Alain Delacroix
Professeur honoraire, chaire « Chimie industrielle – Génie des procédés » du Conservatoire national des arts et métiers

En 1876, Édouard Lucas présentait une conférence sur les lois géométriques du tissage au congrès de l’Association française pour l’Avancement des Sciences (Afas) à Clermont-Ferrand. Comme on le verra par la suite, cette conférence va avoir des conséquences inattendues. En effet, elle est liée à une polémique concernant l’histoire des mathématiques qui vient d’être publiée par Victor Tapia dans « The mathematical Intelligences »1. Cette polémique a pour objet les vraies raisons pour lesquelles le grand mathématicien russe Tchebychev s’est intéressé à la théorie mathématique de la coupe des vêtements.
Un mathématicien brillant
Édouard Lucas est un mathématicien français né à Amiens en 1842 où son père était tonnelier. Brillant élève, il intègre l’école normale supérieure. A sa sortie de l’école il travaille à l’observatoire de Paris sous la direction de Le Verrier et démissionne en 1869. Pendant la guerre de 1870, il est officier dans l’artillerie, puis devient professeur successivement aux lycées de Moulins, puis à Paris à Charlemagne et à Saint Louis.

Le mathématicien a travaillé sur la théorie des nombres et sur les suites : suite Fibonacci et suite associée dite de Lucas. Il a inventé des jeux mathématiques dont la Pipopipette dont le but est de faire des carrés sur du papier quadrillé. Ce jeu se joue à deux et le gagnant est celui qui a fait le plus de carrés. En Picardie où sont présentes à l’époque de nombreuses filatures, Edouard Lucas s’intéresse aux procédures pour élaborer les modèles de satins. En 1867 il publie : « Application de l’arithmétique à la construction de l’armure des satins réguliers puis il devient le spécialiste des mathématiques pour la filature des tissus. Ses travaux seront présentés entre 1876 et 1878 aux congrès de l’AFAS et dans la revue italienne « l’ingegnere civil » en 1880.
C’est donc lors de la séance du 21 aout 1876 qu’Édouard Lucas, professeur au lycée Charlemagne, présente sa conférence sur les lois géométriques du tissage. A cette conférence était présent Pafnuty Tchebychev, membre de l’Académie de Saint-Pétersbourg qui faisait le lendemain une conférence sur la généralisation de la formule de M. Catalan et sur une formule arithmétique qui en résulte. C’est à la suite de ce congrès que Tchebychev va s’intéresser au sujet de la relation entre les mathématiques, le tissage et la coupe des vêtements. En 1878, il va présenter au congrès de l’AFAS une conférence sur la « coupe des vêtements ».
Un intérêt pour la coupe des vêtements qui fait débat
Pafnuty Lvovitch Tchebychev est né en 1821 près de Borovsk et décède en 1894 à Saint-Pétersbourg. Il nait dans une famille aisée et nombreuse. Son père était officier dans l’armée russe mais Pafnuty qui avait une faiblesse physique ne pourra prendre la même voie. Sa famille lui donne une bonne éducation en particulier en français et en mathématiques. En 1837 il rentre à l’université de Moscou où il est influencé par le brillant mathématicien Brashman. En 1846, il soutient sa thèse. En 1850 il est professeur associé à Saint-Pétersbourg puis professeur en titre en 1860. Il effectue de nombreux voyages : France, Angleterre et Allemagne où il échange avec les mathématiciens européens. Il est connu par ses travaux en calcul des probabilités, les polynômes de Tchebychev, le théorème de Tchebychev, les filtres de Tchebychev…
Au 18e et 19e siècles, la cartographie était à la mode chez les mathématiciens et en 1856, Tchebychev a publié deux articles sur la construction des cartes géographiques. Il se trouve que la cartographie qui consiste à faire une carte plane à partir de la surface sphérique de la terre est un problème exactement contraire à la coupe des vêtements où l’on part d’une étoffe plate pour recouvrir un corps humain en trois dimensions. Le fait que Tchebychev avait travaillé sur la cartographie l’a préparé pour être inspiré par la conférence de Lucas de 1878 concernant les principes généraux pour déterminer les courbes suivants lesquelles on doit couper les pièces de tissu pour faire des vêtements bien ajustés.
C’est la raison pour laquelle Tchebychev s’est intéressé à la coupe des vêtements qui est à l’origine de la polémique décrite dans l’article de Victor Tapia. En effet, alors que Tchebychev lui-même a admis que c’est la conférence de Lucas qui a été le déclencheur de son intérêt pour la coupe des vêtements, une autre hypothèse a été fournie par Clive J. Grant en 1996. Les faits décrits par Grant sont les suivants :
« Contrairement à ses homologues modernes, Tchebychev était payé une misère par son université. Pour augmenter ses revenus, il prit des clients privés. Parmi ces derniers se trouvait le propriétaire d’une énorme affaire de textile. Avec le début de la guerre de Crimée, il y avait une gigantesque demande pour des uniformes de l’armée. On a demandé à Tchebychev de développer un moyen de couper les vêtements de façon plus économique. Toutes les personnes concernées semblaient penser que les difficultés de former la couture de l’épaule devait être la première question que Tchebychev devait résoudre. Comme on peut le supposer, il regarda le tissu non plus comme une pièce molle de matériau mais comme une sorte de réseau. Il devint si intéressé pour cela qu’il abandonna son client et a continué a développer une théorie très importante sur les réseaux câblés. Il écrivit un livre sur le sujet mais qui n’a jamais été traduit… ! »
Ces évènements de la vie de Tchebychev vont être répétés de nombreuses fois dans divers articles avec diverses présentations. Victor Tapia dans son article démontre que cette version des faits a été inventée de toutes pièces. En effet, les biographies de Tchebychev montrent que depuis qu’il était professeur en titre en 1860, il ne manquait pas de moyens. Par ailleurs la guerre de Crimée a eu lieu plus de vingt ans avant sa publication de 1878. Quant au livre, il semble qu’il n’ait jamais existé.
La conclusion de l’article de Victor Tapia est la suivante : « La leçon la plus importante que l’on doit retenir de cet épisode est le péril de citer des sources sans tester leur véracité. Dans le cas contraire nous pourrions être coupables de perpétuer des inexactitudes et des mensonges »
[1] Victor Tapia est professeur à l’Université nationale de Colombie à Bogota. L’article en question est à retrouver ici : Tapia, V. Chebyshev and Garment Cutting: Debunking Some Myths. Math Intelligencer (2025).
Edouard Lucas est, semble-t-il, la seule personne dont le décès est en relation directe avec l’AFAS ! En 1891 a lieu le congrès de l’association à Marseille. Lors du banquet, un serveur qui passe à côté de lui laisse tomber une pile d’assiettes et un éclat le blesse profondément à la joue. Il décède d’une infection liée à cette blessure le 3 octobre 1891.