachalots (dont il imite les clics) en particulier ceux du clan d’Irène gueule tordue qui vivent au large de l’île Maurice. ↩︎

