Piéger les atomes

Jean Dalibard

(CNRS Éditions, 2025, 9€)

Jean Dalibard est physicien, grand spécialiste des atomes froids, «mais vraiment très froids» insiste-t-il. De fait, on parle de températures proches du zéro absolu (-273°C). Son livre est une visite guidée d’un monde étrange dont il pointe d’emblée un paradoxe : La température d’un corps n’est rien d’autre que la mesure de l’agitation désordonnée de ses atomes. Refroidir, c’est donc freiner les atomes, jusqu’à les immobiliser. On s’attend à aboutir à un monde figé où plus rien ne se passe. Rien de tel ! On découvre une physique très riche, où émergent des phénomènes nouveaux, régis par la physique quantique.

L’intérêt pour la matière froide est lié à Louis De Broglie, qui postule, en 1925 une idée révolutionnaire : à toute particule matérielle (électron, atome, molécule) est associée une onde. L’observation de cette « onde de matière » exige que la particule soit très lente et donc très froide. Refroidir pour mieux observer (puis manipuler), tel est le point de départ de cette physique du froid.

Comment refroidir la matière ? Paradoxalement, en la bombardant avec des lasers. L’atome est freiné par le choc qu’il subit lorsqu’il absorbe un photon. A température ambiante, un atome s’agite à 400 mètres par seconde. Par des coups successifs de laser judicieusement frappés dans les trois dimensions, on peut pratiquement le figer. Les atomes sont alors englués dans la lumière : la première «mélasse optique» fut créée à Stanford en 1985. Avec son équipe, Jean Dalibard a apporté des améliorations substantielles à cette technologie, tels le «Sisyphe atomique» et le «piège magnéto-optique», qui prédominent actuellement dans les laboratoires du monde.

Avec des atomes refroidis et piégés, on a pu mettre en évidence l’onde De Broglie, en s’inspirant de Thomas Young. En 1801, celui-ci avait prouvé, avec élégance, que la lumière est une onde, en la faisant passer par deux fentes parallèles. Les deux faisceaux de lumière ainsi formés s’additionnent et forment un réseau de franges sombres et claires d’interférences, signature indiscutable de la présence d’une onde.

En reproduisant, presque deux siècles plus tard, cette expérience avec des particules, on s’est réservé quelques surprises de taille. On fait tomber les atomes lentement, en chute libre, un par un ; chaque atome passe par l’une des deux fentes et illumine un point sur l’écran, situé 10 cm sous les fentes. Certaines régions de l’écran ne sont jamais impactées et restent sombres. Peu à peu, on voit apparaitre des franges d’interférence. Si l’on bouche une fente, les franges disparaissent et l’écran devient uniformément allumé. Résultat étonnant : lorsque l’atome traverse une fente, on dirait qu’il «sait» si l’autre fente est ouverte ou fermée, puisque sa trajectoire en dépend. Et, deuxième surprise : si l’on place un détecteur pour savoir par quelle fente passe chaque atome, les franges disparaissent aussi ! Tout se passe comme si l’atome passait «en même temps» par les deux fentes, à condition de ne pas être observé ! On dit qu’il est en état de «superposition» (fente A + fente B). Quoique incompréhensible, ce concept est fondamental dans toute la mécanique quantique. Cette expérience a été choisie comme la plus belle de la physique dans un sondage de physiciens.

L’auteur aborde nombre d’autres merveilles de son monde des atomes froids. Citons le condensat de Bose-Einstein prédit en 1925 et observé en 1995 ; les «tourbillons quantiques», qu’il compare à des microcyclones, un de ses «plus beaux souvenirs de recherche» ; la simulation quantique de phénomènes complexes comme la supraconductivité.

L’application la plus médiatisée de la matière froide est l’ordinateur quantique. Celui-ci est basé sur le qubit ou bit quantique (atome, ion, photon) qui se trouve, comme l’atome des fentes de Young, «en même temps» dans deux états. Il est aussi basé sur l’intrication qui lie de façon irrémédiable les états quantiques de deux objets, quelle que soit la distance qui les sépare.  L’ordinateur quantique réalise tous les calculs possibles en parallèle mais ne donne qu’un seul résultat. Si l’on recommence le calcul, on aura un résultat différent. C’est un défi pour les informaticiens qui doivent exploiter la distribution statistique des résultats. C’est aussi un défi pour les physiciens pour maintenir le stock de qubits tout au long du calcul car l’état de superposition a tendance à vite se brouiller. L’auteur décrit les solutions de trois start up françaises pour produire des qubits fiables. L’ordinateur quantique est encore loin de concurrencer l’ordinateur classique, mais c’est une aventure qui mérite d’être tentée, car les performances envisagées sont fabuleuses, du fait du parallélisme des calculs.

Jean Dalibard utilise un langage simple pour ses raisonnements et la description des expériences. La seule équation du livre est celle de l’onde de De Broglie. Des sujets aussi complexes ne peuvent évidemment pas être expliqués en profondeur en 85 pages. Mais le livre est une introduction captivante à l’un des domaines les plus prometteurs de la physique, et il apporte un nouvel éclairage, toujours bienvenu, sur la mécanique quantique.

Pierre Potier